– Oui, c'est moi, pendard de valet ! hurla Angélique, flambante de colère. Hors de ma vue immédiatement, misérable, qui as failli étrangler la femme de ton maître !

– Maâme... Maâme la marquise, bégaya La Violette, retrouvant dans son désarroi un accent paysan, c'est point ma faute. C'est M. le marquis qui... qui...

– Hors d'ici ! t'ai-je dit.

Le bras tendu, elle se mit à l'accabler du plus grand choix d'insultes qu'elle tenait à sa disposition dans le patois de son enfance. C'en était trop pour La Violette, qui s'effondra. Presque tremblant, les épaules basses, il passa devant elle et se dirigea vers la porte. Sur le seuil, il se heurta au marquis.

– Que se passe-t-il ?

Angélique savait faire face.

– Bonsoir, Philippe, dit-elle.

Il abaissa sur elle un regard d'aveugle. Mais soudain elle vit son visage se convulser, ses yeux s'agrandir dans une expression de consternation stupéfaite, puis d'effroi et peu à peu presque de désespoir.

Elle ne put s'empêcher de se retourner, persuadée qu'elle apercevrait au moins le diable derrière elle.

Elle ne vit que le vantail branlant de la porte sur lequel un des fourriers bleus avait inscrit en blanc le nom du marquis.

– Voilà ce que je vous dois ! explosa-t-il tout à coup en frappant du poing à plusieurs reprises contre la porte, voilà l'affront que je vous dois... La déconsidération, l'oubli, l'abandon du Roi... la disgrâce...

– Mais... comment cela ? fit-elle, persuadée qu'il devenait fou.

– Vous ne voyez donc pas ce qu'il y a d'écrit sur cette porte ?

– Si fait... votre nom.

– Oui, mon nom ! C'est bien cela, ricana-t-il, mon nom. Et c'est tout.

– Mais que voudriez-vous donc qu'il y ait d'autre ?

– Ce que j'y ai vu depuis des années dans toutes les résidences où j'ai suivi le Roi, et ce que votre sottise, vos insolences, vos... imbécillités me valent de voir supprimer aujourd'hui. Le POUR... Le POUR !

– Le pour... ? Pourquoi ?

– POUR monsieur le marquis du Plessis-Bellière, fit-il les dents serrées, blême de rage et de douleur. « POUR... » le mot, l'invite spéciale de Sa Majesté. Avec lequel le roi marque son amitié comme si lui-même vous accueillait au seuil de cette chambre.

Le geste avec lequel il désignait l'étroite mansarde encombrée, rendit à Angélique son sens de l'humour :

– Moi, je trouve que vous vous frappez beaucoup trop pour votre « POUR », dit-elle en se retenant d'éclater de rire. C'est un oubli d'un des fourriers, voyons, Philippe. Sa Majesté a toujours pour vous la plus grande estime. N'est-ce pas vous qui avez été désigné pour porter ce soir « le bougeoir » au coucher du Roi ?

– Eh bien, non, fit-il, et voilà bien la preuve du mécontentement du roi à mon égard. Cet insigne honneur vient de m'être retiré il y a quelques instants à peine !

Les éclats de voix du jeune homme avaient attiré dans le couloir les occupants des chambres voisines.

– Votre femme a raison, marquis, intervint le duc de Gramont, vous vous frappez à tort. Sa Majesté a pris Elle-même la peine de vous avertir que si Elle vous demandait de renoncer ce soir au « bougeoir » c'était pour en honorer le duc de Bouillon qui ne se remettait pas d'avoir été obligé de céder son service à Monsieur le Prince pendant la collation.

– Mais le POUR ? Pourquoi pas de POUR ? cria Philippe en frappant de nouveau la porte avec désespoir. C'est à cause de cette garce-là que je vois diminuer ma faveur !

– Et en quoi suis-je fautive pour votre sacré POUR ? cria à son tour Angélique gagnée par la colère.

– Vous mécontentez le roi par vos retards à ses invitations, vos arrivées intempestives...

Angélique suffoquait.

– Vous osez me reprocher cela, alors que c'est vous qui... qui... Tous mes carrosses, tous mes chevaux partis...

– En voilà assez, dit froidement Philippe.

Il leva la main. La jeune femme sentit que sa tête éclatait et elle vit papillonner l'éclat des chandelles sur un fond sombre. Elle porta la main à sa joue.

– Allons ! Allons ! marquis, dit le duc de Gramont, ne soyez pas brutal.

Angélique avait l'impression de n'avoir jamais subi pareille mortification. Giflée ! Devant ses domestiques et devant les courtisans, au cours d'une scène de ménage sordide. Le rouge de la honte au front, elle appela Javotte et Flipot, qui sortirent de la pièce un peu ahuris, l'un portant la « layette » et l'autre le manteau.

– C'est cela, dit Philippe, allez coucher où vous voudrez et avec qui vous voudrez.

– Marquis ! Marquis ! Ne soyez pas grossier, intervint une fois de plus le duc de Gramont.

– Monseigneur, « charbonnier est maître en sa cassine », répliqua l'irascible gentilhomme en fermant sa porte au nez de l'attroupement.

Angélique se fraya un passage et s'éloigna sous les commentaires faussement apitoyés et les sourires ironiques. Un bras surgissant d'une porte la happa.

– Madame, dit le marquis de La Vallière, il n'y a pas une femme dans Versailles qui ne souhaiterait recevoir de son époux l'autorisation que vous a donnée le vôtre. Prenez donc au mot ce grossier personnage et acceptez mon hospitalité.

Elle se dégagea avec impatience.

– Je vous en prie, Monsieur...

Elle voulait fuir au plus vite. En descendant les vastes escaliers de marbre, deux larmes de dépit perlaient à ses yeux.

« C'est un sot, un esprit mesquin sous des airs de grand seigneur... Un sot ! Un sot ! »

Mais c'était un sot dangereux et elle avait forgé elle-même les chaînes qui la liaient à lui, elle lui avait donné des droits redoutables, ceux d'un époux sur son épouse. Acharné à se venger d'elle, il ne lui ferait aucune grâce. Elle devinait avec quelle ténacité sournoise et quelle satisfaction il poursuivrait le but de l'asservir, de l'humilier. Elle ne connaissait qu'un défaut à son armure : le sentiment extraordinaire qu'il portait au roi et qui n'était ni de la crainte, ni de l'amour mais une fidélité exclusive, un dévouement invincible. C'était sur ce sentiment qu'il fallait jouer. Se faire du roi un allié, obtenir de lui une charge permanente à la Cour, qui obligerait Philippe à s'incliner devant ses obligations, peu à peu mettre Philippe dans l'alternative ou de déplaire au roi, ou de renoncer à tourmenter sa femme. Et le bonheur, dans tout cela ? Ce bonheur auquel, malgré tout, elle avait rêvé timidement lorsqu'un soir, dans le silence de la forêt de Nieul, la lune s'était levée toute ronde au-dessus des tourelles blanches du petit château Renaissance, pour célébrer sa nuit de noces... Amère défaite ! Amer souvenir !

Près de lui tout avait échoué.

Elle douta de ses charmes et de sa beauté. De ne pas se sentir aimée une femme ne se sent plus aimable. Pourrait-elle poursuivre le combat dans lequel elle s'était engagée ? Elle savait ses propres faiblesses. C'était de l'aimer et aussi de lui avoir fait du mal. Dans son âpre ambition, sa volonté forcenée de triompher de l'adversité, elle l'avait contraint, acculé, lui mettant en main le marché ou de l'épouser ou de jeter son nom et celui de son père à la colère du roi. Il avait préféré l'épouser, mais il ne pardonnait pas. Par la faute d'Angélique, la source sur laquelle ils auraient pu se pencher tous deux était polluée, la main qu'elle aurait pu lui tendre lui faisait horreur.

Angélique regarda ses deux mains blanches, ouvertes devant elle, avec découragement et tristesse.

– Quelle tache ne pouvez-vous y effacer, ô ravissante Lady Macbeth ? demanda près d'elle la voix du marquis de Lauzun.

Il se pencha.

– Où est le sang de votre crime ?... Mais vos menottes sont glacées, ma jolie. Que faites-vous dans cet escalier à courants d'air ?

– Je n'en sais rien.

– Esseulée ?... Avec de si beaux yeux ? C'est impardonnable. Venez donc chez moi.

Un groupe de jeunes femmes les joignit avec des exclamations. Mme de Montespan était parmi elles.

– Monsieur de Lauzun, nous vous cherchions. Ayez pitié de nous.

– Voici une pitié bien facile à faire naître en mon cœur. En quoi puis-je vous être agréable, mesdames ?...

– Logez-nous. Il paraît que le roi vous a fait construire un hôtel dans le hameau. Ici nous n'aurons même pas droit à un carreau dans l'antichambre de la reine.

– Mais n'êtes-vous pas filles de la reine vous-mêmes ainsi que Mme du Roure et Mme d'Artigny ?

– Si fait, mais notre chambre habituelle a été toute démolie par les peintres. Il paraît qu'on veut y mettre Jupiter et Mercure... au plafond. En attendant, ces dieux nous chassent...

– Eh bien, ne vous désolez pas. Je vous conduis toutes à mon hôtel.

Ils sortirent. Dehors le brouillard devenait de plus en plus dense, apportant l'odeur de la forêt proche.

Lauzun appela un laquais avec une lanterne et guida le groupe des jeunes femmes en contrebas de la colline.

– C'est ici, dit-il en s'arrêtant devant un amoncellement de pierres blanches.

– Ici ? Quoi donc ?

– Mon hôtel. Il est bien vrai que le roi m'en fait bâtir un, mais on n'a encore posé que la première pierre.

– Vous êtes un mauvais plaisant ! siffla Athénaïs de Montespan furieuse. Nous faire geler jusqu'aux moelles, patauger dans les gravats...

– Prenez garde de ne pas tomber aussi dans un trou, prévint Péguilin obligeant. On a beaucoup remué de terre par ici.

Mme de Montespan repartit, trébucha à plusieurs reprises et se tordit la cheville. Elle éclata de nouveau en imprécations et jusqu'au château décerna au marquis des épithètes que n'eussent pas désavouées les soldats du corps de garde.

Lauzun riait encore lorsque le marquis de La Vallière, en passant, lui cria qu'il allait être en retard pour « la chemise ». Le roi gagnait sa chambre et les gentilshommes se devaient d'être présents au « petit coucher » lorsque le premier valet donnerait la chemise au Grand Chambellan, qui lui-même la passerait à Sa Majesté. Le marquis de Lauzun quitta précipitamment ces dames, non sans leur confirmer qu'il leur offrait quand même l'hospitalité... dans sa chambre, qui était située « quelque part là-haut ». Les quatre jeunes femmes, suivies de Javotte, regagnèrent donc les combles où la presse était, selon l'expression de Mme de Montespan, « à faire craquer les boiseries ». Après bien des recherches elles finirent par découvrir l'inscription honorifique sur une petite porte basse :