– Te voilà donc ! La voiture a pu être réparée ?
– Bernique ! Y a plus rien à en tirer. Quand on a vu que la nuit venait, nous deux le cocher et moi, on a regagné la grand-route et on s'est fait véhiculer jusqu'ici par des tonneliers qui montaient sur Versailles.
– As-tu rencontré Mlle de Parajonc ?
– Par là-bas, fit-il avec un geste vers les bas-fonds obscurs où s'agitaient des lanternes. Elle parlait avec une autre de vos frangines de Paris et j'ai entendu qu'elle lui disait qu'elle pourrait l'emmener dans son carrosse de louage.
– J'en suis bien aise. Pauvre Léonide ! Il faudra que je lui offre un nouvel équipage.
Pour plus de sûreté elle demanda à Flipot de la conduire à travers l'invraisemblable cohue de voitures, de chevaux et de chaises à porteurs jusqu'à l'emplacement où il avait aperçu Mademoiselle de Parajonc. Elle la vit de loin et reconnut dans « l'autre frangine de Paris » la jeune Madame Scarron, cette veuve si pauvre et digne, qui venait souvent à la Cour en solliciteuse, dans l'espoir d'obtenir un jour un emploi ou une charge modeste la tirant enfin de sa perpétuelle misère.
Elles montaient toutes deux dans un carrosse public déjà bondé, occupé surtout par des petites gens dont beaucoup aussi étaient des solliciteurs. Ceux-ci s'en retournaient bredouilles de leur journée versaillaise. Le roi avait fait dire qu'il ne recevrait pas aujourd'hui les placets. Demain, après la messe.
Certains quémandeurs demeuraient sur place, quitte à dormir dans un coin de cour ou dans une écurie du hameau. D'autres, regagnant Paris, prendraient au petit matin le coche d'eau du Bois de Boulogne, puis coupant à travers bois, se retrouveraient, tenaces, dans l'antichambre du roi, leurs suppliques à la main.
La voiture publique s'ébranlait lorsque Angélique l'atteignit et elle ne put se faire voir de ses deux amies. Celles-ci repartaient enchantées de leur journée à la Cour où elles connaissaient tout le monde bien que personne ne les connût. Elles étaient de ces abeilles actives qui gravitent autour de la ruche souveraine et font leur miel du moindre incident passant à leur portée. Elles « savaient » mieux la Cour que bien des femmes qui y étaient admises d'emblée par leur haut lignage, mais manquaient d'expérience, ignorant les arcanes compliquées de l'étiquette, des prérogatives auxquelles donnaient droit le rang mais aussi parfois le favoritisme, la protection du roi ou d'un grand. Elles étaient déjà au courant sans doute de l'affront que M. le prince de Condé avait fait à M. de Bouillon en prenant la serviette pour servir le Roi. M. de Bouillon devait-il en demander réparation ? M. le Prince était-il en droit d'agir du fait de son titre et de son passé glorieux ? La Ville et la Cour allaient en discuter longuement. Léonide de Parajonc trancherait après de longs débats ce cas épineux. Mme Scarron écouterait, réfléchirait, approuverait ou ne dirait rien... Angélique se promit de les visiter sous peu. Elle avait besoin de leurs conseils. Elle mit son manteau sur ses épaules, puis donna le pain et les fruits qu'elle avait apportés au petit laquais.
– C'est rudement beau ici, marquise, chuchota le gamin, les yeux brillants. Avec les tonneliers nous avons débarqué du côté des cuisines. La Bouche du Roi, qu'ils appellent ça. Oui, la Bouche du Bon Dieu qu'on pourrait dire. Le Paradis ça ne peut pas être mieux. Il y fait chaud et il y sent bon. Tant de volailles sur les broches que ça vous donne le tourniquet... Tu marches dans la plume jusqu'aux genoux... Et tous ces cuisiniers qui vous bichonnent leurs sauces avec des manchettes de dentelles jusqu'aux phalanges, l'épée au côté, le grand ruban de je ne sais quoi sur le ventre...
N'était son titre d'invitée du roi, Angélique aurait volontiers suivi son petit domestique pour jouir à son tour du spectacle décrit. En regardant vers l'aile droite du château au rez-de-chaussée duquel étaient installées les cuisines on devinait l'animation pittoresque dans un grand flamboiement de fours et de braseros en plein air qui s'avançaient jusqu'au bord des jardins du Midi.
– J'ai vu Javotte aussi par là, dit Flipot. Elle montait installer les appartements de Mme la Marquise.
– Mes appartements ? fit Angélique surprise.
Elle n'avait pas encore envisagé dans quelles conditions elle allait passer la nuit ici.
– Paraît que c'est là-haut.
De ses grands bras toujours en girouette il désignait le ciel profondément noir où les combles du palais ne se distinguaient plus que par leurs rangées de lucarnes illuminées.
– Y avait aussi La Violette, le valet de chambre de M. le marquis, qui disait qu'on avait déjà dressé là-haut le lit du maître. Alors la Javotte voulait y porter votre baluchon. M'est avis qu'elle voulait aussi s'en faire conter un brin par La Violette...
Des claquements de fouet et des appels les contraignirent à se ranger contre le parapet qui fermait la grande cour d'entrée. Ils virent passer des fourgons et plusieurs fiacres puis deux carrosses d'où descendirent une nuée d'abbés en perruque poudrée, rabat de dentelles, redingote et bas noirs, souliers à bouclés.
On dit que c'était la Chapelle du Roi qui arrivait. Peu après ce furent les musiciens avec leurs instruments, et les choristes, un groupe d'adolescents emmitouflés jusqu'aux yeux, qu'un petit homme sanguin et agité poursuivait de recommandations hargneuses :
– N'ouvrez pas la bouche que vous ne soyez à couvert. Je vous assomme à coups de canne si vous respirez. Rien n'est plus dangereux pour la voix que le brouillard de ce maudit coin.
Angélique reconnut M. Lulli, celui qu'on appelait le Baladin du Roi et qu'elle avait plusieurs fois été entendre à Paris, dirigeant des ballets charmants dont il se prétendait l'auteur. On le soupçonnait d'imposture tant son caractère exécrable s'accordait mal avec ses œuvres.
– Déniche-moi Javotte, dit Angélique à Flipot, et quand tu l'auras trouvée tu me l'enverras ; ou plutôt reviens toi-même pour me guider vers la chambre qui m'est réservée. Je crains de me perdre.
– M'sieur le marquis vous l'a pas montrée ?
– J'ignore même où est M. le marquis, répliqua-t-elle sèchement.
– Ce mec-là... commença Flipot qui avait ses idées personnelles sur la façon dont le mari de sa maîtresse se comportait envers celle-ci.
Elle le fit taire d'une bourrade et avant de le laisser aller lui tâta par habitude les poches de sa livrée. Elle aimait bien Flipot et en aurait volontiers fait son page s'il avait pu se débarrasser de son parler argotier, de son nez morveux et de sa détestable manie de « vendanger » autour de lui de menus objets qui ne lui étaient pas destinés. Mais chacun sait qu'on se débarrasse difficilement d'une première éducation. Angélique trouva dans ses poches une tabatière, une bague, deux colliers de verroterie que devaient pleurer en ce moment quelques filles de cuisine, un mouchoir de dentelle.
– Ça va pour cette fois, lui dit-elle, sévère, mais que je ne t'y prenne jamais avec de l'or ou des montres.
– Des montres ? Pouah ! dit Flipot d'un air dégoûté. J'aime pas ces bêtes-là. Ça vous regarde et ça jaspine comme si c'était vivant.
Tandis qu'elle revenait vers les salons, l'animation ambiante ne pouvait plus la distraire de son souci. D'un instant à l'autre il lui faudrait se retrouver devant Philippe. Elle ne parvenait pas à décider d'une attitude : Furieuse ? Indifférente ? Conciliatrice ? Debout au seuil des grandes salles illuminées elle le chercha des yeux et ne le vit pas. Apercevant à une table Mme de Montausier et diverses dames dont Mme de Roure qu'elle connaissait, elle alla s'y asseoir avec l'intention de tenir une partie. Mme de Montausier la regarda d'un air saisi puis se levant elle lui dit qu'elle ne pouvait se mettre là, qu'à cette table il n'y avait que les dames qui pouvaient monter dans le carrosse de la reine et manger avec elle.
La jeune femme s'excusa. Elle n'osa plus s'asseoir à une autre table de peur de commettre un nouvel impair, et décida de partir elle-même à la recherche de sa chambre. Aux premiers étages, il n'y avait point de logements pour les courtisans. Hors les appartements royaux, d'immenses pièces de réception étaient en cours d'aménagement. Par contre les greniers offraient de multiples chambrettes grossièrement cloisonnées et réservées en principe pour la valetaille, mais où les plus grands seigneurs étaient trop contents de trouver ce soir un refuge. Il y régnait une activité de ruche, chacun allant de cellule en cellule parmi le désordre des coffres et des garde-robes qu'apportaient les domestiques, l'énervement des dames à leur toilette houspillant des servantes encombrées d'énormes robes et l'inquiétude de la plupart des invités guettant au hasard des couloirs étroits, le « trou » qui leur était réservé.
Des maréchaux-des-logis en uniforme bleu, préposés à cette tâche, achevaient d'écrire à la craie sur les portes les noms des occupants de chaque chambre. Des groupes émus les suivaient dans un murmure de déception ou de cris satisfaits. Angélique fut hélée par le malin Flipot :
– Psst ! par ici, Marquise.
Il ajouta, méprisant :
– Elle est pas grande votre « carrée ». C'est-y possible d'être logé comme ça dans le palais du Roi !
Toutes ses idées sur le luxe des grands étaient bouleversées. Javotte se présenta, les joues rouges et l'air troublé.
– J'ai là votre nécessaire, Madame. Je ne l'ai point lâché.
En pénétrant plus avant Angélique découvrit la cause de ce trouble. C'était La Violette, le premier valet de chambre de son mari.
Ce solide gaillard n'avait de modeste que son nom, La Violette. C'était un géant, jovial comme un soldat, déluré comme un Parisien, quoiqu'il fût du Poitou, et roux comme un Anglais, parmi lesquels il devait compter des ancêtres, de ceux qui occupèrent l'Aquitaine aux XIVe et XVe siècles. Bien à son aise, malgré sa taille de débardeur, dans sa livrée et dans son rôle de valet, il était souple, alerte, industrieux, toujours bavard et renseigné. Mais sa faconde disparut d'un coup lorsqu'il aperçut Angélique, et il la considéra bouche bée comme une apparition. Était-ce la même femme que quelques heures plus tôt il avait roulée comme un saucisson et remise aux bonnes sœurs du couvent des Augustines de Bellevue ?
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