– Êtes-vous triste, monsieur de Loménie ?...
Sa voix basse aux inflexions tendres le faisait tressaillir et gonflait en lui une vague lourde, prête à se briser en un sanglot sur une plainte enfantine.
– Oui... je suis triste... très triste...
Il la considérait, debout, près de lui, déconcerté, séduit, déjà vaincu par elle, tandis que la voix rude le fustigeait en lui-même.
« Les temps ne sont pas venus de nous livrer à la femme et à tout ce qu'elle représente, c'est-à-dire la chair...
« La chair ?... oui, peut-être, songeait-il, mais aussi le cœur... La bénignité, la tendresse qui fleurissent au cœur des femmes et sans lesquelles le monde ne serait que froids combats. »
Il la revoyait, le soutenant dans ses bras lorsqu'il était malade.
*****
Angélique était sensible plus qu'elle ne se l'avouait au charme du comte de Loménie-Chambord. Il y avait en lui de la douceur et un grand courage, et son apparence était à l'image de son caractère. Rien de trompeur en lui. Son aspect bien découplé d'officier rompu aux exploits et épreuves de la guerre et son regard gris à l'expression grave indiquaient un cœur chevaleresque. De le mieux connaître, on ne pouvait être déçu. Certaines hésitations dans son comportement ne venaient jamais de la lâcheté, mais d'une conscience scrupuleuse, d'un souci de loyauté vis-à-vis de ses amis ou de ceux qu'il avait le devoir de défendre et de servir.
Il était de ces hommes que l'on rêve de protéger contre les entreprises de femmes méchantes ou d'amis exclusifs car on est tenté d'abuser de leur sensibilité et de leur fidélité. C'était ce que faisait ce père d'Orgeval, elle en était certaine. Elle aurait voulu dire à Loménie devant la lettre blanche à l'écriture orgueilleuse : « Ne lisez pas cela, je vous en prie. N'y touchez pas... »
Mais c'était le domaine de toute une vie qu'avaient vécue en amitié le comte de Loménie et le père d'Orgeval, et Angélique ne pouvait encore y pénétrer. Le chevalier de Malte se leva pesamment comme accablé et s'en alla, le front penché.
Chapitre 9
La pensée du père d'Orgeval – sa présence, aurait-il pu dire – ne le quitta pas de tout le jour. Elle l'accompagnait comme une ombre qui l'adjurait avec force tout bas. Mais, à mesure que la nuit tombait, la voix se transformait, prenait des inflexions tragiques et presque enfantines pour lui murmurer : « Ne m'abandonne pas... Ne me trahis pas dans ma lutte... »
C'était la voix de Sébastien d'Orgeval, dans son adolescence, au collège des jésuites, où leur amitié s'était nouée.
Parce que le comte de Loménie-Chambord, à quarante-deux ans, ne manquait pas d'expérience, il ne pouvait s'illusionner tout à fait sur les impulsions qui engageaient son ami d'Orgeval dans une lutte aussi sourde que violente contre les nouveaux venus. Il y avait des souvenirs qui expliqueraient son intransigeance. Lui, Loménie, il n'avait pas connu, comme Sébastien d'Orgeval, les ténèbres glacées d'une enfance orpheline. Il avait eu une mère aimable, attentive bien que mondaine, et qui ne s'était jamais désintéressée du petit élève des jésuites, ni du chevalier de Malte qu'il était devenu plus tard. Elle lui écrivait souvent, lui faisait porter dans son enfance de surprenants présents qui parfois le gênaient, parfois le ravissaient : une botte de fleurs du premier printemps, un coutelas vénitien, serti de gemmes, un médaillon d'écaille contenant une mèche de ses cheveux, des confitures et, pour ses quatorze ans, tout un équipement de mousquetaire avec un cheval de race... Les Pères jésuites ne trouvaient pas tout cela très sérieux. Voilà bien les mères !... Il avait eu aussi deux sœurs, dont l'une était entrée en religion. Elles étaient gaies, enjouées, primesautières. Quand sa mère était morte, dix années auparavant, Loménie l'avait pleurée comme une amie. Il restait en relation avec ses sœurs qui l'aimaient beaucoup et avaient toute son affection.
Ce soir-là, à Wapassou, dans le réduit de l'Italien Porguani, il relut plus attentivement la lettre du jésuite et lorsqu'il s'endormit il était comme imprégné de l'amer dégoût latent qu'il sentait derrière les mots de l'épître et dont lui seul connaissait la source. Rêva-t-il ou ressuscita-t-il, à demi éveillé, cette nuit qu'il avait vécue aux côtés de son ami dans leur enfance ?
Sébastien en avait été la victime, mais lui-même y avait été inconsciemment mêlé, dormant de tout son cœur, avec ses boucles sur le front, tandis que dans l'ombre proche, se débattant comme dans un cauchemar glauque dont il avait voulu nier plus tard la réalité, Sébastien était aux prises avec la Femme.
C'était une nuit où on avait envoyé des élèves coucher dans les communs, car il y avait un évêque et sa suite qui débarquaient impromptu. Ils avaient dormi sur la paille. Orgeval était tout au bout de la grange. Il n'aimait pas se mêler aux autres et, tout à coup, dans l'ombre, il avait vu une femme belle comme la nuit, qui le regardait avec un sourire équivoque, et ce sourire brûlait comme du feu et le rendait tout tremblant.
– Vade rétro, Salarias !... lança-t-il comme il l'avait appris dans ses livres, mais il sentit que cet ordre restait vain.
Il tendit sa main pour toucher sous son vêtement une clochette de fer gravée à l'image de saint Ignace et qui avait le pouvoir, quand on l'agitait, de chasser les apparitions diaboliques.
Mais l'apparition elle-même avait le rire de la clochette d'argent. Elle chuchota : « Ne crains rien, mon chérubin »... Elle posa sa main sur son corps, fit des gestes auxquels il ne pouvait résister, et il s'était laissé entraîner par une force inconnue et charnelle dont la violence l'avait submergé. Il avait accepté les caresses impudiques, il avait tout admis, il avait répondu à ce qu'elle attendait de lui, se livrant dans une sorte de folie horrifiée... Au réveil :
– Tu as vu, n'est-ce pas ? Tu as vu ?
Orgeval secouait son voisin, le petit Loménie. Celui-ci ne se souvenait de rien de précis. C'était un enfant innocent bien portant et qui dormait comme un ange. Il se souvenait quand même d'avoir vu une femme, entendu des bruits, senti des parfums, aperçu des mouvements troublants. Ces scènes avaient traversé son sommeil candide. Tels étaient le trouble et le désespoir de l'aîné qu'il racontait tout à son ami, qui ne comprenait pas grand-chose. Mais ce que le jeune Loménie n'oublierait jamais, c'était le regard bleu, tour à tour traversé d'éclairs de désespoir et de fureur, de celui qu'il admirait tant. Il sentait trembler près de lui ce corps d'adolescent violenté et que venaient de terrasser, de subjuguer les forces irrésistibles de la luxure. Jusqu'à l'aube, il avait essayé de le consoler avec des mots faibles d'enfant :
– Ne t'en fais pas... On le dira au père Supérieur... C'est pas ta faute. C'est celle de la femme.
Ils n'avaient rien dit... Ou plutôt ils n'étaient pas parvenus à se faire comprendre... Dès les premiers mots, on les avait interrompus...
– Tranquillisez-vous, mes enfants, vous n'avez pas été visités par une apparition, mais par une grande bienfaitrice de nos œuvres. C'est elle qui subvient à l'entretien si coûteux d'élèves nécessiteux dont vous êtes, d'Orgeval, et elle a le privilège de venir à l'improviste visiter ses protégés « privilegiae mulieres sapientes » ; c'est une règle fort ancienne que bien d'autres communautés chrétiennes et éducatrices ont adoptée, cela prouve que nous n'avons rien à cacher ni de nuit, ni de jour...
– Mais...
Ils étaient effarés. Les pères étaient-ils dupes ? Ou bien étaient-ce eux, les adolescents, qui avaient rêvé...
Ils avaient fini par oublier. Ils avaient imposé le silence à leurs esprits fragiles que le jour rassurait.
Devenu plus tard le père d'Orgeval, l'ancien condisciple du comte de Loménie était maintenant au faîte d'une carrière exceptionnelle. Dans la force de l'âge, la sérénité de sa vie sacerdotale, l'équilibre d'une existence mortifiée, d'un corps qui, à force de macérations, était devenu insensible au froid, à la faim, aux tortures, ne sourirait-il pas de ces souvenirs ou de ces songes imprécis de son enfance ?
Deux fois, trois fois, Loménie-Chambord sortit d'un sommeil nauséeux, essuya la sueur froide qui poissait son visage. Il écoutait la nuit de Wapassou et se rassurait. Il replongeait dans une torpeur inquiète et voyait la démone avec le visage de la séductrice nocturne qu'il avait imaginée d'après les descriptions de son ami, avec des serpents noirs se tordant dans ses boucles et du feu sortant de ses paupières mi-closes. Elle chevauchait une licorne et ravageait les contrées enneigées de l'Acadie. Vers la fin de la nuit, il remarqua un changement dans cette vision, lui vit des cheveux d'or, des yeux couleur d'émeraude. Le père d'Orgeval, depuis qu'il avait reçu les ordres et avait été rendu au monde, après ses quinze ans de noviciat, n'avait jamais été pris en défaut de clairvoyance. Clairvoyance des âmes, des événements, des situations. Jusqu'à des prophéties, des avertissements que rien ne semblait justifier, qu'il lançait comme par mégarde et dont on voyait peu après s'accomplir l'improbable réalisation...
De toutes les confessions qu'il avait eu le bonheur d'adresser à ce grand jésuite, le chevalier de Malte était toujours ressorti meilleur, plus instruit de lui-même, plus certain de sa route. Et il comprenait qu'on se battît à son confessionnal, qu'on fît queue des heures, dans la petite et glaciale chapelle de l'ancienne mission de la rivière Saint-Charles, où il descendait quand il venait à Québec.
Rien n'autorisait à ce qu'on doutât de lui, aujourd'hui.
Loménie était un homme sage, observateur, et qui avait su profiter de l'expérience acquise dans la vie des communautés coloniales. Il avait été témoin, bien des fois, de la patience, de la ténacité, de la ruse invraisemblables que certaines femmes peuvent montrer. Il résolut d'être plus prudent, plus sévère et, après avoir pris conseil de M. d'Arreboust, d'essayer de démasquer, en Angélique, le côté diabolique... s'il en existait un.
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