Elle voulait que les hommes en rentrant le soir du travail puissent trouver la table mise et une odeur appétissante flottant déjà dans la grande salle. Les écuelles alignées sur la longue table centrale, c'était la promesse que leur appétit serait rassasié. Il y avait toujours une marmite de grog brûlant au coin de l'âtre, pour leur en verser un bol en attendant. Rien que l'odeur du grog les réconfortait et leur faisait prendre patience et aussi la vue des escabeaux rangés à l'avance devant l'âtre. Ils étaient leurs vêtements mouillés, allaient les suspendre devant le foyer du fond, puis revenaient s'asseoir devant la cheminée, et l'on échangeait quelques propos avec les dames tout en surveillant les préparatifs du repas, La plus dure privation pour eux était le tabac. Sa rareté donnait une importance aux quelques bouffées que l'on pouvait s'accorder le soir, précisément avant ou après les repas, et la perte ou le bris d'une pipe prenait des allures de drame.
Angélique fit installer à l'entrée près de la porte une sorte de râtelier où chacun déposait sa précieuse pipe après en avoir fait usage, pour la retrouver au soir, après le travail, comme une récompense. Il y en avait de toutes les formes, des petites brûlots, de très longues hollandaises, en bois, en terre et même en pierre. Eloi Macollet fumait un calumet en pierre blanche, flanqué de deux vieilles plumes toutes roussies, que lui avaient donné les Maskoutins du lac des Illinois, lorsqu'il avait été le premier Blanc à les aborder dans sa jeunesse. Durant le jour les hommes travaillaient à l'atelier ou à des travaux de déblaiement au-dehors. Le soir venu, ils se regroupaient dans la salle du poste, devenue dortoir, cuisine et réfectoire. Les paillasses étaient faites de roseaux et de branches de sapin. Jetés dessus, des vêtements de peaux et des couvertures. Dès le premier jour, Peyrac fit une répartition et vérifia que chacun eût sa suffisance pour se couvrir. Il y eut ensuite quelques trafics entre les gens frileux et ceux dont leur constitution native leur permettait de dormir dans un trou de neige en faisant de beaux rêves.
Pour les femmes et les enfants dans les chambres on avait construit des lits. Les rondins qui les composaient gardaient encore l'écorce.
Les circonstances dans lesquelles ces personnes se trouvaient réunies pour vivre une épreuve difficile, obligeaient Angélique à s'interroger sur le sens de sa présence parmi eux, sur ce qu'elle pouvait leur apporter. Le nécessaire, l'indispensable. À d'imperceptibles nuances elle découvrit que sans le savoir, sans se l'avouer, ses compagnons étaient contents de la retrouver la quand ils rentraient du travail et se rassemblaient dans la salle commune. Et peu à peu, elle cessa de se rendre chaque soir dans l'appartement des Jonas pour y passer des veillées plus paisibles entre des gens de bonne compagnie. Elle resta parmi les hommes.
Elle s'asseyait sur la petite estrade devant « son âtre » à elle où elle avait pris l'habitude de préparer ses tisanes ou ses médications. Elle épluchait une racine, triait des herbes, rangeait des petits pots d'écorce, pleins d'onguents. Elle était là, un peu en retrait, un peu au-dessus des autres, dans son coin d'estrade, un peu absente et pourtant présente. Elle ne se mêlait pas aux conversations mais il ne se passait pas une soirée sans qu'on eût à l'y mêler.
– Madame la comtesse, vous qui avez de l'entendement, que pensez-vous de ce qui dit Clovis ?...
– De quoi s'agit-il, mes amis ?
– Eh bien voilà, cet imbécile prétend...
On lui soumettait le dilemme, on se groupait près d'elle, on s'asseyait familièrement sur la marche de bois. À discourir avec eux de tout et de rien, elle commençait à les connaître mieux. Quand une querelle s'élevait dans le fond de la salle, il suffisait qu'elle hausse la tête et regarde dans cette direction pour que l'on baisse le ton aussitôt. Elle encouragea également Mme Jonas et Elvire à venir dans la salle commune. Elle sut leur démontrer combien leurs présences étaient favorables au moral des hommes. Mme Jonas traitait chacun comme un enfant en bas âge. Quand elle n'était pas là, on se sentait abandonnés, on aimait son visage rond et bienveillant, son rire apaisant. Elle riait de tout ce qu'on disait avec l'admiration d'une mère pour sa nombreuse progéniture, les rendait gais, sans qu'ils fussent tentés de dépasser les limites de la décence ou de la bonne humeur. Elvire, timide et douce, était bien parfois l'objet de leurs taquineries. On la plaisantait sur ses yeux baissés, sur son air effaré quand s'élevait un éclat de voix ou une dispute, mais, vive et accorte, elle inspirait le respect. Ayant été boulangère à La Rochelle, elle avait aussi l'habitude des gens de toutes sortes. En somme, on finit par bien s'entendre. Le soir, après avoir servi la collation, les femmes s'installaient donc devant l'âtre de droite, les hommes devant le plus vaste, au milieu. Les enfants, en se mêlant aux uns et aux autres, réclamaient une histoire, écoutant avec de grands yeux, admirant tout ce qu'on voulait bien leur proposer et contribuaient à créer cette atmosphère familiale qui repose et adoucit le cœur de l'homme. Les enfants étaient heureux à Wapassou. Ils avaient tout ce qui leur fallait : une existence toujours renouvelée, des amis pour les gâter, leur raconter des histoires mystérieuses ou terrifiantes, les genoux maternels où l'on peut se blottir. Et lorsqu'elle voyait les trois petits poucets lever vers la haute taille tutélaire de Joffrey de Peyrac leurs frimousses toujours un peu barbouillées, considérant avec confiance le gentilhomme qui leur souriait, Angélique se disait : « Le bonheur ! C'est cela le BONHEUR ! » »
Ses fils, également, Angélique pouvait les regarder vivre, dans cette intimité nouvelle, découvrant qu'ils étaient fort instruits et que leur père était pour eux un magister universel mais exigeant. Les jouvenceaux n'avaient pas le temps de bayer aux corneilles. Ils travaillaient à la mine, au laboratoire, couvraient des parchemins de calculs et dessinaient des cartes. Florimond avait la même disposition de caractère que son père, originale et avide de science et d'aventure. Cantor était différent, difficile à comprendre, quoiqu'il parût tout aussi ouvert que son aîné à l'enseignement qui lui était dispensé. Toujours unis, les deux frères s'entretenaient en anglais pendant de longues heures et venaient enfin demander à Angélique ou à leur père de les départager. C'était souvent des questions religieuses et bibliques qu'on leur avait traitées à Harvard qui les opposaient, mais aussi des discussions philosophiques plus hardies. Souvent aussi Angélique entendait le mot : « Mississippi » revenir. Florimond rêvait du passage de la mer de Chine que tous les navigants recherchaient depuis la découverte de l'Amérique, et il pensait que le grand fleuve qu'un géographe canadien et un jésuite, le père Marquette, avaient découvert récemment pouvait y conduire. Joffrey de Peyrac n'en était pas convaincu et cela tracassait Florimond.
Chapitre 8
Angélique se réjouissait chaque jour un peu plus de la présence des Jonas. Voilà des gens qui ne se laisseraient pas séduire par les charmes de la vie indienne. La saleté des sauvages avait donné des frissons à la bonne ménagère huguenote. Elle était d'une religion qui enseigne tôt à ses filles que leur bonne volonté envers le Seigneur se manifeste par la belle tenue d'une coiffe immaculée et repassée avec soin, par un lit bien fait, bien net, une table bien mise, et que négligence signifie péché.
M. Jonas, lui, était également précieux. Sa bonhomie, son caractère bienveillant contribuaient à maintenir un état d'équilibre dans la petite société. Il avait une façon de se redresser et de lancer « hum ! hum ! » quand il entendait un propos qui ne lui convenait pas, qui arrêtait le plus hardi. Il avait pris en main les protestants, c'est-à-dire, en plus de sa famille, les trois Anglais, et le dimanche leur lisait la Bible en français mais d'une voix si solennelle que les Anglais eux-mêmes l'écoutaient, frappés de la gravité du lecteur. Peu à peu les catholiques prirent l'habitude de venir rôder à cette heure-là dominicale autour de M. Jonas. « Après tout, c'est la même Bible pour tous », disait-on, et il y a de belles histoires dans ce livre-la... M. Jonas était également apprécié par les mineurs car il n'avait pas son pareil pour fabriquer de petits instruments délicats nécessaires à leurs manipulations. Il avait emporté de La Rochelle sa loupe d'horloger.
Tout le monde fut désolé lorsque, vers la fin de novembre, le brave homme souffrit d'une fluxion des dents qui l'obligea de garder le lit. Angélique, après avoir essayé en vain tisanes et cataplasmes, s'inquiéta et comprit qu'il fallait employer les grands moyens.
– Je dois vous arracher le chicot, monsieur Jonas, sinon votre sang va se gâter.
Sur ses indications, il fabriqua lui-même les instruments de son supplice : une petite tenaille et un levier de même taille, avec fourche. Angélique n'avait jamais pratiqué ce genre d'opération, mais elle avait quelquefois assisté le Grand Mathieu, au Pont-Neuf, à Paris. Malgré ses rodomontades, son orchestre et ses braillements, le charlatan populaire était aussi un homme habile. Il estimait qu'une tenaille passée à l'eau-de-vie avant l'opération peut avoir une influence bénéfique. Il avait remarqué que l'humeur se mettait plus rarement dans les plaies lorsqu'il l'avait traitée ainsi ou passée au feu. Pour plus de précaution, Angélique fit les deux. Elle trempa les instruments dans l'alcool et les flamba.
Clovis l'Auvergnat tenait la tête du patient. Il était le partenaire habituel du pauvre horloger dans ses travaux et elle l'avait réquisitionné à ce titre et aussi parce qu'il était d'une force herculéenne.
Angélique ayant imprégné la gencive d'une décoction insensibilisante très concentrée de clous de girofle porta hardiment sa tenaille et le levier à l'emplacement suspect. La dent vint sans trop de douleurs, ni de reprises. Maître Jonas n'en revenait pas.
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