– Comment, vous, madame, vous ne connaissez pas Sainte-Foy de Conques ? Mais c'est le plus grand sanctuaire du monde. Vous n'en avez jamais entendu parler ?...

Angélique reconnut qu'elle était impardonnable et son manque de mémoire devait être dû à la fatigue. Certes, elle avait entendu parler du sanctuaire de Conques-en-Rouergue, dans les montagnes d'Auvergne. Là, au sein d'une église fortifiée, dans un reliquaire d'or pur, on conservait une dent, quelques cheveux de la petite martyre romaine du IIe siècle, qui avait la réputation de faire de nombreux miracles, particulièrement en intercédant pour les prisonniers et en les aidant dans leurs évasions.

– Trois fois je lui ai porté mes chaînes, dit Clovis avec fierté. Les plus grosses chaînes qu'on puisse voir. Celles de la prison d'Aurignac, celles du donjon de Mancousset et celles du cul-defosse de cette putain de prison de l'évêque de Riom.

– Vous vous étiez donc évadé ? demandèrent les enfants en se rapprochant.

– Eh ! Oui. Et de quelles belles manières, grâce à la petite sainte qui venait m'aider...

Lorsque Angélique était appelée ailleurs, Honorine prenait là garde auprès du malade et le veillait en tenant sa grosse patte noire dans ses petites mains comme elle l'avait vu faire à sa mère.

Angélique avait remarqué, au cours de l'hiver, combien sa fille savait jeter son dévolu sur les plus inabordables parmi leurs compagnons. Jacques Vignot et Clovis étaient les préférés. Elle leur faisait tant d'avances et avait pour eux tant d'attentions qu'ils finissaient par capituler.

– Pourquoi donc est-ce que je te plais tant ? avait demandé un jour le charpentier à la fillette.

– Parce que tu cries très fort et que tu dis de très vilains mots !... Honorine devenait longue et pâle et prenait une apparence maladive. Les cheveux tardaient à repousser et Angélique la voyait déjà chauve pour la vie. Vingt fois par jour, elle jetait vers l'enfant un regard inquiet. Elle remarquait que la petite retroussait souvent ses lèvres en grimaçant sur ses gencives enflées et elle tremblait, pressentant la venue du mal terrible de l'hivernage : le scorbut, le mal de terre.

Elle savait comme son mari que seule l'absoption de légumes ou de fruits frais pouvait éviter la maladie, mais la neige recouvrait encore toute la terre.

Chapitre 16

Peyrac devinait la lassitude profonde de sa femme. Elle était moins gaie, parlait peu, ne luttait que pour l'essentiel, ne gardant en éveil que ce qu'il fallait de force pour le maintien de la vie quotidienne et celui de sa propre santé et de celle des autres dont elle avait la charge. L'inquiétude, pour sa fille et son fils, pour les malades ou ceux dont elle sentait la résistance fragile et prête à céder, pour lui-même enfin, occupait tout son être et l'affaiblissait. Lorsqu'il s'étendait près d'elle le soir, l'abandon de ce corps charmant éveillait son désir et il savait qu'elle se serait montrée docile s'il l'avait sollicitée, mais il y avait en elle une absence dont elle n'était plus maîtresse. Une absence naturelle, propre à la femme, que toute rupture d'harmonie tourmente, que toute menace retient en état de veille. Car même lorsqu'elle dormait, d'un sommeil lourd et accablé, il la devinait en alerte. Elle guettait tout ce qui se passait autour d'elle : la tempête qui siffle, le froid qui se fait plus âpre. Dès le réveil, ses soucis étaient là. Les vivres qui diminuaient, Honorine qui pâlissait, Cantor qui toussait depuis trois jours, Mme Jonas qui maigrissait et se montrait moins joviale, les chasseurs qui ne revenaient pas et semblaient s'être dissous, évanouis dans l'empire cotonneux et glacé de la forêt enneigée, et le printemps qui se refusait à renaître. En elle, il y avait donc absence et indifférence, absence et présence. Présence scrupuleuse à tout ce qu'il fallait défendre. Absence à ce qui n'était pas ce but de survie. Et il admirait, à la réflexion, l'instinctive soumission de la créature féminine aux lois naturelles et terrestres. En cette femme qui reposait près de lui, pâle et lasse, à la fois distraite et inquiète, apathique et aux aguets, il reconnaissait le malaise présent de la terre, de la nature entière, qui épuisait ses dernières réserves pour franchir la fin de l'hiver, qui les rassemblait aussi pour subir l'assaut forcené du printemps. C'était le temps de la mort avant la renaissance. Des arbres mouraient, des animaux mouraient, lassés d'une lutte épuisante, des hommes mouraient, les mains vides de la dernière poignée de maïs, à quelques jours de l'espoir. Alors qu'au bois le bourgeon indomptable perçait déjà le rameau momifié, les créatures rendaient le dernier soupir... Angélique se mettait sans le savoir à l'unisson de cette lutte suprême. Il fallait éviter tout gaspillage. Dans la société iroquoise, les femmes prévoient les provisions à rassembler pour l'hiver, les déplacements à faire si la terre devient aride, les guerres à entreprendre si la survie de la communauté en dépend. Les hommes disent : « Nous autres hommes sommes créés pour le présent, l'action. Nous faisons la guerre, nous ne la décidons pas... Ce sont les femmes qui savent... »

Il se penchait sur elle avec un demi-respect et caressait sa douce chevelure, en lui murmurant des paroles de réconfort. Ils calculaient tous deux le temps que les chasseurs pourraient mettre à revenir avec du gibier frais, repartageaient une fois de plus en pensée les rations, décidaient d'augmenter celle de Clovis, qui se remettait mal... Et fallait-il laisser faire le vieil Eloi Macollet qui parlait d'aller casser la glace des étangs pour pêcher du castor ou n'importe quoi ?... Il risquait de s'égarer, de tomber malade, malgré son endurcissement car il était fort vieux...

*****

Souvent Angélique prenait Honorine sur ses genoux et restait près de l'âtre, à regarder danser les flammes. L'enfant, d'habitude si remuante, cherchait un refuge. Elle se blottissait dans la tiédeur des bras maternels, refermés sur elle, contre ce sein qui l'avait nourrie. De temps en temps, Angélique lui murmurait une histoire ou lui fredonnait une chanson. Mais elles pouvaient se taire aussi longtemps. Angélique ne se sentait plus coupable, ni ne s'adressait de reproches. La situation autorisait une inaction qui, en d'autres temps, ne lui eût pas été naturelle. C'est au contraire un signe de bonne santé morale que de pouvoir s'accepter amoindri, ou malheureux, quand les circonstances le justifient, sans en ressentir d'anxiété, sans se chercher d'excuses, sans tenter de, s'en défendre. Il y a de l'orgueil dans une attitude qui refuse la faiblesse humaine. Son estomac était un creux froid, avide, et sa tête bourdonnait. Écœurée souvent par la fadeur des aliments, elle était tentée de distribuer sa part aux enfants, mais se forçait néanmoins à l'avaler. Elle constatait que, malgré son désir de tout affronter, elle n'était pas de la trempe physique du comte de Peyrac. Rien ne semblait l'atteindre, lui, et son entrain, son calme n'étaient ni feints, ni forcés. Angélique n'ignorait pas que son inquiétude rongeait sa résistance. Mais on ne peut entièrement réformer sa nature. Elle, qui avait durement lutté comme un homme, dans une solitude écrasante et chargée d'un fardeau qui dépassait souvent les forces nerveuses de son sexe, elle pouvait, cette fois, s'accepter femme dans l'épreuve et se reposer entièrement sur l'homme.

Il y avait pourtant en Peyrac un changement dont elle ne s'avisait pas sur le moment, mais dont elle devait se souvenir plus tard avec émotion. De maître, il s'était fait serviteur. Il se dévouait sans compter pour ces êtres faibles et menacés qui lui étaient confiés. Parce qu'il savait qu'il leur demandait beaucoup, c'est-à-dire de survivre, il en exigeait moins. Aussi aidait-il Mme Jonas à accrocher les lourdes marmites dans l'âtre, à porter les seaux d'eau, refaisant lui-même les pansements des blessés ou soignant les malades afin d'éviter à Angélique le renouvellement trop fréquent de ces tâches. Il dissipait la mauvaise humeur de Cantor avec des plaisanteries amicales, arrêtait d'une pression bienveillante de la main sur l'épaule les querelles stupides et involontaires qui éclataient, distrayait les enfants en leur montrant, dans la forge et le laboratoire où l'on ne travaillait plus qu'au ralenti, des petits tours de magie qui les enchantaient. D'habitude, ces enfants n'avaient pas le droit aller dans les ateliers, mais maintenant on les y accueillait.

Il allait relever les pièges en compagnie de Lymon White ou de Cantor, et Angélique le vit un jour, au retour, dépouiller lui-même la bête, un rat musqué, avec une désinvolte dextérité. De quelques mots tranquilles, il sut mettre Elvire en garde contre une dépression qui la faisait douter de son nouvel amour et lui donnait des remords. L'absence de Malaprade la torturait. Pour la punir de s'être si rapidement consolée de la mort de son premier mari, le Seigneur lui reprendrait le second, pensait-elle.

– Ne réfléchissez à rien tant que vous aurez faim, lui dit Peyrac, et ne mêlez donc pas la grande et majestueuse pensée de Dieu aux phantasmes nés de vos simples crampes d'estomac. La faim est mauvaise conseillère. Elle attaque l'estime de soi-même et avilit. Elle dégage les forces égoïstes, réduit à une solitude abjecte. Restez donc forte. Votre mari reviendra et vous mangerez ensemble.

L'attention aux gestes soutenait les corps défaillants. On agissait un peu comme des automates, lentement mais avec soin. Lorsque l'indispensable était accompli, Peyrac conseillait de se mettre au lit et de dormir : « qui dort dîne », c'est un vieux proverbe. Là encore on le vit porter des galets chauffants sous les couvertures de ceux qui avaient oublié de s'en préparer. Il se relevait la nuit pour surveiller et entretenir les feux. Il dit un jour à Angélique :