« POUR le marquis Péguilin de Lauzun. »

– Heureux Péguilin ! soupira Mme de Montespan. Il a beau faire toutes les sottises du monde le roi continue à le traiter en favori. C'est pourtant un homme d'une taille peu avantageuse et d'une mine médiocre.

– Mais il compense ces deux défauts par deux grandes qualités, dit Mme du Roure. Il a beaucoup d'esprit et un je ne sais quoi qui fait que quand une dame le connaît une fois elle ne le quitte pas volontiers pour un autre.

C'était sans doute aussi l'avis de la jeune Mme de Roquelaure, que l'on trouva dans la chambre en très simple appareil ; sa servante achevait de lui passer une chemise de linon brodée de dentelles arachnéennes et destinée à ne voiler aucun des avantages de la belle. Après un moment de trouble elle se ressaisit et dit très gracieusement que, puisque M. de Lauzun envoyait de ses amies se mettre à couvert chez lui elle aurait tort de le prendre en mauvaise part. C'était bien le moins qu'on s'entraidât en une circonstance aussi exceptionnelle qu'un séjour à Versailles.

Mme du Roure était enchantée car elle avait depuis longtemps soupçonné Mme de Roquelaure d'être la maîtresse de Péguilin et elle en avait enfin la certitude. La chambre n'avait de vaste que sa lucarne ouverte sur les bois. Le lit à courtines que les valets achevaient d'y dresser l'emplissait tout entière. Lorsque tout le monde fut entré il n'y avait plus moyen d'y tourner. Heureusement, vu son exiguïté, il y faisait chaud et le feu dans la petite cheminée flambait joyeusement.

– Ça, fit Mme de Montespan en retirant ses souliers boueux, débarrassons-nous un peu de l'esprit de ce maudit Péguilin.

Elle roula aussi ses bas trempés, et ses compagnes l'imitèrent. Elles s'assirent toutes quatre sur le carreau dans leurs grandes jupes et tendirent leurs jolis pieds à la flamme.

– Si l'on mangeait des croquignoles rôties ? proposa encore Athénaïs.

La servante fut envoyée aux cuisines, en revint avec un marmiton en bonnet blanc qui portait une corbeille remplie de pâte crue et une longue fourchette à deux dents. On l'installa dans un coin de l'âtre avec ses ustensiles. Mme d'Artigny tira de son aumônière un petit tapis en peluche qu'elle étala et un jeu de cartes qu'elle se mit à battre prestement.

– Jouez-vous ? demanda-t-elle à Mme du Roure.

– Volontiers.

– Et vous, Athénaïs ?

– Je n'ai plus un sol. J'ai tout perdu hier soir chez Mme de Créqui.

Angélique se récusa. Elle voulait parler avec Mme de Montespan. Mme d'Artigny insistait ; il fallait être quatre pour sa partie. En désespoir de cause elle embaucha l'un des valets et le gâte-sauce.

– J'savions point jouer avec des cartes, M'dame, fit le gamin intimidé.

– Alors faisons une bassette, dit la comtesse en prenant un cornet à dés.

– Et moi, M'dame la Comtesse, j'avions point trop d'argent à perdre, dit le valet sournois.

Mme d'Artigny leur jeta à tous deux une bourse, tirée de son inépuisable aumônière.

– Voilà pour commencer. Et vous n'avez pas besoin de vous fendre la bouche jusqu'aux oreilles. Je m'en vais vous regagner ça en quelques coups.

Ils commencèrent à jeter les dés. Le marmiton tenait d'une main le cornet et de l'autre sa fourchette à croquignoles.

M. de Lauzun revint, accompagné d'un gentilhomme de ses amis. Celui-ci prit la place du valet. M. de Lauzun et Mme de Roquelaure s'allèrent mettre au lit. Une fois qu'ils eurent tiré les courtines on ne s'occupa plus d'eux.

Angélique prenait du bout de ses doigts les friandises brûlantes et les grignotait mélancoliquement en songeant à Philippe. Comment le réduire, comment le vaincre, ou tout au moins comment échapper à sa vindicte et ne pas lui permettre de gâcher sa destinée si péniblement échafaudée ?

Elle se rappelait les conseils de ce philosophe de la pègre Cul-de-Bois, lorsque du fond de son antre où il trônait dans son plat de bois il lui disait :

– Ne te laisse pas dominer par Calembredaine, sinon tu mourras... De l'autre mort, la pire, celle de toi-même...

Mais pouvait-on comparer le grossier Calembredaine au marquis raffiné ?... Angélique en arrivait à se demander si ce n'était pas ce dernier qui était le plus redoutable ?... Un jour viendrait où ses tracasseries stupides, comme celle des carrosses dérobés, céderaient peut-être à des voies de fait plus dangereuses. Il savait, lui, comment l'atteindre. En ses fils, ou en sa liberté. S'il lui prenait la fantaisie cruelle de torturer Florimond et Cantor ainsi qu'il l'avait déjà fait, comment pourrait-elle les défendre ?... Heureusement les deux petits garçons étaient à l'abri à Monteloup où ils se faisaient du bon sang en courant la campagne avec les petits croquants du Poitou. Leur sort n'était pas pour elle un souci immédiat. Elle se dit qu'elle était bien sotte de se morfondre en terreurs imaginaires, alors qu'elle vivait sa première nuit à la Cour, à Versailles.

Le feu devenait vif. Elle demanda à Javotte de lui passer son nécessaire et y prit deux écrans à feu en parchemin délicatement décoré. Elle offrit l'un d'eux à Mme de Montespan. La belle jeune femme admirait le coffret, qui était de cuir rouge doublé de damas blanc et ferré d'or. L'intérieur contenait, séparés par des cloisonnements, un bougeoir d'ivoire, un sac de satin noir avec dix bougies de cire vierge, un carrelet à mettre les épingles, deux petits miroirs ronds et un autre plus grand en forme d'ovale, garni de perles, deux bonnets de dentelles accompagnant une chemise de toile fine, un étui d'or à trois peignes, un autre pour les brosses.

Ces derniers objets étaient des chefs-d'œuvre, d'écaillé blonde et rouge rehaussée d'arabesques d'or.

– Je les ai fait tailler dans les carapaces de ces tortues que l'on pêche dans les mers chaudes, expliqua Angélique, il ne s'agit pas de corne de bœuf, encore moins de sabot d'âne.

– Je vois, soupira avec envie la marquise de Montespan. Ah ! que ne donnerais-je pour posséder d'aussi charmants accessoires ! Alors que c'est tout juste si je n'ai pas dû mettre mes bijoux en gage pour acquitter ma dernière dette de jeu. Je ne l'ai pas fait. Comment aurais-je pu paraître ce soir à Versailles ? Monsieur de Ventadour, auquel je dois mille pistoles, attendra. C'est un galant homme.

– Mais n'avez-vous pas été nommée fille d'honneur de la reine ? Cette charge n'est pas sans vous apporter des avantages...

– Peuh ! Une misère ! J'ai vu doubler les frais que je devais consacrer à mes toilettes. J'ai dépensé deux mille livres pour ce déguisement que je portais au ballet d'Orphée que M. Lulli a composé et qu'on a dansé à Saint-Germain. Oh ! c'était une chose charmante. Mon travesti surtout. Le ballet aussi d'ailleurs. J'étais en nymphe avec toutes sortes de fanfreluches imitant les herbes d'une source.

« Le roi était en Orphée naturellement. Il a ouvert le branle avec moi. Benserade en a parlé dans sa chronique. Le poète Loret aussi.

– On parle beaucoup en général des attentions que le roi a pour vous, fit remarquer Angélique.

Les sentiments que Mme de Montespan lui inspirait étaient assez mitigés. Elle enviait en elle, sinon sa beauté un peu semblable à la sienne, toutes deux étant poitevines de belle race, du moins sa radieuse audace d'allure et de paroles. Près d'Athénaïs, Angélique, malgré ses dons de répartie facile, se sentait inférieure et se taisait de préférence. Elle avait conscience de la grande séduction du langage de la jeune marquise : tout ce qu'il y avait d'exagéré dans ses idées était fondu et lié par une élocution délicieuse, de sorte que l'on était tout surpris de n'en être nullement choqué. Ce genre d'éloquence, où le naturel et la grâce faisaient passer, admirer même une conversation presque cynique, était un talent de famille : on l'appelait la langue Mortemart.

Les deux sœurs de Mme de Montespan, Mme de Thianges et Marie-Madeleine, la ravissante abbesse de Fontevrault, leur frère, le duc de Vivonne, en étaient, chacun, abondamment pourvus. On les redoutait, tout en se régalant de leurs discours. C'étaient aussi une famille considérable que celle des Mortemart de Rochechouart. Angélique de Sancé, possédant, comme il se doit, l'armorial de sa province, ne laissait pas d'être impressionnée par la magnificence des souvenirs qui se rattachaient à l'une des plus grandes maisons du Poitou. Jadis Edouard d'Angleterre avait donné une sienne fille à un seigneur de Mortemart. Et l'actuel duc de Vivonne avait eu pour parrain et marraine le roi et la reine mère.

Dans les yeux d'un bleu splendide de Mme de Montespan ou pouvait évoquer l'orgueil de leur un peu folle devise :

Avant que la mer fût au monde Rochechouart portait les ondes

Cela ne l'avait pas empêchée d'arriver à Paris fort pauvre, sans autres biens qu'un vieux carrosse, et de se débattre depuis son mariage dans d'odieux embarras d'argent. La jeune femme, très fière et plus sensible qu'on ne le croyait, en souffrait à pleurer. Angélique connaissait, mieux que quiconque, les humiliants problèmes dans lesquels la glorieuse Montespan se débattait. Elle avait eu maintes fois l'occasion, depuis qu'elle connaissait le ménage, de calmer à point les créanciers irascibles, en prêtant une somme qu'elle ne reverrait jamais et dont on ne songeait même pas à la remercier. Ce qui n'empêchait pas Angélique d'éprouver un plaisir certain à obliger les Montespan. Parfois elle s'interrogeait sur cette amitié singulière, se disant qu'Athénaïs était au fond très peu sympathique, et que la plus élémentaire prudence aurait même dû lui conseiller de s'écarter d'elle. Mais la vitalité de la jeune femme l'attirait. Le flair d'Angélique l'avait toujours conduite d'instinct vers ceux qui étaient destinés à réussir. Athénaïs était de ceux-là. Son ambition débordait comme la mer dont elle se prévalait ; il valait mieux la suivre et se laisser porter par le flot, que d'essayer d'aller à contre-courant.