Il jeta un regard vers le cadavre de l'officier canadien qui, déjà rongé par les morsures de la bise et du gel, et jeté parmi l'éclat des lingots, paraissait symboliser, en une image funèbre et fulgurante, la vanité des biens de ce monde.
– Étant donné les circonstances qui vous ont poussé à tuer cet homme, nous voulons bien considérer qu'il n'y a pas eu de votre part acte d'hostilité envers la Nouvelle-France, encore que nous ne puissions nous empêcher de déplorer tant de brutalité. M. de Loménie et moi-même, qui avons longtemps vécu dans ces communautés restreintes des premiers temps de la colonie, nous n'ignorons pas qu'il faut une discipline stricte pour empêcher le démon de luxure de se déchaîner, mais nous avions la prière...
– Je ne tiens pas couvent ! dit Peyrac. Moi, j'ai la poudre et la corde... et l'épée pour les gentilshommes...
– Il n'y a pas de sainteté en vous.
– Non ! Dieu m'en garde !...
Ils se dressaient l'un contre l'autre comme prêts à prendre les armes. L'ironie violente et paradoxale de la réponse les scandalisait. Lui aussi ressemblait bien à ce qu'on en avait conté : le démon noir, auprès de la démone, les bravant de son visage grimaçant et de son regard étincelant.
La tension s'accentua jusqu'à devenir insupportable.
Angélique descendit les degrés de l'estrade et s'avança vers eux.
– Venez vous asseoir auprès du feu, messieurs, dit-elle de sa voix harmonieuse et calme. Vous êtes épuisés...
Voyant que le comte de Loménie défaillait, elle l'entoura de son bras et le soutint.
– Que faut-il faire du cadavre ? chuchota Jacques Vignot à l'oreille de Peyrac.
Le maître de Wapassou fit signe qu'on le portât au froid, dehors, dans les ténèbres glacées. Il n'y avait pas d'autre solution. C'était la place pour les morts.
Quatrième partie
La menace
Chapitre 1
Était-ce l'insuffisance d'un trop court sommeil, une surexcitation due aux événements de la nuit, le froid accentuant encore sa rigueur oppressante ? Angélique éveillée ne pouvait faire un mouvement.
Elle n'osait pas bouger de peur de sentir un grand frisson l'ébranler. Une croûte de givre se devinait sur les petits carreaux en peau de poisson de l'étroite fenêtre. La lueur qui filtrait était parcimonieuse. Suffisante, cependant, pour que l'heure parût avancée. D'habitude, le lever avait toujours lieu dans la nuit la plus profonde... Or, ce matin, personne ne bougeait encore. Angélique se répétait qu'elle devait se lever pour aller allumer le feu, mais, de minute en minute, elle replongeait dans une torpeur dont il lui semblait qu'elle n'aurait jamais la force de s'arracher.
Parce que cette pensée l'avait effleurée quelques semaines plus tôt, au lendemain de certaine nuit d'amour, l'idée lui vint qu'elle était peut-être enceinte. Une telle perspective la tira de sa somnolence, son sentiment hésitait entre la dépression et ce vague contentement qu'inspire à la plupart des femmes l'apparition d'une nouvelle vie dans leur existence. Elle secoua négativement la tête. Non ! Ce n'était pas « cela ». C'était autre chose.
Une appréhension, presque une peur, s'appesantissait sur le fort, et c'était la première fois qu'elle l'éprouvait depuis leur arrivée à Wapassou.
Elle se souvint.
Il y avait des étrangers sous leur toit.
Elle ne regrettait pas de les avoir sauvés, mais avec eux une menace était entrée dans la maison.
*****
Elle se leva sans bruit pour ne pas éveiller son mari qui dormait près d'elle de son habituel sommeil régulier et paisible.
Une fois vêtue de ses houseaux de laine par-dessus son linge, de sa robe de futaine, d'un mantelet de peau, sans manches mais doublé de fourrure, et de sa mante, elle se sentit mieux.
Chaque semaine on rajoutait une pièce de plus au « harnachement ». Mme Jonas disait que, quand l'hiver prendrait fin, elles auraient l'air, toutes trois, sous leurs nombreuses superpositions de vêtements, plutôt de rouler que de marcher. À son habitude, Angélique ceignit la ceinture de cuir qui supportait à droite un étui et son pistolet, à gauche deux fourreaux, l'un à poignard, l'autre à couteau. À cette ceinture aussi on ne cessait d'ajouter divers petits objets indispensables, ficelle, gants, moufles, bourses... Mais quand elle avait tout sous la main, Angélique se sentait mieux, prête à affronter le monde et à répondre à tout ce qu'on réclamait d'elle. Et Dieu sait qu'on en réclamait !... Le plus souvent, Angélique tordait ses cheveux en chignon haut et les enserrait sous une coiffe étroite aux bords légèrement retroussés sur les tempes, à la façon des grandes dames bourgeoises de La Rochelle.
Cette coiffure dégageait bien l'ovale pur de son visage, donnait à ses traits quelque chose de hiératique, de sévère. Angélique était de celles qui pouvaient supporter sans dommage une si austère parure. Elle était à l'aise ainsi. Mais parfois elle jetait sur la coiffe blanche l'auréole d'un feutre mousquetaire couleur de châtaigne sombre, avec une plume lilas. Les rebords de ce chapeau n'étaient pas trop étroits qu'elle ne pût rabattre sur lui, quand il neigeait, le grand capuchon doublé de son manteau.
Par-dessus ses souliers elle enfilait dans la maison des guêtres de peau chamoisée, façonnée et cousue à l'indigène et qui gardait la chaleur. Quand elle sortait elle avait des jambières de peau s'arrêtant sous les genoux et de grosses bottes.
Chaque jour, un rabat propre, bien blanc et amidonné, parfois un col à la petite dentelle, ornait le cou des dames et éclairait leur mise austère.
C'était, avec la tenue des coiffes immaculées et empesées, leur unique mais constante coquetterie.
*****
À l'instant où Angélique quittait sa chambre quelqu'un s'apprêtait à frapper à l'huis. Lorsqu'elle entrouvrit la porte, elle se trouva nez à nez avec celui qui se tenait derrière. La face d'Eloi Macollet, taillée en arêtes vives dans un bois noueux, avec la fente noire de sa bouche édentée et son bonnet écarlate de nouveau vissé sur son front scalpé, n'était pas de celles qu'une personne tant soit peu nerveuse peut rencontrer sans tressaillir, dans la pénombre.
Angélique sursauta.
Le vieux avait failli tomber sur elle et de tout près elle avait vu ses petits yeux brillant comme des lucioles.
Il était inhabituel de le rencontrer au fort, à cette heure matinale. Elle ouvrit la bouche pour le saluer, mais il lui fit signe de se taire, en avançant les lèvres contre son index levé. Puis, en marchant sur la pointe des pieds avec des grâces de gnome, il repartit vers la porte d'entrée, en l'enjoignant du geste à le suivre. Dans le fond de la pièce, des hommes s'étiraient et bâillaient. Le grand feu n'était pas encore allumé.
Angélique rassembla sa mante autour d'elle pour affronter le froid du petit matin, aux transparences de saphir.
– Qu'y a-t-il, Macollet ?...
Il continuait à lui faire signe de se taire et s'avançait le long de la tranchée de neige toujours comme s'il marchait sur des œufs, les genoux plies et écartés. La neige gelée couinait bizarrement sous leurs pas.
C'était le seul bruit.
Vers l'est, une lumière d'or rosé s'étirait et le monde, peu à peu, émergeait en masse pétrifiée du bleu nocturne.
L'odeur de la fumée était particulièrement dense. Elle filtrait, lente, épaisse, des interstices entre les plaques d'écorce et au sommet arrondi du wigwam de Macollet. Angélique dut se mettre presque à genoux pour y pénétrer, à la suite du vieux. Dans la pénombre enfumée on ne distinguait pas grand-chose. Les braises étaient insuffisantes pour éclairer la hutte, assez vaste mais encombrée d'objets hétéroclites. Angélique discerna seulement les trois sauvages recroquevillés autour du foyer et tout de suite leur immobilité lui parut étrange.
– Vous voyez ? grommela le vieux.
– Non, précisément, je ne vois rien, dit Angélique en toussant à cause de la fumée qui lui piquait la gorge.
– Patientez, j'vas allumer...
Il se débattit avec une petite lanterne de corne.
Angélique considérait avec appréhension les silhouettes étendues des Indiens sous des couvertures.
– Qu'est-ce qu'ils ont ? Sont-ils morts ?...
– Non... C'est pire !...
Il avait enfin réussi à faire jaillir la flamme.
Macollet attrapa sans façon un des Murons par sa mèche de scalp et lui redressa la tête en exposant sa face à la clarté vive de la lanterne...
Le sauvage se laissait faire, inerte et inconscient. Un souffle brûlant s'échappait de ses lèvres tendues, desséchées par la fièvre, d'une vilaine couleur violacée. Son teint était très sombre, réellement rouge et tout tavelé de taches pourpres.
– La picotte !... dit Eloi Macollet.
La terreur ancestrale inspirée par le mal terrible passa par la bouche du vieillard et dans l'éclair qui illumina subrepticement son regard sous ses sourcils broussailleux. La picotte !... La variole rouge... l'affreuse petite vérole... Angélique sentit un frisson lui parcourir l'échine. Aucun son ne put franchir ses lèvres. Elle tourna vers Eloi Macollet de grands yeux dilatés et ils restèrent là à se regarder tous les deux en silence.
Enfin, le vieux chuchota :
– Voilà pourquoi ils se sont effondrés dans la neige cette nuit. Ils l'avaient déjà, le mal rouge !...
– Que va-t-il se passer ? fit-elle dans un souffle.
– Ils vont mourir. Les Indiens ne résistent pas à cette saloperie... Quant à nous autres... Nous allons mourir aussi... PAS TOUS, bien sûr. On peut s'en sortir à condition de garder le visage troué comme un moule à plomb !
Il laissa retomber la tête de l'Indien qui gémit longtemps puis retrouva son immobilité accablée.
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