Au versant des pentes rocheuses, le menu tussilage multipliait ses houppes d'or, accompagnant les crocus et les perce-neige. Toutes fleurs fragiles et nues, qui tremblaient au bord des neiges dans une bise encore âpre. Angélique allait d'un pas alerte de collines en vallons, heureuse de marcher sur le sol spongieux et ne s'embarrassant pas des boues et des marais. Les jours de récoltes, elle emmenait aussi avec elle les autres enfants et demandait le secours d'Elvire ou d'un des jeunes gens du poste car il fallait faire vite. Les cueillettes des simples ne peuvent avoir lieu que par temps sec et ensoleillé dans le milieu du jour afin d'éviter la rosée du soir et du crépuscule, la moindre humidité corrompant les fragiles pétales et les privant de leurs qualités thérapeutiques. Il y avait abondance de tussilage, solide et efficace médecine des maux de gorge et de bouche. La violette était plus rare, grande dame de la pharmacopée, réservée également à la toux et aux rhumes. L'infusion de violette est remède de princesse. Le tussilage, décoction de paysan.

Honorine aimait s'occuper des violettes et les installait à sécher dans le grenier avec toutes sortes de soins. Sa mère lui avait dit qu'elle en ferait un sirop parfumé pour les enfants qui toussent et qui n'aiment pas se laisser soigner. Le pissenlit étoilait partout de sa rosette aiguë l'herbe encore jaune. Les enfants, armés de petits couteaux, extrayaient, nettoyaient sa racine blanche et duveteuse et le soir on le mangeait en salade avec un peu de vinaigre de bouleau. Plus tard, lorsque sa racine devint rougeâtre, Angélique la conserva et la fit sécher. Elle coupait en deux dans la longueur les rhizomes de la benoite jaune, curieuse petite fleur timide, qui traîne derrière elle sous la terre une longue queue noire et ligneuse au suc amer, ami des estomacs douloureux, et le rhizome de l'acore, le roseau aromatique cueilli au bord des marais. Elle grattait les racines de la bardane, ou glouteron ou bouillon noir, l'herbe aux teigneux de sa province. Elle n'était pas très sûre de l'avoir reconnue. D'imperceptibles différences camouflaient parfois les fleurs du Nouveau Monde en étrangères. Elle les retournait et les retournait pensivement. Un jour, Honorine lui apporta un petit bouquet d'une fleur en clochettes qui ressemblait à de la bruyère, sauf qu'elles étaient molles et fraîches. Les feuilles légères arachnéennes étaient vert-gris et les clochettes rosés. Angélique reconnut enfin la fume-terre, dit fiel-de-terre ou herbe-à-la-veuve on ne sait pourquoi. Elle savait qu'on en tirait une eau cosmétique qui purifiait la peau, et les fleurs bouillies dans l'eau, le lait et le petit lait débarrassaient du haie. La lotion oculaire faisait l'œil clair et brillant. L'infusion ouvrait l'appétit. Enfin, elle avait aussi la réputation de guérir du scorbut. Honorine fut félicitée pour cette belle trouvaille et l'Anglais Sam Holton qui avait des lettres, cita Shakespeare, lorsqu'il parle du roi « Lear » couronné de fumeterre luxuriante, et d'herbes folles...

Lorsqu'elle partait à la recherche des plantes et non à fa cueillette, Angélique n'emmenait qu'Honorine.

L'hiver achevé, Honorine cessait d'être une enfant comme les autres, préoccupée de feux et de nourritures, et de farces, et redevenait la compagne de sa mère. Il y avait entre elles, pour les armes et les fleurs, une entente. Honorine était endurante, marchait crânement sur les pas d'Angélique, même souvent faisait le double de trajet à force de courir et fureter en tous sens. Pour être certaine de ne pas la perdre dans ces bois immenses, Angélique lui accrocha au poignet une petite clochette. Ainsi partout ce bruit joyeux révélait sa présence.

– Ne vous encombrez pas de la petite, madame, laissez-la-nous... disait parfois Elvire obligeante.

Mais Angélique secouait la tête. Honorine ne l'encombrait pas. Elle n'eût pas aimé aller seule à la découverte de la nature en fleurs. Les richesses au printemps étaient faites pour être partagées.

Alors, devant une fleur découverte, elles restaient agenouillées l'une près de l'autre. Le pays était à la mesure d'Angélique. Elle se sentait parfois si heureuse qu'elle prenait Honorine dans ses bras et l'embrassait éperdument ; elle dansait avec elle et les échos sauvages répétaient longtemps le rire de l'enfant.

Les ours s'éveillaient. Certain jour, Honorine trouva dans le creux d'un vallon une petite boule noire et facétieuse qui lui fit aussitôt mille amitiés. Angélique n'eut que le temps de se précipiter en entendant le grognement de la mère ourse et le craquement des branches qu'elle brisait sur son passage. Elle abattit la bête féroce qui se dressait sur ses pattes de derrière pour se rendre plus redoutable. Une balle bien tirée dans la gueule rouge ouverte arrêta l'élan du fauve.

Honorine était attristée de cette exécution qui laissait le charmant ourson orphelin.

– Elle a défendu son petit comme moi j'ai dû te défendre, lui dit Angélique. Elle avait ses griffes et sa force, et moi mon pistolet.

L'ourson, ramené au fort, fut nourri de sirop d'érable et de bouillie de maïs. Il était assez grand pour se passer du lait maternel.

Pour Honorine, c'était le plus beau jouet de la création. Elle se prit à l'aimer d'une passion qui effaçait toutes les autres. Il fallut la raisonner pour qu'elle permît à ses compagnons de jeu habituels, Barthélémy et Thomas, de l'approcher.

L'ourson, qu'on nomma Lancelot, car c'était un héros des histoires que l'on racontait aux enfants, fut la cause d'un conflit grave entre Cantor et Honorine. Dès les premiers beaux jours, Cantor était lui aussi parti vers les collines, dans un but très précis. Il était à la recherche d'un animal qu'il haïssait, celui qui méchamment, sournoisement, avait dévoré presque tous les quelques lièvres ou lapins pris dans ses pièges l'hiver, alors qu'il se traînait, épuisé, dans l'espoir de procurer enfin un peu de nourriture aux siens. L'auteur de pareils méfaits, ce pirate honni de la forêt, on le connaît bien... c'est le glouton. Il est tout à fait à part dans la faune des bois. Cruel comme l'hermine ou la belette à l'espèce desquelles il appartient, il n'en est pas moins plus volumineux qu'un castor. Cantor trouva son ennemi juré, une femelle, le tua, mais ramena le rejeton, une petite pelote à poil hérissé grosse comme un chat, qui déjà retroussait les lèvres d'un air agressif sur des dents aiguës.

– T'as tort de t'encombrer de cette bestiole, mon fils, dit Eloi Macollet qui fronça les sourcils devant la trouvaille, ça, c'est rien que du mal et de la menterie. C'est la pire de toutes les bêtes de la forêt. Même les Indiens disent que les diables s'y cachent et ils ne passent plus par un vallon où ils savent qu'un glouton a fait son terrier. Ils ne viendront plus ici.

– Eh bien ! nous n'en serons que plus tranquilles, dit Cantor qui garda l'animal.

Il lui donna son nom anglais, Wolverines. Wolverines allait menacer de ses crocs le pauvre Lancelot terrifié. Le jour où il réussit à le mordre, Honorine fit une colère qui ameuta tout le poste. Elle cherchait un bâton, un couteau, une hache, n'importe quoi pour tuer le glouton. Le jeune garçon, ayant mis son préféré à l'abri, se moqua de la rage de la petite personne.

– Je sais maintenant qui je veux scalper, dit Honorine. C'est Cantor !...

Cantor rit de plus belle et s'en alla en l'appelant : miss Beaver. C'était le sobriquet qu'il lui avait donné car il prétendait qu'elle avait des petits yeux de castor.

– Il m'appelle miss Beaver, sanglota Honorine s'effondrant sous la suprême insulte.

Angélique réussit à la consoler en lui faisant valoir que les castors étaient des animaux fort sympathiques, qu'il n'y avait pas de quoi se fâcher. Elle l'emmena avec Lancelot les voir, nouveaux pensionnaires de l'étang derrière la montagne, qui menaient aussi grand tapage, qui construisaient avec une merveilleuse activité leurs petites maisons rondes.

– Les castors sont bien jolis et toi tu es aussi jolie qu'eux. Honorine s'amusa tant à voir les castors plonger, souples et actifs, s'ébattant à travers l'eau transparente, qu'elle fut rassérénée.

Mais le différend entre elle et son demi-frère n'était pas réglé et se ranima à propos du Vieil Homme sur la montagne. Il fallait peu de chose pour allumer la guerre entre l'adolescent taciturne et la petite fille susceptible. À l'Ouest, les falaises qui bordaient le cirque de Wapassou s'avançaient en un long éperon rocheux, assez découpé, dessinant le profil d'un vieil Indien, ou plutôt d'un vieil homme un peu pirate. Surtout lorsque le soleil couchant ciselait dans la roche des reflets de cuivre son expression devenait saisissante. Tout le monde l'admirait. Au matin le Vieil Homme paraissait ronchon, au soir il ricanait. Seule la petite Honorine ne parvenait pas à le distinguer. Elle écarquillait les yeux, cherchait à fixer les points qu'on lui indiquait, mais si elle disait : « Je le vois », c'était sans conviction et pour éviter les quolibets. En réalité, elle ne le voyait pas. Cantor ne se privait pas de la taquiner, disant que ce n'était même pas un castor qu'elle était mais plutôt une taupe, et Honorine fixait la montagne d'un œil sombre cherchant parmi les arbres et les roches le rébus dont la révélation lui était fermée. Une fois de plus, ce matin-là, Cantor la prit pour cible ; une fois de plus, elle se rua sur lui les poings levés et ses cris furent tels que Joffrey de Peyrac vint lui-même sur place.

– Que se passe-t-il ?

– Tout le monde veut ma mort, dit Honorine en larmes, et je n'ai même pas une arme pour me défendre.

Le comte s'égaya et s'agenouilla devant l'enfant. Il passa sa main sur la joue humide et lui promit que si elle se calmait il lui façonnerait un pistolet pour elle seule qui pourrait tirer de petits plombs et dont la crosse d'argent pourrait servir de casse-tête. Il lui prit la main et ils s'éloignèrent ensemble vers l'atelier.