Et Florimond était l'auteur de deux grandes soupières avec des anses en forme de tête de loup. Mme Manigault n'aurait pas regretté ses Palissy. Pas un emplacement vide tout au long de cette longue table. Aux deux extrémités fumaient un plat de boudin noir et un plat de boudin blanc.
On avait installé sur une desserte, à l'écart, des gobelets et des récipients destinés à la boisson. Un Barillet de vin de Bordeaux ramené par Nicolas Perrot, un d'eau-de-vie, un de rhum trônaient sur des supports de bois.
Une autre table, plus basse, supportait les présents amoncelés que l'éphémère souverain du jour distribuerait tout à l'heure.
Et, pendue aux solives, la citrouille creusée par Florimond, et dans laquelle il avait allumé la chandelle, riait d'un grand rire lumineux.
Il la présenta aux enfants.
– Miss Pumpkin !...
Chapitre 27
Ce fut le petit Barthélémy qui gagna la fève. Il choisit Honorine pour reine. La main de Florimond, qui s'était glissée sous le linge blanc pour y choisir les morceaux de galette, aida peut-être le hasard. Mais pourquoi ce soupçon ? Le hasard était assez bon compère pour répondre au vœu de tous et favoriser l'enfance. Angélique se réjouissait pour Barthélémy. Il était très gentil. Il louchait toujours un peu et il avait une grande mèche raide qui lui retombait dans les yeux. Rouge de joie, il reçut la précieuse couronne d'argent des mains du comte de Peyrac, posa lui-même l'autre couronne sur le front d'Honorine que l'émotion rendait rouge et qui parut se demander un instant si elle n'allait pas rejeter violemment l'insigne d'une encombrante royauté. Mais la fierté et le contentement l'emportèrent. On suréleva un peu leurs sièges, et ils régnèrent, présidant côte à côte la table du banquet. Les couronnes d'argent pur étincelaient sur leurs têtes naïves. Les cheveux d'Honorine lui faisaient sur les épaules une cape cuivrée qui paraissait aussi de métal précieux et, avec son maintien de reine, la tête bien posée et droite sur son petit cou rond et blanc, elle était belle. Honorine était si heureuse et si pénétrée de la grandeur de son destin qu'elle eût trouvé au-dessous de sa dignité de jeter un regard vers sa mère. Mais elle savait que sa mère la regardait. Et la joie lui faisait une sorte d'auréole tandis que les compliments, les rires, les plaisanteries l'environnaient comme un encens.
Chaque fois qu'elle portait sa timbale à ses lèvres tout le monde criait : « La reine boit ! La reine boit ! » Angélique avait les yeux rivés sur elle. Tout au long de la soirée, elle ne cessa de penser que ce qu'elle avait souffert autrefois n'était d'aucune importance en face de ce bonheur d'enfant.
Elle ne pouvait détacher son regard de sa fille tant elle la trouvait belle.
*****
Tout le monde, ce soir, avait fait toilette, certains même, comme M. Jonas, Porguani, Don Alvarez, arboraient d'élégantes perruques. Venues d'où ?... Le comte de Peyrac avait revêtu l'habit rouge sombre qu'il portait le jour où il avait affronté les Iroquois sur la colline de Katarunk. Cet habit de gala, il l'avait emporté avec lui sur son dos, ainsi que la cravate de dentelle et les revers des manches. C'était, en fait, son seul costume qu'il gardait plié dans un coffre. Habitué à une élégance raffinée et très personnelle, il ne semblait pas trouver de gêne à se vêtir de cuir et de grossiers lainages. Mais ce soir, sous sa livrée seigneuriale, Angélique retrouvait sa prestance unique. C'était un prince sombre et éclatant.
Il revenait du royaume des morts.
Sous son chapeau de soie cramoisie, bordé de plumes, ses cheveux tombant sur ses épaules restaient drus et noirs, à part cet éclat argenté qui luisait près de sa tempe brunie. Angélique, elle, avait mis un col de dentelle sur sa robe et coiffé habilement ses cheveux, sa seule parure. Avec quelques plumes, une broche prêtée par Mme Jonas, elle eût pu se présenter à Versailles.
Ces dames avaient fait entre elles des échanges. Mme Jonas portait un beau fichu de satin rouge et vert et des boucles d'oreilles appartenant à sa nièce et que celle-ci ne voulait pas mettre à cause de son deuil.
Elvire portait une robe claire gris perle appartenant à Angélique, et celle-ci l'avait aidée à se coiffer à ravir.
M. Jonas avait, sur son chapeau noir à haut fond, une boucle d'argent, empruntée à un soulier hors d'usage, et la boucle de l'autre soulier servait de broche à Elvire. Jusqu'à Eloi Macollet que personne n'avait reconnu lorsqu'il s'était présenté sous l'apparence d'un vieillard alerte, aimable et poudré, avec les boucles blanches d'une perruque sortant d'un chapeau rond de castor de la plus belle qualité, galonné d'or sur le rebord. Jabot de dentelle, gilet fleuri, redingote tabac...
– C'est nous qui l'avons aidé à s'habiller, dirent les enfants. On imaginait mal ces apprêts dans le wigwam enfumé du vieux traitant. Mais s'il tenait du miracle, le résultat était là.
Eloi avait pris place sous les exclamations admiratives et les applaudissements. Il sirotait son vin, les yeux mi-clos, en songeant à ce que dirait sa garce de bru si elle le voyait ainsi festoyer en habit.
Enfin, chacun était d'autant plus satisfait de sa personne que, pour atteindre une apparence civilisée, on avait déployé des trésors d'ingéniosité. Et il fallait reconnaître que quiconque aurait surgi de la neige et de la nuit, sur le seuil, serait demeuré stupéfié devant cette tablée du fond des bois. Ebloui par le flot de lumière, et le bruit de la musique et les chants, et les rires et les élégances, comme l'on en évoque dans les contes, il se serait cru la victime d'une de ces visions de légendes, comme il en est évoqué dans les contes et que les premières lueurs de l'aube font s'évanouir à jamais.
En fils du seigneur maître des lieux, Florimond et Cantor assuraient le service, aidés de Yann, qui avait été valet de chambre d'un officier de la Marine avant de se rallier à la flibuste.
– N'oublions pas que pour ma part j'ai été page à la table du roi de France, disait Florimond en brandissant les plats sur cinq doigts ouverts.
Sa vie aventureuse ne fui avait pas fait oublier les réflexes acquis dans un dur apprentissage. Il découpa les oies et le jambon à merveille, en singeant M. Duchesne et les grands officiers de la Bouche du Roi. On parla du grand Louis le Quatorzième et de Versailles et de sa splendeur, ce qui enchantait les Français du Canada présents et impressionnait les Anglais et les Espagnols.
Cantor versait à boire. D'abord du vin, puis de l'eau-de-vie, et du rhum pour faire passer toutes ces nourrissantes victuailles. Après la maigre chère, c'était la fête. On ne devait plus songer au lendemain. Et tout à coup Sam Holton parla. Il évoqua le temps où il était petit garçon, sur la baie de Sacoo, en Nouvelle-Angleterre, dans une cabane aux planches mal jointes. Tous les jours on mangeait de la bouillie d'orge et de la morue. Mais, à Noël, on tuait le porc, et la mère sortait les réserves de myrtilles. On partait pour la « meeting-house », l'église, à quatre lieues de là, les hommes avec leurs mousquets encadrant les femmes et les enfants. Au passage, les voisins se joignaient à eux. On marchait dans la forêt glacée en chantant des cantiques. Un matin, comme ils s'en revenaient du culte, des Abénakis surgirent et les massacrèrent tous, sauf Sam, qui avait dix ans et s'était promptement réfugié au sommet d'un sapin.
Après quoi, il avait gagné Springfield en claquant des dents. Et depuis lors il n'avait plus connu de fêtes qui valaient la peine de s'en souvenir, à l'exception de cette fête des Rois qu'il était en train de vivre aujourd'hui, à Wapassou.
Ainsi parla Sam Holton dans un français très correct et même poétique. Ce fut son cadeau d'Épiphanie, offert à l'assemblée qui l'écouta dans un silence religieux et ravi, malgré la conclusion tragique de son récit.
On en garda l'impression d'avoir assisté à l'un de ces miracles dont les temps de la Nativité sont fertiles.
Après avoir remercié et félicité chaleureusement le narrateur, on commença la distribution des présents et il y avait là encore matière à s'ébaubir.
Qui avait sculpté dans le bois ces jouets d'enfants ?... Un moulin pour Thomas, une toupie pour Barthélémy, et pour Honorine une poupée aux joues bien rouges. Angélique sourit aux artistes qui avaient su manier la gouge avec une habileté aussi remarquable qu'anonyme : Yann, Cantor et le vieil Eloi.
Ils avaient également, avec l'aide de Florimond – et c'est Angélique qui le leur avait suggéré – taillé les personnages d'un jeu d'échecs, monté l'échiquier et aussi un damier avec ses pions et son cornet d'écorce, pour les joueurs de trictrac. La paix des longues soirées d'hiver était ainsi assurée.
Angélique reçut deux paires de gants finement peaussés pour préserver ses mains dans ses travaux. Dans une petite boîte d'argent elle trouva un camée napolitain représentant un profil de déesse en blanc pur sur le fond rouge-rosé du coquillage. Elle jeta un regard à Cantor ; elle savait que ce camée lui servait de talisman depuis son enfance en Méditerranée. Il s'en était séparé pour elle.
– Moi, j'ai forgé la petite boîte d'argent et les couronnes des rois, dit Florimond un peu jaloux du regard ému dédié à son cadet.
Malgré sa grande taille, il reçut sa part de baisers.
Honorine contemplait sa poupée d'un air circonspect.
Elle n'avait jamais manifesté beaucoup de goût pour les jeux de son sexe. Angélique craignait un éclat qui eût déçu les artisans de cet objet conçu avec tant d'amour. Mais, après quelques instants de réflexion, Honorine prit la poupée dans le creux de son bras d'un air très entendu, et chacun sourit d'aise, tandis qu'Angélique poussait un soupir de soulagement. De l'autre main, Honorine dénombrait les multiples trésors qui iraient bientôt rejoindre ceux déjà accumulés dans sa chère boîte, emmenée de La Rochelle ; les colliers de perles enfilées par sa mère l'enchantaient. Elle les passait à ses bras, à son cou, et en garnissait sa couronne d'argent et celle de son petit compère.
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