On la jalouserait un jour de posséder ce témoignage de la considération des Iroquois. Elle ne se lassait pas de le faire passer et repasser entre ses mains. Quand son enthousiasme et sa ferveur furent apaisés, elle revint à des considérations plus terre à terre. Elle versa alors dans une écuelle la soupe qui fumait. Puis, elle se mit à manger lentement, en tenant l'écuelle serrée contre elle, les yeux mi-clos, et en rêvant à la vallée des Mohawks où elle irait un jour, et où règnent les trois dieux : le maïs, la courge et le haricot... Elle est claire cette vallée. Sa lumière est couleur de rosé. Il y stagne une odeur de fumée à cause des innombrables bourgades, aux longues maisons, qui s'y assemblent. Elle les voyait, au sommet des collines, ces longues maisons, si étranges, dont lui avait parlé Nicolas Perrot, où vivent dix, quinze familles, elle les voyait alignées avec leurs toitures arrondies toutes empanachées par les filets de fumée qui s'échappent des divers foyers, et rutilantes comme des châsses au soleil couchant sous le revêtement d'or sombre qui couvre leur façade et leurs murs et que forment les épis de maïs suspendus à sécher.

Par là il règne aussi une odeur de campagne à cause des cultures nombreuses qui s'étalent au flanc des collines, encloses de bois plus légers et moins sombres que ceux de la forêt du Nord. Sans l'avoir jamais vue, elle devinait qu'il y avait une différence entre la vallée fertile des Iroquois, entre ses peuples jaunes et graves, et les pénéplaines rabotées et farouches creusées de gorges et de failles comme des pièges, le pays qui ne cultivait rien, des Abénakis Rouges et moqueurs.

Joffrey de Peyrac entra et la vit, assise seule, mangeant sagement, son collier de wampum sur les genoux, et les yeux clos.

– Vous aviez faim, mon amour !

Il l'enveloppait d'un regard tendre et songeait qu'elle ne ressemblait à aucune autre femme et que tout ce qu'elle accomplissait était marqué du sceau de son charme. Même à lui, elle ne saurait expliquer la nature de sa joie. Cela transparaissait dans ses yeux. Elle revivait. Loin, par-delà les solitudes glacées, des êtres étrangers, ennemis, sauvages, l'avaient reconnue, et maintenant elle existait pour ces cœurs primitifs.

– Que veut dire Kawa, ce nom qu'ils m'ont donné ? demanda-t-elle.

– Femme supérieure, Femme au-dessus des autres femmes !... murmura-t-il. Femme, Étoile fixe !

Cinquième partie

Le printemps

Chapitre 1

– Mère, la première fleur !...

La voix de Cantor monta dans le soir frais et clair. Angélique l'entendit par la fenêtre ouverte de sa chambre, où elle balayait dans l'âtre les cendres du feu éteint. Elle bondit.

– Que dis-tu ?

Cantor levait vers elle un visage épanoui et souriant.

– La première fleur !... Là ! sous les fenêtres !...

Angélique se précipita en appelant les enfants.

– Honorine ! Thomas ! Barthélémy ! Venez vite ! Venez voir : la première fleur !

C'était un safran printanier, pur et blanc, jailli tout droit de la terre boueuse. Ses pétales translucides laissaient deviner la lueur d'or du pistil étroitement protégé.

– Oh ! mon Dieu ! Oh ! quelle merveille ! dit Angélique en tombant à genoux sur le sol humide.

Et ils demeurèrent là dans le ravissement à contempler le miracle. La fleur avait poussé à la lisière même de la neige.

À partir de ce jour on en découvrit beaucoup. Lorsqu'on pelletait les monceaux de neige aqueuse, on découvrait des tiges d'un jaune pâle, déjà toutes assemblées et prêtes à fleurir, qui dès le lendemain prenait au soleil une couleur verte et drue, tandis que le calice des fleurs virait doucement au mauve ou au blanc.

Il y avait aussi, jusqu'au bord du toit, des violettes surgies d'un doigt de mousse et qui se penchaient parmi le ruissellement ininterrompu de la neige fondante. On était à la fin d'avril.

Sous le soleil brûlant, le dégel se pour suivait avec hâte. Avant que la neige eût disparu du pied des arbres, on alla en forêt inciser des troncs d'érable, afin de recueillir une eau sucrée et délectable.

Eloi Macollet, après, la fit cuire dans une chaudière, obtint une sorte de miel liquide, dont les enfants se pourléchaient.

Dans la forêt la neige était sale. Toute recouverte de mousse noirâtre, de branchages cassés, de cônes de pin pourris, rejetés par les écureuils. Le dégel y menait un bruit léger d'averse, des écureuils sautaient d'une branche à l'autre.

Beaucoup d'arbres et d'arbrisseaux portaient des plaies livides faites par les dents rongeuses des bêtes affamées, lièvres ou biches. Il y en avait d'éclatés par le gel, de brisés sous le poids des neiges, ou d'autres encore inclinés, le faîte enfoui sous des blocs de glace et qui, s'abritant au revers des collines dans des creux d'ombre froide, refusaient de fondre ou de disparaître. Mais déjà le noisetier allongeait ses chatons verts en forme de chenille, formés dès l'automne. Il les balançait au gré du vent, répandant en l'air son pollen, qui teintait de jaune la neige à ses pieds.

Le bouleau, la veille encore couleur d'os, squelette d'ivoire décharné, se couvrait de pendeloques, mauves et grises, comme d'un rideau de franges. Les ormes épandus en éventail solennel mettaient leur voilette d'émeraude. Les chasseurs étaient revenus rapportant les morceaux fumés de deux cerfs, la moitié d'un orignal et les entrailles farcies d'un ours, régal et présent de la part de Mopountook qui promettait sa prochaine visite. On n'osait encore semer des graines de légumes car il n'y avait pas assez de terre visible, et les craintes de gel ou de tombée de neige n'étaient pas totalement écartées. Mais chaque jour le printemps gagnait.

Le lac rigide avait commencé à ressembler à un grand miroir terni, puis s'était couvert d'eau et se divisait maintenant en îles translucides.

Ce qui émerveillait Angélique dans le printemps, c'était le bruit des eaux ressuscitées. Cela avait commencé par un chuchotement léger, naissant du grand silence de l'hiver. Puis l'on avait perçu les sanglots des cascades. Et maintenant la nature tout entière était sonore, emplissant les nuits d'un grondement immense et continu.

Angélique songeait. C'est le printemps !

L'aube était plus prompte. Le soleil, le soir, s'attardait au seuil de la porte et l'on n'allumait plus les chandelles.

Ce bruit des eaux entourait le poste et ses lacs d'un cercle magique.

« Les Canadiens et leurs sauvages sont passés à l'Est... » renseigna un jour l'esclave Panis, qui, pataugeant sur ses raquettes, se livrait parfois à d'interminables surveillances aux alentours. Il les avait aperçus se dirigeant vers le Kennebec. Trébuchant dans les fondrières, la purée glacée, les fosses des branches cassées et pourries, les Canadiens indomptables, intraitables, s'en allaient donc à nouveau vers le Sud pour y surprendre les villages d'Anglais. Qui étaient-ils, on ne sut ! Ils dédaignèrent le poste. Peut-être avaient-ils des ordres... Les hôtes du lac d'Argent s'affairaient dans la lumière pâle du soleil à réparer leurs forces et à rebâtir leurs clôtures. Beaucoup de choses étaient démolies, brisées, barrières, toits, tout menaçait ruine et, à mesure que la terre se découvrait, elle offrait un aspect de carnage. Les hommes levaient vers le soleil leurs visages amaigris et pâles, clignant des yeux malades et laissant la lumière ruisseler sur leur peau comme une eau de Jouvence. Les enfants se tenaient parfois immobiles dans la tiédeur de la lumière comme des poussins frileux. Au début, Angélique prit patience. Demain, elle soignerait ses mains abîmées et gercées, demain elle baignerait son visage dans l'eau des premières pluies, elle entreprendrait avec Mme Jonas d'immenses nettoyages. Mais, aujourd'hui, elle resterait assise avec Honorine sur ses genoux, comme au temps de la fatigue et de la faim. Elle attendrait que ses forces reviennent et remontent en elle ainsi que la sève au long des arbres. L'effort méritait un peu de convalescence. Elle avait toujours trop réclamé à son énergie. L'expérience lui avait appris qu'elle pouvait payer assez cher les lendemains de victoire. Une fois, à Paris, elle avait failli se suicider, alors qu'elle touchait au but... Si ça n'avait pas été Desgrez, elle ne serait plus du monde des vivants6.

Consciente de sa fragilité, elle se laissait aller, travaillant à dessein sans hâte et remettant au lendemain les tâches urgentes dont la liste se pressait dans sa tête. Et d'abord courir vers la montagne et vers les rivières, et vers les rives des lacs pour y découvrir les fleurs, les plantes, les arbustes, les racines, dont elle remplissait les boîtes et les pots de son apothicairerie ? Elle n'en laissait pas échapper une seule ! Elle les traquait jusque dans les moindres fentes de rochers. Et même les inconnues, elle percerait leur secret. Elle se promettait de ne jamais plus traverser un aussi pénible hiver, sans autre ressources, bien souvent, pour soigner les malades que de l'eau bouillie et de la graisse d'oie ou d'ours. Ses greniers embaumeraient. Les pots et les boîtes étiquetés de couleurs vives s'aligneraient sur des étagères. C'est au fort Wapassou que de vingt lieues à la ronde on viendrait se faire guérir.

Un jour enfin, elle partit avec Honorine à la découverte du printemps, des fleurs et des remèdes.

Dans la paillasse jaunâtre des herbes couchées, les violettes clignaient un œil pâle, ébloui. La primevère dressait son plumet rosé, la renoncule blanche écarquillait ses corolles si légères qu'un rien de vent les malmenait. L'anémone-du-foie, celle qu'on appelle en Poitou « la-fille-avant-la-mère », car elle haït avant ses feuilles du terreau couleur de suie, allumait des fleurs bleues dans les sous-bois clairs, couleur de tilleul.