– Dieu ! Vierge Mère !... Quelle pitié !...

Il se signa.

Les autres s'approchèrent aussi, reconnurent le mort et se reculèrent avec des exclamations étouffées. La peur, une crainte superstitieuse se partageaient leurs cœurs. Car celui dont il venait de contempler la face figée dans une immobilité de pierre, il le savait mort, il le devinait, mort depuis longtemps, depuis près de trois semaines au moins, là-bas, aux bords du lac Mégantic.

C'était le lieutenant de Pont-Briand !...

Ils se tournaient vers le comte de Peyrac. Celui-ci s'approcha, les sourcils froncés, et observa sans émotion le visage aux yeux clos, à la chair de marbre collée sur les os. D'un doigt, il acheva d'écarter la capote, vit une étoile noire à la tempe. La blessure avait très peu saigné, à cause du froid.

Il hocha la tête. Oui, l'homme qui était là était bien celui qu'il avait tué de la pointe de son épée. Les yeux qu'il avait fermés lui-même, comme à un loyal adversaire, ne s'étaient pas rouverts.

Le mort était tout simplement un mort de trois semaines conservé par le gel, dans les branches de l'arbre où le Huron l'avait hissé. Sépulture traditionnelle de l'hiver à l'abri des renards ou des loups, en attendant que le sol reparaisse pour qu'on puisse y creuser une tombe.

– Le mort, chuchota Mme Jonas en se penchant vers Angélique qui s'affairait à ranimer les feux et à réchauffer les soupes et les viandes.

– Eh bien ?...

– C'est M. de Pont-Briand.

Angélique sursauta et se redressa. Elle était près de l'âtre surélevé et pouvait voir toute la salle qui offrait un spectacle étrange, avec ces personnages figés autour de la table, contemplant un corps de pierre, étendu parmi les reliefs du festin et les lingots d'or qui y brillaient encore.

– Oui, le lieutenant de Pont-Briand, dit avec force une voix étrangère.

Vacillant, un des inconnus se dressait, dressait sa face blême, encore marquée des stigmates tragiques. Les yeux brûlaient, agrandis et fixes.

– Oui, Pont-Briand, que vous avez assassiné et au nom duquel nous tous venons vous réclamer justice, monsieur de Peyrac.

Joffrey le considéra avec calme.

– D'où me connaissez-vous, monsieur ?

– Je suis le comte de Loménie-Chambord, dit la voix. Ne me reconnaissez-vous pas ? Je vous ai rencontré à Katarunk.

Nicolas Perrot, qui était absent lorsque le lieutenant de Pont-Briand était venu au fort, ne comprenait pas et fixait tour à tour les assistants de cette scène extraordinaire.

– Non, ce n'est pas possible, s'écria-t-il en se précipitant vers le comte de Peyrac et en le saisissant impulsivement par son pourpoint, geste qu'il n'aurait pas osé s'il n'avait été sous le coup d'une violente émotion. Vous avez tué cet homme ?... Mais c'était mon ami... Mon frère... Et c'est vous, vous, qui l'avez tué !... Non, ce n'est pas vrai.

– Si, c'est vrai, dit la voix affaiblie d'un des autres rescapés. Voilà le maître que vous servez, Nicolas !... Il n'hésitera jamais à abattre un de vos compatriotes si cela lui convient...

Joffrey de Peyrac, jusque-là impassible parmi l'assistance troublée et anxieuse, parut soudain saisi d'une violente colère, surtout lorsqu'il croisa le regard désemparé de l'honnête Canadien Perrot.

– Oui, je l'ai tué, fit-il d'une voix sourde et rauque. Mais Nicolas Perrot est mon ami. N'essayez pas de le séparer de moi.

Les yeux noirs fulgurèrent et devinrent terribles.

– Hypocrites ! Hypocrites ! Vous savez pourquoi je l'ai tué. Alors, pourquoi feignez-vous l'indignation ?... Et m'accusez tous d'un crime. Alors que je n'ai fait que venger mon honneur bafoué !... N'avez-vous donc pas dans les veines du sang de gentil homme !...

« Pouvez-vous ignorer que cet homme convoitait ma femme... Et il est venu jusqu'ici pour essayer de la séduire... se l'approprier, l'enlever... Il est venu pour me la voler et l'outrager sous mon propre toit... Et je devrais accepter cette félonie ? Je devrais laisser son geste et ses passions impunis ?... S'il a été assez fou pour les tenter, qu'il paye sa folie !... C'est la loi !... Nous nous sommes battus en duel franc et régulier... Il est mort. Et sachez que quiconque osera convoiter mon épouse connaîtra le même sort, à quelque race ou nation qu'il appartienne.

Sa voix fléchit dans un silence pétrifié. Les regards allaient de lui, dressé dans son vêtement pourpre et magnifique, à celle qui était debout, au-dessus d'eux, dans la lumière mouvante des flammes, et qui leur apparaissait dans sa beauté exceptionnelle, avec l'auréole de ses cheveux lumineux et l'éclat de ses prunelles d'eau verte où passait en cet instant une expression effrayée... On sentit que les Français qui ne la connaissaient pas encore frémissaient comme sous un choc. Elle était bien aussi belle que tout ce qu'on en disait d'elle, la Dame du lac d'Argent ! Et sa vue subjuguait leurs esprits troublés. Ils restèrent stupides un long moment. Puis l'un d'eux passa la main sur son front.

– Dieu juste ! fit-il à mi-voix. Quel insensé !

Et, se tournant vers Loménie :

– Vous aviez raison...

Nul n'ignorait que Pont-Briand était amoureux de la femme étrangère du fond des bois. Il avait paru à demi dément...

Nicolas Perrot baissa la tête.

– Si les choses se sont passées ainsi, vous deviez agir ainsi, monseigneur. Vous le deviez... Pardon, pour mon ami !

Il ôta son bonnet de fourrure et resta incliné devant le corps.

« Pouvait-on imaginer race plus terrible et outrancière que celle de ces gens du Canada », se disait Peyrac. Il les voyait courant à travers l'hiver, couleur de linceul, avec ce cadavre rigide de l'ami à venger...

– Qu'êtes-vous encore venus faire chez moi, mes sieurs de la Nouvelle-France ? reprit Peyrac d'une voix empreinte d'amertume. Vous vouliez que Kata runk soit brûlé ?... Eh bien ! c'est fait ; vous êtes par venus à vos fins. Vous vouliez que mon nom soit effacé de l'Amérique septentrionale ou que je tombe sous le coup de la haine éternelle des Iroquois, qu'au moins je me range à vos côtés dans la lutte que vous souteniez contre eux. Mais là vos plans ont échoué.

– Monsieur, je n'ai jamais désavoué les promesses que je vous ai faites à Katarunk, protesta Loménie.

– Si ce n'est pas vous, ce sont vos frères. Maudreuil et surtout le jésuite qui était sur le Kennebec et ne voulait pas accepter les accords que vous passiez avec moi, un étranger... C'est lui qui a poussé Maudreuil et les Patsuiketts et, apparemment, le gouvernement de la Nouvelle-France ne s'engagerait en rien dans ce crime...

– Vous vous méprenez. Notre désir de faire alliance avec vous a été sincère et je vous en donne pour preuve que, dès que M. de Frontenac a su que vous étiez vivant, il m'a dépêché vers vous, malgré la saison peu clémente, porteur d'un message et de propositions nouvelles.

– Vous voulez dire qu'en quittant Québec vos intentions cette fois, à mon égard, n'étaient pas hostiles ?...

– Non ! aussi bien, nous ne sommes pas nombreux, vous le voyez bien.

Le comte jeta un regard sur les quatre hommes épuisés et les trois sauvages qui, malgré les soins prodigués, ne paraissaient pas se remettre.

– Que vous est-il donc arrivé ?

– L'expliquer est difficile. Nous avons l'habitude de ces expéditions hivernales. Tout a bien marché jusqu'à Mégantic. C'est là que nous avons trouvé les traces de votre duel et le corps de ce malheureux. Dès lors, un sort funeste s'est-il attaché à nos pas avec ce cadavre que nous portions ?... On eût dit qu'un sortilège s'abattait sur nous à mesure que nous approchions...

– Wapassou est un lieu interdit.

– Nos sauvages le savaient. Ils avaient peur. Ils se sont affaiblis, et nous-mêmes, nous sentions que nous perdions nos forces un peu plus chaque jour. Il nous était impossible de rebrousser chemin sans courir à une mort certaine. Enfin, nous n'avions plus qu'un espoir, c'est d'arriver malgré tout à votre poste. Mais, après l'effort que nous avions dû fournir pour franchir les cataractes, la fatigue nous a abattus, inconscients, et... Comment avez-vous pu nous trouver à temps ?...

On ne lui donna pas de réponse.

– Comment avez-vous pu nous trouver ? répéta l'un des Français en les regardant avec suspicion.

– C'est la nuit de l'Épiphanie ! répondit Peyrac avec un sourire caustique.

Et il fixa l'homme longuement d'une façon énigmatique.

– Les choses ne tournent pas toujours comme nous le voulons, reprit-il. Vous avez quitté Québec, je veux bien le croire, avec l'intention de me joindre en toute... neutralité, pourrais-je dire ? En chemin, votre esprit, ému du spectacle de votre ami mort, s'est fait plus belliqueux et vengeur. Mais l'hiver est un ennemi plus féroce que moi, et, en fin de compte, vous êtes bien aises de m'avoir trouvé ici pour vous garder de lui. Décidément, nos rencontres semblent devoir se faire chaque fois sous le signe d'une certaine ambiguïté. Dois-je vous considérer comme des prisonniers, des otages en considération des projets de vengeance que vous avez nourris contre moi, ou comme des hôtes, du fait de vos intentions premières ?

Une fois encore le groupe des Français parut se consulter du regard et l'un d'eux, qui était un homme bien bâti et d'une certaine distinction, prit la parole.

– Je me présente. Je suis le baron d'Arreboust, premier syndic de la ville de Québec, et je peux vous confirmer les paroles de M. de Loménie comme quoi nous avons été chargés par M. le gouverneur Frontenac de vous joindre dans des intentions pacifiques. Il avait à cœur de vous présenter un projet qui... Mais nous pourrons peut-être en converser plus tard, dit le pauvre baron en frottant ses doigts gourds où la circulation revenait et qui devaient le faire souffrir atrocement.