La colère la reprit et son poing s'abattit sur la table.
– Que le Diable vous emporte ! dit-elle, les dents serrées, vous, votre roi, vos religieuses et vos prêtres ! Il n'y a donc pas de pays assez lointains pour s'y trouver à l'abri de ces sottises ? Il faut que vous soyez partout à brouiller les cartes, sous prétexte de sauver des âmes ou de servir le roi. Il faut que vous surgissiez partout pour empêcher les honnêtes gens de vivre en paix !... De se laver en paix !... Cinquante mille lacs ! Il y a cinquante mille lacs dans ce pays, et je ne pourrai pas en choisir un seul pour m'y rafraîchir par une journée de canicule sans que l'un des vôtres se trouve là pour transformer cette baignade en phénomène de l'Apocalypse...
« Parce qu'un malotru se croit, lui aussi, honoré de visions célestes, vous lui emboîtez le pas... Vous vous félicitez de ce qu'il soit averti des dangers qui menacent la Nouvelle-France par la présence d'une femme qui se baigne dans un lac... Et qui m'a guidée, moi, lorsque l'idée m'est venue d'aller vous chercher dans la neige où vous mouriez ?... Si c'est le Diable, mon maître, il faut croire qu'il vous a bien en amitié, car c'est vos vies que j'ai sauvées. Nous vous avons soignés, nous avons partagé avec vous nos derniers vivres, nous avons été obligés de tuer notre dernier cheval...
« Et, non contents de nous avoir flanqué la peste avec vos Hurons, non contents d'avoir accepté nos soins, notre hospitalité, d'avoir partagé nos dernières réserves, d'avoir reçu la promesse d'appui pour l'expédition de M. de La Salle, vous en êtes encore à vous demander si nous ne sommes pas des suppôts de Satan, si je ne suis pas la démone annoncée... Jusqu'à quand resterez-vous des enfants bornés ? lança-t-elle, envahie de mépris et presque de pitié pour eux.
« À cause des maîtres qui vous gouvernent, vous vous êtes montrés, aujourd'hui, lâches, stupides et ingrats... Je ne veux plus vous voir. Sortez !... »
Elle répéta d'un ton plus uni, mais tout aussi glacé.
– Sortez ! Sortez de ma maison !
Les deux gentilshommes se levèrent, tête basse, et se dirigèrent vers la porte.
Chapitre 13
Un crépuscule violâtre et blafard, d'un froid de métal coupant, les accueillit au-dehors. Ils allèrent au hasard en trébuchant sur le sol glacé, s'arrêtèrent au bord du lac, les yeux tournés vers l'horizon à la fois sombre et livide, d'où venait un peu de clarté.
Il leur arrivait cette aventure, extraordinaire pour des hommes de leur âge et de leur trempe, qu'en cette heure dans le soir où sifflait la bise inlassable au ras de la neige ils se sentaient aussi démunis que des orphelins.
Ils étaient en train de comprendre que, s'ils perdaient l'amitié de Mme de Peyrac, la vie leur deviendrait proprement insupportable.
– Nous n'avions pas mérité cela, fit Loménie d'une voix lugubre.
– Non... Mais de sa part à elle, si... Je comprends sa colère. Je me damnerai de m'être fait le porte-parole de ces ragots qui ont blessé cette jeune femme adorable de laquelle nous n'avions reçu que bienfaits.
« Elle a raison, Chambord ! Nous sommes les derniers des saligauds ! Et c'est la faute de ces jésuites. Ils nous ont bourré l'esprit avec leurs sottises ! Nous ne sommes même plus des hommes.
– Ma parole ! dit Loménie avec stupeur. Je vous croyais très dévoué à ces messieurs de la compagnie de Jésus. Presque un des leurs !... Vous et votre femme, n'êtes-vous pas un exemple qui...
– Les jésuites m ont pris ma femme, dit le baron. Je ne savais pas qu'elle m'appartenait. Ils en ont profité pour me la prendre. Autant dire que je n'existe plus. Ils ont fait de moi un eunuque au service de l'Église... État d'excellence – car le mariage, même chrétien, est coupable à leurs yeux. C'est la dame du lac d'Argent qui m'a fait prendre conscience de tout cela. Elle est si belle, si femme... J'aime sa fougue, la chaleur de sa présence... Une femme que l'on peut prendre dans ses bras...
Il toussa car il avait parlé très fort, et l'air glacé lui brûlait les poumons.
– Comprenez-moi, vous, mon ami, car personne ne comprendra quand à Québec j'irai jeter ce pavé dans cette mare de grenouilles. La dame du lac d'Argent n'appartient qu'à Peyrac. Elle est faite pour être prise dans les bras d'un homme... Voilà ce que j'ai dit. Elle est faite pour les bras de cet homme. Et cela est bon ! Et cela est bien ! Voilà ce que je veux dire.
– Mon ami, vous délirez, vous n'êtes plus vous-même.
– Peut-être, ou suis-je en train de le redevenir ? Car ce nous-même, ardent, joyeux, un brin paillard, qui faisons confiance à Dieu et à la vie, nous l'avons laissé bien loin derrière nous, à un tournant de la jeunesse, sous le fatras de contraintes et d'exigences inconciliables avec la vérité. Peyrac, lui, ne s'est jamais renié. Il est resté comme un roc au milieu d'une vie de turpitudes. J'envie Peyrac et pas seulement parce qu'il est l'homme de cette femme. Parce qu'il ne s'est jamais renié, répéta d'Arreboust avec entêtement, dût-il en mourir, à aucune des étapes de son existence. Et celle de la jeunesse est la plus dangereuse à franchir. C'est celle où l'on tombe sous des emprises dont rien ne vient délivrer parce qu'on s'imagine qu'elles sont le fait de notre propre volonté. La soupçonnez-nous encore d'être démone ? demanda-t-il en pointant un index farouche vers Loménie qui claquait des dents de froid.
– Non, je ne l'ai jamais soupçonné. Souvenez-vous qu'à Québec je m'opposais à ces racontars, et tout le monde m accablait, m'accusait d'avoir été envoûté. Vous le premier.
– Oui, c'est vrai, pardonnez-moi ! Maintenant, je comprends. Dieu du ciel ! Je meurs de froid. Rentrons vite ! Et allons présenter nos excuses à cette charmante femme que nous avons si gravement offensée.
Chapitre 14
– Vous avez si peur que je ne vous donne plus à manger ?... interrogea Angélique lorsqu'elle les vit debout derrière elle, dans une attitude contrite.
– « Rejetés dans les ténèbres, parmi les pleurs et les grincements de dents », cita le comte de Loménie, et un froid à fendre les pierres, ajouta-t-il avec un sourire piteux.
Demeurée seule, Angélique s'était calmée peu à peu. D'abord blessée et inquiète, son sens de l'humour reprit le dessus et à la pensée que sa venue en Amérique avait pu jouer un tel tour aux superstitieux Canadiens, en se mélangeant avec leurs visions, elle se surprenait à sourire. L'embarras des plénipotentiaires de l'évêque la vengeait un peu. Le pauvre Loménie était resté sur les charbons ardents. Quant à d'Arreboust, elle n'avait pu définir ce qui le rendait si furieux. L'ennui d'avoir à palabrer avec une supposée servante de Lucifer ou celui de jouer ce rôle d'inquisiteur devant elle. Elle penchait pour ce dernier propos. Chacun avait appris à s'estimer au cours de ces dernières semaines. Aussi, quand elle les vit penauds derrière elle, inclina-t-elle à l'indulgence.
Le chevalier de Malte lui expliquait qu'il comprenait sa pénible émotion, qu'il la priait de l'excuser d'avoir été maladroit. Elle s'était méprise. Loin de leurs pensées, celle de la soupçonner d'accointances avec les légions infernales. Ils voulaient seulement l'avertir d'une situation de fait, d'un danger... Leurs compatriotes s'égaraient. Ils sauraient le leur faire comprendre en retournant à Québec. Angélique leur tendit sa main à baiser et leur pardonna.
– C'est une très grande dame, disait le baron d'Arreboust, Je jurerai qu'elle a été reçue dans tous les salons de Paris et même à la Cour du roi, pour la seule façon qu'elle a de tendre la main.
Au cours de l'entretien mouvementé qu'Angélique avait eu avec les deux gentilshommes, elle n'avait pas remarqué la présence de son mari. Il s'était retiré sans bruit. Il attendit qu'elle lui parlât de l'incident, mais elle se tut. Elle pensait, à la réflexion, que l'affaire ne valait pas la peine d'être commentée. Pas encore ! Plus tard, peut-être, si elle prenait une ampleur susceptible de leur causer un dommage. Elle craignait les réactions de Peyrac lorsqu'elle-même se trouvait en cause. D'autre part, l'explication qu'elle avait eue avec les deux représentants canadiens leur avait gagné des alliés sûrs. Deux influents personnages du Canada avaient été obligés de se prononcer pour elle.
Le père Massérat ne semblait pas hostile. Quant à Cavelier de La Salle, il avait eu son argent. Il se moquait bien qu'il vînt du démon ou de la Providence. Seule la réalisation de ses projets importait. Dur, matériel, tout occupé de ses propres affaires, on se demandait comment ce jeune homme froid et entreprenant avait pu se croire pendant dix années appelé par une vocation religieuse.
Tant qu'Angélique se sentait parmi les siens, au fort, elle n'avait pas peur. La situation était bien différente de celle que Joffrey de Peyrac avait dû affronter lorsqu'on l'avait accusé d'être sorcier et que l'autorité du roi et de l'Inquisition pouvait s'insinuer partout jusque dans son propre palais.
Libre ! Elle commençait à mieux comprendre la réalité de ce mot lorsque son regard errait sur les monts enneigés, vierges, indomptés. Une terre sans prince, non vassale, et qui se moquait bien des droits du roi de France ou du roi d'Angleterre.
Elle était trop immense pour les quelques hommes qui essayaient de se l'approprier. Au fort, Angélique sentait plus profondément encore que le seul maître dont dépendait leur sort, c'était Joffrey de Peyrac et qu'il avait le pouvoir, et qu'il aurait la force, de la défendre envers et contre tous. Il lui promettait qu'au printemps une recrue d'au moins vingt ou trente mercenaires monterait à Wapassou, ce qui leur laisserait en permanence une garnison trois fois plus importante que toutes celles que pouvaient avoir les plus défendus des établissements français. Ces hommes construiraient un fort dont les plans promettaient déjà qu'il serait le plus beau et le mieux conçu de l'Amérique du Nord. Angélique aimait à se pencher avec son mari et ses fils sur ces plans. Elle se préoccupait, elle, du confort de la maisonnée, prévoyait des appartements pour les couples, une salle à manger familiale, et aussi une grande salle attenante à un magasin où les Indiens pourraient pénétrer, cracher et roter à leur aise... Un jardin, un potager, des écuries... En mars, une accalmie du temps parut propice au départ des différents groupes. En attendant, ils risquaient d'être pris dans la neige molle de la fin de l'hiver, parfois plus abondante encore, mais lourde, mouillée, traîtresse.
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