Angélique sentait qu'elle n'en pouvait plus. Sa résistance s'effondrait. Elle se mit à aller et venir à travers la salle, se tordant les mains, les appliquant sur sa bouche pour retenir les plaintes, les croisant convulsivement en murmurant : « Mon Dieu ! Mon Dieu !... » Au bout d'un instant de ce manège, les hommes levèrent la tête et prirent conscience de son agitation, puis de-son désespoir. D'abord avec étonnement, puis avec effroi et émotion, elle avait si bien su se placer au-dessus d'eux, devenir la châtelaine dont ils pouvaient attendre soit secours, soit aide ou conseil et même remontrances, que de la découvrir faible et avouant sa peur les bouleversait.

– Mère, mère chérie ! marmonna Cantor.

Et bondissant de son siège, il se précipita vers elle pour l'embrasser. Ils se levèrent alors tous, l'entourant, l'accablant de protestations bourrues.

– Mais pourquoi vous tourmenter, madame la comtesse ?... Mais qu'est-ce que vous voulez qu'il leur arrive, après tout ?... C'est pas raisonnable de se faire de la bile pour si peu ! Ils sont endurants, ces deux-là, croyez-moi, ce sont de fameux coureurs de bois !... J'ai déjà vu M. le comte à l'œuvre !... Même par la tempête, dans un bon abri d'écorces, on ne craint rien... Je crois bien qu'il y a un village d'Algonquins sur la route... On ne précisait pas quelle route. On avait su depuis le début que le comte était parti vers le Nord, à la poursuite d'un homme qui l'avait offensé. C'était la loi... Et il y en avait beaucoup auxquels les façons du lieutenant de Pont-Briand avaient donné envie d'en découdre...

Angélique sentit cependant que pas un de ces hommes frustes ne doutait d'elle ni de la façon dont elle avait accueilli les assiduités du Français. Dans leur petite communauté, on ne pouvait rien se dissimuler. Si la scène avec Pont-Briand n'avait pas eu de témoins, chacun en devinait l'essentiel. Pont-Briand lui avait fait des déclarations, et elle l'avait remis en place et le comte ensuite, quand il avait appris la chose, était parti pour le tuer. Tout cela était dans l'ordre. Mais maintenant il y avait cette femme angoissée qui se tordait les mains et les regardait tour à tour comme pour leur demander réconfort. Et ils se sentaient accablés et obscurément concernés par l'acte inqualifiable de ce Canadien qui avait osé ce qu'ils ne se permettaient pas eux-mêmes en pensée.

– Il fallait bien qu'il y aille, madame, dit Jacques Vignot, mais vous verrez, il reviendra.

« Il reviendra ! Il reviendra ! »... Ils répétaient ces mots comme une incantation bénéfique. Angélique sentit la chaleur de leurs sentiments et tout à coup elle sanglota sur l'épaule du vieux Macollet, qui se trouvait là, juste ce soir. N'était-il pas toujours là quand on avait besoin de lui comme un vieil arbre indéracinable résistant à toutes les tempêtes ? Il la tint solidement contre lui en disant :

– Allez-y ! Allez-y, pleurez ! Ça fait du bien.

Mais les autres étaient absolument atterrés.

Curieusement, ce fut le forgeron auvergnat qui était resté à l'écart d'un air féroce qui trouva la meilleure phrase susceptible de la rassurer.

– Que pouvez-vous craindre ? Il est avec Florimond !...

Angélique redressa la tête et le regarda avec espoir.

– C'est vrai ! Vous avez raison, Clovis ! Il est avec Florimond ! Et Florimond ne s'égare jamais, n'est-ce pas ?...

– Jamais, nous disons même, nous autres, que ce garçon a dû avaler une boussole quand il était petit.

Et ils se rassérénaient de la voir ébaucher, en s'essuyant les yeux, un pâle sourire. Ils se pressèrent derechef autour d'elle, avec des mots simples, cordiaux. Le solennel Don Alvarez lui montra son chapelet de buis noir, lui faisant comprendre qu'il priait ardemment et quotidiennement pour le retour du comte de Peyrac et de son fils. Devant tant de sincère et franche amitié, Angélique se remit à pleurer de plus belle, sans pouvoir s'arrêter.

Mme Jonas la prit par les épaules :

– Venez avec moi, mon ange, vous n'en pouvez plus ! Il faut vous étendre et vous reposer, sinon c'est vous qui aurez l'air d'un spectre quand ils reviendront bientôt tout dispos et gaillards.

*****

Jamais Angélique ne s'était rendu compte à quel point Mme Jonas pouvait être bonne. La brave Femme la soutint jusqu'à sa chambre, l'aida à se dévêtir, la mit au lit après avoir glissé entre les draps deux galets bien chauds, puis lui apporta une infusion calmante tout en ne cessant de parler.

Angélique s'apaisa peu à peu. D'avoir partagé ses appréhensions avait allégé son inquiétude et Mme Jonas ne lui laissait pas le temps d'y revenir.

– L'endurance des hommes, on ne peut pas se l'imaginer... Nous autres, les femmes, de loin, on se fait une montagne... Pensez-vous, le froid, la neige, la distance, ils en font leur affaire du moment que ça ne dure pas trop longtemps. Ils ont la peau dure, les hommes, le sang chaud et la cervelle froide. Avez-vous jamais vu M. le comte manifester un seul signe de fatigue ou de crainte ?... Moi pas !...

– Je sais, dit Angélique en humant son infusion et en commençant de la boire à petites gorgées, mais il peut tout de même s'égarer, par ce blizzard surtout.

– S'égarer, ça m'étonnerait de ces deux-là !... M. le Rescator n'est-il pas le meilleur pilote de tous les Océans ?... Nous en savons quelque chose, n'est-ce pas ? Le désert, ça n'est pas bien différent de la mer, et les étoiles sont toujours là pour celui qui sait lire dans le firmament. M. Porguani m'a dit que M. le comte avait emporté son sextant.

– Oh ! oui vraiment ? fit Angélique réconfortée par la nouvelle.

Puis, de nouveau assombrie :

– Mais il y a la tempête, la nuit. Cette neige infernale qui brouille les pistes et cache les étoiles.

– Ils se seront terrés dans des trous, peut-être dans une cabane d'Indiens, pour attendre la fin de la tourmente. Au jour, ils se retrouveront. M. le comte n'est pas un savant pour rien et Florimond, lui, ne s'égare jamais.

– Oui, c'est vrai, il y a Florimond, répéta Angélique en ébauchant un sourire.

Elle ferma les yeux ; Mme Jonas lui reprit le bol des mains, tapota les oreillers et lui tressa les cheveux pour qu'elle se sentît plus à l'aise.

– Comment vous remercier ? murmura la jeune femme qui sentait un bienfaisant sommeil la gagner.

– Il est bien juste qu'on vous entoure un peu, mon pauvre ange, vous qui nous portez tous à bout de bras, fit la brave Rochelaise émue.

Angélique découvrait ce soir-là la place qu'elle avait prise dans le cœur des gens de Wapassou.

En revanche, de tout ce qu'elle leur avait dispensé de courage, d'aide, de patience, de bonne humeur, de gaieté, ils la prenaient en charge. Elle était l'une des leurs.

– Les hommes ont dit que si demain nous ne voyons pas M. le comte revenir, ils organiseront une expédition pour aller à sa rencontre, dit encore Mme Jonas.

– On ne sait même pas dans quelle direction il est parti...

– On s'en doute. Il est parti vers le Nord, à la poursuite de ce m'as-tu-vu de Pont-Briand...

Angélique rouvrit les yeux et regarda fixement le visage rubicond de la brave dame, puis elle plongea son visage dans ses deux mains avec accablement.

– C'est de ma faute, gémit-elle. Qu'ai-je donc fait au ciel pour qu'un homme sensé se croit autorisé à venir insulter mon époux sous son propre toit ? Madame Jonas, soyez sincère, je vous en supplie ! Dites-moi, y a-t-il eu dans mon comportement quelque chose qui ait pu encourager tant soit peu le lieutenant de Pont-Briand à me manquer de respect ?

– Non, et ne commencez pas à battre votre coulpe... Je vous connais bien, ma mie, je vous ai vue vivre à La Rochelle, et sur le navire, avec ou sans mari. Là et ailleurs, il y a toujours eu des hommes pour admettre que vous pouviez rester sage et d'autres pour ne pas l'admettre. Ce n'est pas votre faute si vous êtes trop belle ! Seulement, cela crée des malentendus.

– Ah ! il sera toujours le même, mon mari, s'écria Angélique, que lui importent mes tourments ! Il suit son impulsion, son code d'honneur, il s'en va sans même m'avertir... et s'il...

– Vous ne pourriez l'aimer autant s'il était différent. Avec un homme plus rassis, vous seriez plus tranquille, certes, mais moins amoureuse, croyez-moi. Votre part est belle !... Voyez-vous, un trésor, ça attire l'envie. Il ne faut pas vous étonner si l'on essaye de détruire ce que vous possédez, et maintenant assez causé. Je vais rester près de vous cette nuit. Si vous vous réveillez et ne pouvez retrouver le sommeil, nous ferons un brin de causette.

Avant de s'endormir, elles écoutèrent siffler le vent, grincer les poutres, s'abattre les arbres avec des craquements déchirants, de grands hurlements qui semblaient soudain s'étouffer, comme sous le bâillon suffoquant des rafales de neige poudreuse. La neige, on la sentait là, s'amoncelant.

– Nous serons ensevelis demain, disait Mme Jonas.

Elles s'endormirent enfin, s'éveillèrent encore, parlèrent un peu à mi-voix, de La Rochelle et des gens de Gouldsboro et de petites choses urgentes à faire.

– Il faudra que je demande à Clovis de nous fabriquer un deuxième fer à repasser, dit Mme Jonas, mais il a si mauvais caractère !

– Il n'y a pourtant que lui pour réussir ces fers lourds et légers à la fois. On n'a jamais besoin de souffler sur les braises.

Le matin vint sans bruit. Un monde épuisé n'osait reprendre vie. Dans les chambres du Fort, le jour était gris car la neige obstruait jusqu'aux carreaux. Mais dès que la porte eut été tirée vers l'intérieur, non sans peine, un jour glorieux d'hiver, de nacre et d'or apparut. La nature souriait, dans l'éclat d'une beauté virginale presque excessive, tant étaient purs la blancheur de la neige, le satin bleu du ciel, la blondeur du soleil, et parfaites les formes douces des arbres dressés alentour comme de longs cierges consumés.