Angélique se tourna vers Cantor qui avait suivi la scène d'un air farouche.

– Laisse-la donc tranquille avec cette histoire du Vieil Homme sur la montagne. Si elle ne le voit pas, c'est sans importance. Tu l'humilies à plaisir.

– Elle est sotte et paresseuse.

– Non. Elle a quatre ans. Quand deviendras-tu raisonnable, Cantor ? Tu es stupide de chercher querelle à une enfant de cet âge.

– Tout le monde la gâte et l'encense, dit Cantor buté.

Il s'éloigna en marmonnant à la cantonnade.

– Libre aux autres d'être l'esclave de cette bâtarde. Moi, non !...

Angélique reçut le choc au cœur. Elle fut la seule à entendre ces paroles. C'était bien à elle qu'elles étaient destinées. Elle demeura sur place, figée, paralysée sous une douleur soudaine, puis elle se rendit dans sa chambre et s'y enferma. Sa première réaction aurait été de gifler Cantor, de le secouer comme un prunier et de... oui, elle aurait bien été capable de l'assommer à coups de crosse. Elle était vibrante de rage contre la morgue et la grossièreté de ce gamin, qu'on aimait, qu'on entourait, qui avait un père qui l'instruisait avec patience, des amis, presque des serviteurs déférents, car il était le fils du maître et savait tenir sa place, et qui se permettait encore de jouer en face d'elle à l'enfant outragé. Il avait été son secret tourment pendant leurs mois d'hiver, car, malgré les bons moments où elle parlait avec ses fils, riait ou chantait avec eux – Cantor grattant sa guitare et alors il devenait gai et bon compagnon – elle n'avait cessé de sentir en lui une réticence, et peu à peu une animosité secrète. Le temps, loin d'arranger les choses, semblait les envenimer. Les sentiments de Cantor demeuraient enfouis, inavoués, et elle ne savait s'il lui en voulait toujours d'avoir été si longtemps séparée d'eux, ce qui était puéril, ou si, la jugeant avec une intransigeance enfantine, il n'acceptait pas qu'elle eût mené une vie libre loin de son père. Il y avait de tout cela sans doute et Angélique avait reculé devant la difficulté d'expliquer à son fils qu'un « veuvage » de quinze années avait donné quelques excuses aux libertés qu'elle avait prises et qui étaient le plus souvent imposées par les circonstances. Angélique pensait : la jeunesse est intransigeante et doit mûrir pour comprendre certaines choses. Dans l'existence elle s'était donné ces prétextes pour garder le silence. Mais elle ne pouvait plus se dissimuler qu'elle avait choisi là une solution de paresse. Angélique savait parfaitement que la jeunesse peut tout comprendre si on l'éclaire. C'était elle qui ne s'était pas sentie mûre pour ce rôle.

Elle n'avait pas eu le courage de toucher au passé terrible, et surtout en face d'eux. Elle avait eu peur aussi de leurs réactions, peur des siennes surtout. Car elle savait bien que, dans la jeunesse, il y a le meilleur de tout : jugement sûr, cœur ardent, esprit de justice infini. Elle avait considéré ses fils comme des enfants et non comme les jeunes gens de quinze et dix-sept ans qu'ils étaient. Elle ne leur avait pas fait confiance et maintenant Cantor répondait à cette méfiance par l'hostilité d'un cœur blessé qui n'a pas reçu réparation. Avec Florimond, la situation était plus simple. D'emblée il acceptait. Il avait le caractère plus léger, plus détaché que son frère. Depuis l'antichambre du roi jusqu'aux cales des navires, il en avait tant vu ! Très peu lui importait à lui s'il arrivait toujours à son but et s'en tirait sans dommage.

Elle aurait juré qu'il avait déjà une certaine expérience des choses de l'amour. Son frère, en revanche, plus jeune, moins souple, de tempérament moins heureux, prenait tout au sérieux. Et Angélique se demandait si elle avait eu raison de le tenir à l'écart ou si au contraire il ne se serait pas hérissé plus encore devant des confidences. Elle se le demandait, ne pouvant décider. Elle tournait en rond dans sa chambre, le traitant en elle-même de petit imbécile, d'ingrat, de sans-cœur, prise de l'envie de lui crier qu'il s'en allât... qu'elle ne le revoie plus puisque c'était ainsi. Ce n'était pas la peine que Dieu leur ait permis de se retrouver tous !... Puis elle se calmait, car le sentiment la pénétrait qu'il était encore un enfant, son enfant, et que c'était donc à elle d'aller à lui et d'essayer de dénouer ce nœud de rancœurs qui le rendait si difficile à vivre... Mais ne valait-il pas mieux qu'il partît en effet ? Il détestait Honorine. Il avait retrouvé sa mère trop tard. Il y a des choses qui ne se rattrapent pas... Il aurait pu partir avec Florimond et d'ailleurs il l'avait sollicité. Mais son père lui avait répondu : « Tu n'es pas prêt... »

Angélique se reprochait de n'avoir pas demandé à son mari des explications au sujet de ce verdict abrupt car alors elle aurait pu en discuter avec Cantor et dissiper la bouderie morose dans laquelle il s'enfermait.

Il y a des choses qui ne se rattrapent pas, certes, mais l'on peut se rejoindre... on peut essayer... Maintenant, Cantor était là, fermé – comme une palourde – et elle ne voyait pas par quel bout elle pourrait le prendre tant elle sentait qu'il l'accueillerait en ennemie. Il fallait pourtant agir. Cantor finirait par rendre Honorine méchante. Une enfant de quatre ans ! Qui savait que ce printemps d'Amérique rappelait pour la quatrième fois sa naissance honteuse dans l'antre de la sorcière de la forêt druidique ? Angélique, seule, le savait, et elle n'avait osé le dire à personne.

Elle s'assit sur son lit. Le départ de Cantor lui semblait inévitable, nécessaire. L'envoyer à Gouldsboro en mission ? Peut-être. Voyager lui plaisait. Tout à coup, elle craignit que Cantor ne lui pardonnât jamais cette sorte d'exil imposé par elle et qu'elle perde à jamais la possibilité de retrouver son fils.

Elle ne savait vraiment quoi décider et jugeant sa science, en ce cas, dépassée, elle s'en remit au sort.

Elle prit dans la poche de sa ceinture la pièce d'or anglaise qu'elle gardait à titre de talisman. Face, côté de l'effigie royale : elle décidait de parler de l'insolence de Cantor à son mari et discuterait avec lui de la nécessité de l'éloigner. Pile : côté des armes de la Grande-Bretagne et de l'inscription outrageante : roi de France ! elle irait aussitôt trouver le jeune révolté et lui avouerait tout.

Elle lança la pièce en l'air : Ce fut pile.

Cantor, qui travaillait à une pièce de forge, vit arriver sa mère et se leva aussitôt car il n'avait pas la conscience tranquille.

– Viens avec moi dans les bois, lui dit-elle.

Le ton était sans réplique. Il la suivit non sans inquiétude. Elle paraissait résolue à tout. C'était un jour de printemps clair, mais très frais, presque froid car il avait beaucoup plu la veille. La terre, gorgée d'eau, avait une teinte violacée à travers le timide envahissement des herbes. Le vent lui-même était frais et léger. Le sous-bois bleu et or. Angélique marchait vite. Elle connaissait chaque piste, et bien qu'elle allât sans but et l'esprit préoccupé, elle ne s'égarait pas. Cantor avait peine à la suivre et se sentait lourdaud pour se glisser subrepticement parmi l'entrelacement des rameaux emperlés de vert par les premières feuilles. Angélique disait parfois :

– Tiens ! Il y a du bois gentil dans ce ravin. Il faudra y revenir, à l'automne les champignons poussent à leurs pieds.

Ou bien :

– Le laurier blanc va fleurir... Quelle est cette odeur ?... Ah ! De la valériane.

Elle ne s'arrêtait pas, l'œil alerte, le visage un peu levé, captant le plus subtil parfum, et la voyant s'avancer ainsi devant lui d'un pas si léger, comme si les branches s'écartaient devant elle, il songeait « une fée... ».

Ils furent au haut de la montagne et là le sol rêche s'ouvrait sous leurs pas tandis qu'entre les troncs de la pinède le vent passait murmurant. Aux pins, il y avait des bourgeons d'or jaune et d'or vert. Rouge cerise, aux sapins. Rosé sur l'épinette, lilas pour le mélèze. Une odeur délicieuse et balsamique s'évaporait comme un encens.

Angélique s'arrêta à l'extrémité du plateau et regarda vers l'horizon. Au-dessous d'eux, on voyait serpenter la rivière sacrée qui suivait son cours et s'en allait vers l'est. Elle se retourna vers Cantor.

– Tu ne l'aimes pas, dit-elle. Mais un enfant, quel qu'il soit, d'où qu'il vienne, quel que soit son père, quelle que soit sa mère, est toujours un enfant, et accabler la faiblesse est toujours une lâcheté.

Cantor était un peu essoufflé. Les mots l'atteignirent et il resta muet... « un enfant, une lâcheté ».

– ...Si le sang de tes ancêtres chevaliers ne te l'a pas appris, je te le rappelle aujourd'hui.

Angélique reprit sa marche. Elle descendit un peu et s'engagea dans un sentier qui, à mi-côte, suivait le tracé de la rivière et s'abaissait peu à peu pour rejoindre la vallée.

– Quand tu es né, reprit-elle, c'était le jour où ton père fut brûlé en effigie sur la place de Grève. Mais moi, je le croyais mort... Quand je t'ai ramené au Temple, si petit dans mes bras, c'était le jour de la Chandeleur et je me rappelle que Paris embaumait de l'odeur des beignets au citron que les enfants orphelins vendent ce jour-là dans les rues. J'avais vingt ans. Tu vois, je n'étais pas beaucoup plus âgée que toi aujourd'hui. Quand je suis arrivée dans la cour du Temple j'entendis un bébé qui pleurait et je vis Florimond que des gamins poursuivaient en lui jetant des pierres et de la neige et en criant :

« Petit sorcier ! Petit sorcier ! Montre-nous tes cornes... »

Cantor s'arrêta net et devint rouge tandis que ses poings se serraient de fureur.

– Oh ! s'exclama-t-il, que n'étais-je là ! Que n'étais-je là !

– Mais tu étais là, dit Angélique en riant ; seulement tu n'étais qu'un enfant de quelques jours à peine.