Angélique courait vers le poste en trébuchant. Il lui fallait retrouver Joffrey avant de se mettre à penser. Sinon la panique allait la saisir. Elle savait qu'alors elle n'aurait plus qu'une idée en tête : saisir Honorine à pleins bras et se sauver avec elle, dans les bois glacés, en hurlant. Comme elle entrait dans la salle, Cantor allumait les feux et Yann Le Couénnec balayait devant l'âtre pour l'aider. Ils la saluèrent gentiment, gaiement. Et en les regardant la vérité lui apparaissait, écrasante, atroce.
Ils allaient tous mourir.
Il ne resterait qu'un seul survivant : Clovis l'Auvergnat. Il avait déjà eu la petite vérole et en avait réchappé.
Il irait les enterrer les uns après les autres... Les enterrer ? Plutôt les abriter sous quelques blocs de glace, en attendant le printemps pour les enterrer. Sa chambre parut à Angélique le dernier refuge et l'homme endormi devant elle dans le lit, avec sa force saine, le dernier rempart devant la mort.
Quelques instants auparavant il n'y avait autour d'elle que bonheur. Un bonheur rustique, enfoui, caché, qui ne ressemblait à rien de commun, mais un bonheur malgré tout parce que leur couple avait pour lui le bien le plus précieux : la vie, la vie triomphante. Maintenant, la mort se glissait parmi eux comme un brouillard, une fumée à ras de terre, et l'on aurait beau clore toutes les issues, elle pénétrerait partout. Elle appela à mi-voix :
– Joffrey ! Joffrey !
Elle n'osait même plus le toucher de peur de déjà le contaminer. Pourtant, comme il ouvrait les yeux et la regardait de ses prunelles vives et sombres, qui souriaient, elle espérait follement que de ce danger-là aussi il pourrait la défendre.
– Qu'y a-t-il, mon ange ?
– Les Hurons de M. de Loménie sont atteints de variole...
Elle l'admira de ne pas même sursauter, de se lever sans hâte, sans mot dire. Elle lui passa ses vêtements. Il négligea seulement de s'étirer longuement comme il le faisait souvent au réveil avec une satisfaction de grand fauve qui se prépare à affronter le monde. Il ne parla pas.
Il n'y avait rien à dire et il savait qu'elle n'était pas femme à se leurrer sur la situation, ni à s'accrocher à de vaines paroles de réconfort. Mais elle sentait qu'il réfléchissait. Il dit enfin :
– La variole ? Cela m'étonne. Il faudrait admettre que ce soit une épidémie apportée de Québec. Or, ce genre de maladie arrive toujours avec les navires, au printemps. Si aucun cas ne s'est déclaré dans Québec depuis l'automne, c'est-à-dire depuis que le Saint-Laurent est pris dans les glaces, ce ne peut être la variole...
Le raisonnement lui parut juste, évident. Et elle se prit à respirer mieux et retrouva des couleurs.
Avant de sortir, il lui posa la main sur l'épaule, d'une pression ferme et rapide, et dit « courage ».
Chapitre 2
Dans le wigwam, Joffrey de Peyrac se pencha longuement sur les Hurons malades. Ceux-ci, couleur de Fonte rougie, étaient impressionnants à voir. Lorsqu'on soulevait leurs paupières on se rendait compte que leurs yeux étaient injectés de sang. Leur respiration demeurait sifflante et ils avaient perdu conscience.
– Ils étaient déjà à peu près dans cet état hier soir quand on les a ramassés sous la neige, expliqua Macollet, et quand je les ai installés ici je croyais que leur abrutissement était dû au froid.
– Qu'en pensez-vous, Macollet ? interrogea Peyrac. On ne peut se prononcer, hein ? Ces symptômes sont bien ceux de la variole, je ne le nie pas, mais on ne voit pas encore sur leur corps les pustules caractéristiques. Rien que des taches rouges...
Le Canadien hocha la tête, dubitatif. Il fallait attendre... Rien d'autre à faire. Ils parlèrent tous trois à voix basse des précautions à prendre et des directives à donner. Macollet déclara qu'il se chargerait des Hurons. L'alcool était, à son expérience, un bon protecteur de toutes les épidémies et infections.
Il s'installerait ici avec un baril d'eau-de-vie.
Le vieux reconnut en hochant la tête que les pires situations ont après tout leurs avantages. Il en boirait et, plus souvent, s'en rincerait la bouche, et aussi les mains qui touchaient les sauvages.
On installerait à proximité de son wigwam un petit cabanon pour y faire suerie. Il y passerait chaque fois qu'il se rendrait au fort et changerait de vêtements.
– Ne vous en faites pas pour moi, j'ai été aux Montagnais et aux Hurons lors de la grande épidémie de picotte qui les a décimés en 1662. J'allais d'un village à l'autre et je ne trouvais que des morts. Je suis passé au travers. À ceux-là je vais leur faire boire du bouillon d'herbes et leur entretenir le feu. Et puis après, eh bien ! on verra...
– Je vais vous chercher des provisions et des herbes pour les tisanes, dit Angélique.
Son pas était plus ferme sur le sentier du retour. Elle devait garder tout son calme. Le jour était venu, rosé, froid, serein.
Comme elle entrait dans la salle, elle se trouva nez à nez avec le plus authentique jésuite qu'on eût pu imaginer à cent lieues à la ronde.
C'était un religieux de taille moyenne, plutôt rond, une expression de bonhomie inscrite sur ses traits amènes. Les yeux étaient rieurs, le front dégarni, la barbe opulente. Sa soutane, sa robe noire étaient de bon et solide droguet. Il portait une ceinture de cuir noir, supportant quelques petits objets, couteau, bourse... et sur la poitrine une assez grande croix noire aux quatre coins de cuivre, retenue par un cordon de soie. Le cou, un peu fort, débordait d'un col dur droit, doublé d'un revers de linge blanc.
– Je me présente, fit-il. Je suis le père Masserai de la Compagnie de Jésus.
Sa vue, en un tel instant, avait frappé Angélique comme une apparition. Elle recula de plusieurs pas et dut s'appuyer au mur.
– Mais, balbutia-t-elle, d'où sortez-vous ?...
– De ce lit, madame, fit-il avec un geste vers le fond de la pièce, de ce lit où vous m'avez bordé vous-même, hier au soir, avec tant de soins.
Elle comprit alors qu'il était l'un des rescapés arrachés la veille de justesse à l'ensevelissement mortel. N'était-ce pas celui, précisément, qu'elle avait découvert le premier et tiré tant bien que mal hors de la neige ?
Sous la capote raidie de gel, elle n'avait pas deviné la soutane.
– Oui, c'est bien moi, fit-il comme s'il suivait le cours de ses pensées. Vous m'avez porté sur votre dos, madame. J'en ai eu conscience, mais j'étais trop raide et paralysé par le froid pour me présenter à ce moment-là et vous remercier.
Les yeux continuaient de sourire, mais l'observaient avec une attention aiguë, et derrière leur gaieté on pouvait déceler une retenue madrée et lucide de paysan. Angélique passa sur son visage deux mains hagardes.
– Mon père, comment vous présenter mes excuses... J'étais si loin de penser que nous avions un jésuite parmi nos hôtes... et je suis sous le coup d'une terrible nouvelle.
Elle se rapprocha, lui murmura :
– On craint que vos Hurons ne soient atteints de variole rouge.
Le visage bonhomme du père Masserai changea de couleur.
– Diable ! fit-il en blêmissant.
Une telle exclamation dans sa bouche était le signe d'une vive émotion.
– Où sont-ils ?
– Dans le wigwam du vieux Macollet.
Et comme il s'élançait au-dehors :
– Attendez ! ne sortez pas ainsi, mon père ! Il fait un froid terrible.
Elle attrapa le grand manteau noir à haut collet qu'il avait posé sur un coin de table et elle le lui jeta elle-même autour des épaules en l'enveloppant bien. Elle n'aurait peut-être pas agi ainsi dans d'autres circonstances. Par exemple si ce respectable jésuite lui avait été présenté dans un salon.
Mais, étourdie par l'inquiétude, ses gestes commençaient à la dépasser et elle se sentait surtout intensément responsable de la santé de chacun, au point de redouter de voir ce jésuite donner prise à la maladie en attrapant froid. Elle lui tendit également son chapeau. Il s'éloigna à grands pas.
Angélique pensa qu'il lui fallait absolument boire quelque chose de chaud pour se ressaisir. Elle s'approcha de l'âtre, se versa un peu d'eau bouillante dans un bol de bois et prit sur la table le flacon de marc de pommes.
Quelques hommes achevaient une soupe qu'ils avaient réchauffée eux-mêmes. Certains trempaient des morceaux de galette de maïs refroidie dans une rasade d'eau-de-vie.
– N'avez-vous pas encore vu Mme Jonas ? leur demanda Angélique.
Ils secouèrent négativement la tête.
Ils étaient intimidés par la présence des étrangers qui se tenaient assis au bout de la table. Il y avait celui qui s'était présenté comme le baron d'Arreboust. Il était large et fort, les tempes grisonnantes, une allure de gentilhomme, et il avait pris le temps de se raser. L'autre était un long jeune homme à mine austère. Mais Angélique, absorbée, ne les remarqua même pas. Elle s'inquiétait de l'absence de Mme Jonas, qui était toujours la première levée et se chargeait de mettre en route les feux et les marmites.
M. Jonas non plus, ni Elvire ne s'étaient montrés. La maladie avait-elle déjà frappé ? Et les enfants ? Elle s'obligea à ne pas aller quérir de leurs nouvelles avant d'avoir pris les précautions recommandées par le comte de Peyrac, regagna sa chambre, échangea ses vêtements de dessus, qu'elle exposa à l'air glacé, avec sa robe de la veille qu'elle avait portée pour le repas d'Épiphanie, changea de coiffe, se frotta les mains et se rinça la bouche avec de l'eau-de-vie. Puis elle alla gratter le cœur battant à la chambre des Jonas. Elle fut soulagée d'entendre des voix répondre.
Les enfants étaient levés et habillés et s'amusaient dans un coin, mais les trois Rochelais, assis chacun sur un escabeau, très raides, tournèrent vers elle des visages pâles et chagrins.
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