Sur ces entrefaites, il fit un signe, l'un de ses suivants alla ouvrir la porte et six autres Indiens nus qui avaient attendu dehors – qui avaient attendu dehors !... – entrèrent en portant de lourds sacs de peaux cousues. Tahoutaguète dénoua les liens de l'un des sacs et fit couler sur la table de bois des haricots, légume avec lequel le Vieux Monde commençait à se familiariser depuis que les premiers voyageurs en avaient ramené d'Amérique du Sud, au siècle dernier. Ces graines avaient été mûries sur les rives des six grands lacs iroquois, sur les coteaux ensoleillés de la vallée des Mohawks et leurs gousses éclatées, couleur d'or et de miel, se mêlaient encore à leur sombre et rutilante splendeur. Il y avait l'espèce qu'affectionnent surtout les rives du lac Cayuga, rouge-rosé veiné de blanc, celle que cultivent les Mohawks de l'Est dans les environs d'Orange, presque ronde, d'un noir brillant où dort une lueur violette et d'autres plus allongées d'un rosé lisse et uni de gravier roulé par le torrent, d'autres aux courbes élégantes, couleur de café et curieusement piquetées de pourpre, d'autres d'un blanc pur.
Sous leur revêtement vernissé et luisant, les haricots répandaient une odeur fraîche et potagère comme s'ils avaient gardé, enfermé dans l'ombre de l'hiver, un peu de l'air pur des collines, au moment de la récolte, avant que l'automne ne roussisse les ormes et les amélanchiers, alors que les citrouilles et les courges sont encore pâles sous leurs feuilles velues, et que le maïs dressé s'empaquette de vert acide et que l'air est si pur, si sec, si brûlant au creux de la vallée des Mohawks que ne suit plus aucun fleuve, que les gousses y mûrissent plus vite et éclatent comme des grenades.
Les trois enfants se glissèrent jusqu'au bord de la table. Ils plongèrent leurs mains dans les graines et les firent glisser entre leurs doigts avec des rires de joie. Le regard d'Angélique allait du tas de haricots au collier de wampum et se relevait sur les faces impassibles des barbares créatures qui venaient de franchir une centaine de lieues, à travers les solitudes glacées, pour leur amener, sur des traîneaux, l'offrande des Cinq Nations. Elle ne savait que dire, son cœur était ému au point que des larmes brillaient dans ses yeux devant l'inattendu, l'inexplicable de cette démarche beaucoup plus encore que de joie et de soulagement de la sécurité qu'elle leur apportait.
– Que la Nation iroquoise soit remerciée, dit Joffrey de Peyrac avec gravité, et sa voix parut basse et enrouée, comme si maintenant il pouvait se laisser aller à la fatigue. À cette même place où tu viens de déposer ton présent, Tahoutaguète, je déposerai des présents pour que tu les rapportes à tes frères. Mais, si précieux que je les choisisse, ils n'égaleront jamais ceux-ci ! Car c'est nos vies que tu as apportées dans ces sacs de peaux et chacun de ces grains est un des battements de nos cœurs que nous te devons.
– Peut-on accrocher la marmite ? demanda Mme Jonas.
– Soit ! Faisons chaudière, admit l'impressionnant Tahoutaguète, qui devait avoir l'oreille fine et, lui aussi, quelques notions de français.
Et derechef on se mêla, Iroquois nus, couleur de cuir, et Européens à la face blême, emmitouflés jusqu'au nez, hommes et femmes et enfants, autour de la grande marmite de fonte noire.
Angélique la maintint tandis que Mme Jonas la remplissait d'eau et que Tahoutaguète y versait avec componction plusieurs mesures de haricots.
Joffrey de Peyrac y jeta lui-même un dernier pain de graisse d'ours et Eloi Macollet suggéra d'y mêler un peu de potasse de cendres afin d'obtenir une cuisson rapide. À défaut de sel ou de petits fruits de bois, on ajouta nombre de feuilles odoriférantes, et la marmite fut suspendue à la crémaillère, tandis que les enfants amoncelaient bûches et fagots sous son large fond charbonneux. L'assemblée s'assit religieusement. Le feu était si ardent que la soupe bouillonna bientôt furieusement. On était assis qui sur des peaux d'ours jetées au sol, qui sur les pierres de l'âtre et jusque dans les cendres. Et déjà les petits enfants, penchés vers le chaudron, se nourrissaient de sa vapeur parfumée.
Les Indiens acceptèrent le tabac de Virginie et bourrèrent leurs calumets, surgis de leurs ceintures, mais ils refusèrent avec mépris l'eau-de-feu.
– Crois-tu que nous pourrions affronter le démon de l'hiver comme tu nous as vus le faire, dit Tahoutaguète à Peyrac, si nous buvions ce poison que les Blancs ont apporté pour voler nos âmes ?...
– Quelle est la force, quel est le Dieu qui vous permet d'affronter l'hiver, sans même vous couvrir comme nous sommes obligés de le faire nous autres, Blancs ? demanda le comte.
– C'est l'Oranda, dit l'Indien gravement, ce n'est pas un Dieu. C'est l'âme de la vie. C'est partout, c'est dans le grain de maïs qui te nourrit, dans l'air qui t'entoure et que tu respires et dans le ciel immense.
– Croyez-vous qu'ils soient venus ainsi depuis le pays des Iroquois ? chuchota Angélique, prenant en aparté le vieux Canadien Eloi, tandis qu'il l'aidait à rassembler les écuelles et les bols de bois afin de servir le festin.
– Pensez-vous ! fit le vieux en haussant les épaules, leur endurance et leurs sacrées sorcelleries ont quand même des limites ! Mais ils sont comédiens en diable et ils ont préparé leur petit effet. Ils ont planqué leurs vêtements de fourrures, leurs couvertures et leurs vivres dans une cache non loin d'ici et, après avoir fait leurs exercices spéciaux de respiration, ils se sont présentés dans le simple appareil pour nous époustoufler. Avouez, ce n'est déjà pas si mal. Moi, j'en ai vu tenir ainsi dehors deux jours et deux nuits d'hiver...
Angélique remplit une à une les écuelles tendues tandis que les paroles prononcées par l'Iroquois résonnaient encore à ses oreilles.
« C'est pour toi, Femme-Mère, qui a tenu les Cinq Nations entre tes bras quand tu y as tenu Outtaké... » Ils sont lyriques et superstitieux, ces Iroquois, mais ils osent exprimer des choses que nous autres, Blancs, nous ne voudrions jamais regarder en face... Ils osent en accomplir d'autres que nous autres, chrétiens, nous n'irions même pas jusqu'à concevoir... Son exaltation était si grande qu'elle ne se rendait plus compte de sa faiblesse. Elle remplit d'une portion de haricots une petite marmite et courut la porter dans sa chambre, la posa sur les braises près du feu, dans la cheminée. Elle disposa aussi sur l'escabeau son collier de coquillages offert par le Conseil des Mères, puis revint près des autres. Elle ne mangea pas en leur compagnie. Elle fit absorber à Honorine son assiette et la coucha ensuite tout engourdie par cette nourriture nouvelle qu'elle avait pu avaler à satiété. Après avoir bassiné le lit, elle la borda bien, la regardant avec amour sombrer dans un sommeil enfin reposant. Tahoutaguète, ménageant ses effets, avait sorti, vers la fin du repas, d'une sorte de havresac, la valeur d'un boisseau de petit riz très fin et allongé, et si transparent qu'on l'eût dit d'une matière minérale.
– C'est ce que l'on ramasse dans l'eau au pays des Folles-Avoines du côté du lac Supérieur, dit Eloi Macollet. On en fait récolte, mais il n'y a jamais de quoi nourrir grand monde avec cela.
– Mais assez pour le sauver, dit Tahoutaguète.
Et il traita Macollet d'ignorant. Cela, dit-il, n'était pas une nourriture mais une médecine. Il expliqua au comte de Peyrac qu'il fallait étaler ces grains sur un grand plat, les humecter d'eau et les maintenir à la chaleur. Dès que pointerait la petite tige verte du germe, il suffirait au Blanc d'absorber une bouchée de riz pour être guéri du mal qui les décime si souvent. Et l'Indien frappait de son doigt crasseux ses dents blanches, magnifiques et carrées, que le scorbut n'avait jamais effleurées.
– Si je comprends bien, ce riz nous mettrait à l'abri du scorbut, commenta Peyrac. Hé ! Pardieu, oui ! c'est évident, le germe, si infime qu'il soit, ce n'en est pas moins la végétation nouvelle qui préserve des carences de l'hiver. Mais suffit-il d'en absorber si peu ?...
Il fit cependant confiance à l'expérience de l'Iroquois et il se leva avec lui pour aller disposer le riz comme celui-ci le lui conseillait.
– Remercions Dieu, conclut Mme Jonas en rangeant les assiettes. M. Jonas alla chercher son livre de prières.
Chapitre 18
Quand elle vit tout le monde rassasié, dormant, ou presque, Angélique se glissa dans sa chambre. Le bruit du vent au-dehors lui semblait déjà moins implacable. La chambre était tout embaumée de l'odeur de ragoût qui avait mijoté contre les braises. Elle ranima un peu la flamme afin de voir plus clair. Elle s'assit et prit le collier de wampum sur ses genoux. Et elle passait ses doigts sur les grains serrés et satinés des coquillages, assemblés en un travail long et patient. Au début, elle ne comprenait pas la valeur des colliers de wampum. Elle avait vu avec étonnement ces échanges de quelques brins de cuir et de perles enfilées, qui arrêtaient des guerres, instauraient la paix et représentaient pour les sauvages un trésor plus précieux que jadis, pour les Médicis, leurs cent livres d'or. La tribu qui possédait de nombreux colliers de porcelaine était riche. Elle les donnait dans la défaite et se retrouvait appauvrie. Angélique, maintenant, voyait en ces morceaux de calcaire roulés par les flots marins, usés par les sables, subtilement teintés par l'alchimie adorable de la nature, en ces débris mystérieux, concassés et percés par un artisan qui gardait son secret, triés par les doigts des petites filles, assemblés par des mains de femmes, enfin portés religieusement par celles des chefs, l'expression la plus haute de la race rouge américaine. Son cœur transmissible, car elle ne connaissait pas l'écriture. Dans ces liens de cuir et de porcelaine entrelacés la race américaine inscrivait son histoire et les chargeait de sauvegarde. Angélique compta le dessin de cinq femmes assises des deux côtés de la forme hiératique qui était censée la représenter. Les grains de haricots évoqués étaient dispersés un peu partout, comme des étoiles bleu sombre sur la mosaïque blanche du fond. Le bandeau était cerné d'un train de perles violettes, souligné d'un second trait blanc moins épais. C'était une œuvre d'art parfaite, large et longue, les franges de cuir régulières sur les deux côtés.
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