– Des ours ? murmura-t-il.
Presque aussitôt, il haussa les épaules, se traitant d'imbécile. En hiver, les ours dorment. Des bêtes non hivernantes, il n'en avait pas rencontré tout au long de sa course. À certaines périodes des mois froids de l'hiver, le loup, le renard et l'élan-caribou se font si furtifs qu'ils semblent disparus à jamais, comme s'ils voulaient laisser tout son pouvoir à l'empire de l'hiver.
– Des Indiens ?...
Mais que feraient des Indiens en ces lieux, à cette époque de l'année ? Eux aussi se terrent dans leurs cabanes d'écorce, grignotent leurs provisions. Ce n'est pas encore le moment où la faim les jettera à tout prix sur les pistes glacées pour y poursuivre le cerf en rut et sauver par la capture d'un gibier rare et amaigri leurs misérables existences.
– Ce sont donc bien des hommes, dit Pont-Briand à voix haute. Des Blancs !... Des coureurs de bois !
Et soudain il ferma les yeux et s'immobilisa entendant résonner en lui le coup sourd du destin. Déjà il savait qui venait. Un profond soupir s'échappa aussitôt de ses lèvres, l'auréolant d'une vapeur blanchâtre qui s'étira longuement dans l'air froid comme si déjà son âme immatérielle le quittait. Un frisson de peur l'ébranla de la tête aux pieds. Puis il se ressaisit. À quoi n'était-il pas réduit, lui, un guerrier qui n'avait connu que batailles et morts sur son chemin !
Il se redressa de toute sa taille et, impassible, un vague sourire aux lèvres, regarda le comte de Peyrac et son fils qui venaient au-devant de lui.
Chapitre 23
En les regardant s'avancer, sombres et insolites dans le vallon étouffé de blanc, les yeux de Pont-Briand se fixaient moins sur la silhouette du comte de Peyrac que sur celle du jeune garçon dans son sillage. Il l'avait peu remarqué à Wapassou. Il s'avisait que l'adolescent était l'exacte réplique de l'homme qui l'avait engendré, mais avec, sur ses traits, dans l'expression surtout, le sourire peut-être, quelque chose qui évoquait irrésistiblement le visage d'Angélique. Et voyant en ce jeune homme la conjonction de deux êtres, l'aveu éclatant que la femme dont il avait nourri ses rêves appartenait à un autre, qu'elle était liée à cet autre et à cet enfant par des liens dont lui, Pont-Briand, ne pourrait jamais deviner la force, il mesura sa solitude. Le jeune garçon n'atteignait pas encore la taille de son père, mais possédait déjà dans ses mouvements une puissance cachée et nonchalante qui inspirait la méfiance, et sur son visage lisse, ses lèvres Fraîches et rouges qui brillaient dans l'entrebâillement des fourrures, le reflet d'une volonté précise, raisonnée, qui ne se laissait pas facilement émouvoir. Ils venaient tous deux à lui pour le tuer. Ils le tueraient.
Pont-Briand pensa au fils qu'il n'aurait jamais, qu'il avait eu peut-être, mais il ne s'était jamais préoccupé de ses paternités possibles. Une jalousie morose s'éveilla en lui et l'aida à haïr l'homme qui s'approchait, qui venait lui demander justice et qui avait tout ce qu'il ne possédait pas. Une femme, un fils. Il fut sur le point d'épauler son mousquet et de tirer immédiatement et de les tuer tous deux. Puis il se méprisa d'avoir eu cette pensée peu digne d'un gentilhomme. Il était persuadé au surplus que le comte, qui le surveillait, serait plus rapide que lui à tirer. Sa réputation de redoutable tireur était parvenue jusqu'au Canada.
« Que n'était-il resté sur la mer, ce Peyrac ! » pensa Pont-Briand, qui aurait donné toute sa fortune pour ne pas avoir à l'affronter. La personnalité du comte lui avait causé dès le premier jour un grand malaise. Il en avait voulu à M. de Loménie d'avoir si rapidement sympathisé avec l'inquiétant inconnu. Pressentait-il qu'il lui faudrait mourir de sa main ? Si Pont-Briand avait voulu regarder au fond de lui-même, il se serait aperçu qu'il souffrait surtout de se découvrir si complètement inférieur à cet homme.
Ils s'observèrent en silence, immobiles, à quelques pas l'un de l'autre. Pont-Briand ne manifestait aucune surprise, ne posait aucune question. Il eût jugé méprisable de se livrer à une pareille comédie.
– Monsieur, dit Peyrac, vous savez pourquoi je suis ici ?... Et comme le lieutenant demeurait impassible :
– Vous avez essayé de me voler ma femme et je viens vous en demander réparation. Je suis l'offensé. J'ai le choix des armes.
L'autre jeta du bout des lèvres :
– Quelles armes ?
– L'épée. Vous êtes gentilhomme...
– Je ne porte pas d'épée.
– En voici une.
Il lui jeta celle qu'il avait empruntée à Porguani et tira la sienne du fourreau.
– Le terrain me semble peu propice à une rencontre, continua-t-il en jetant un regard autour de lui. En cet emplacement, la neige est molle et pro fonde. Une fois nos raquettes enlevées, nous ne pourrons nous maintenir. Nous allons donc nous rendre au bord du lac où le sol est durci. Pendant le combat, mon fils surveillera l'Indien qui vous accompagne afin que celui-ci, ignorant notre code d'honneur, ne cherche pas à vous porter secours en m'attaquant traîtreusement. Prévenez-le car, au moindre geste de sa part, mon fils l'abattra sans pitié.
Ils trouvèrent au bord du lac une croûte de neige glacée et gaufrée qui craquait sous les bottes. À l'instar du comte de Peyrac, Pont-Briand déposa son havresac, son mousquet, sa corne de poudre et ses pistolets, déboucla son épais ceinturon et ôta sa casaque doublée de fourrure. Il ôta également le gilet de cuir sans manches qu'il passait par-dessus une camisole de lainage. Il ôta aussi ce dernier vêtement. Le froid mordit sa peau nue. Peyrac l'avait imité. Pont-Briand vint se placer devant lui.
Il regarda le soleil qui descendait vers l'horizon et plongeait dans les brumes, un soleil rosé et ouaté, immense, et qui répandait soudain des lueurs d'aurore sur la blancheur fade du paysage. Des ombres que l'on n'avait pas soupçonnées durant le jour s'allongeaient au pied des arbres, bleues et minces, avec des vivacités de reptiles. Le soir tombait. Pont-Briand eut un regard tragique. La scène qu'il vivait lui paraissait irréelle. Il aurait voulu s'échapper... Était-il vrai qu'il allait mourir ?... La rage qui le saisit ranima sa confiance. Il ne valait rien à l'épée, soit ! Il le savait, mais la neige au moins serait sa complice. Peyrac n'était pas accoutumé à se battre dans la neige. Mégantic ne trahirait pas un Canadien de la Nouvelle-France. Pont-Briand se redressa et gouailla :
– Décidément, vous n'êtes pas commodes dans votre famille !... Mme de Peyrac m'a déjà assommé avec un tisonnier.
– Un tisonnier, vraiment ? dit Peyrac qui parut enchanté. Ah ! La mâtine !...
– Riez toujours ! s'écria Pont-Briand avec amertume. Un jour vous rirez moins car il vous séparera d'elle, je m'en porte garant.
– « Il » ? Qui donc ? De qui voulez-vous parler ? interrogea vivement le Comte en relevant sa garde et en fronçant le sourcil.
– Vous le savez aussi bien que moi !
– Mais encore ?... J'aimerais vous entendre prononcer un nom. Parlez !
Le lieutenant regarda autour de lui le décor pétrifié comme si des esprits invisibles eussent pu l'entendre.
– Non, fit-il en soufflant très fort, non, je ne dirai rien. Il est puissant. Il pourrait m'atteindre.
– En attendant, c'est moi qui vais vous atteindre, et sûrement.
– Que m'importe ! Je ne dirai rien, je ne le trahirai pas. Je ne veux pas qu'il m'abandonne.
Il eut une sorte de sanglot.
– Je veux qu'il prie pour moi quand je serai en Purgatoire !...
Le désespoir de nouveau l'envahissait. Il se voyait seul, nu et glacé, dans ce paysage préfigurant les limbes où son âme, bientôt, allait errer.
– C'est lui qui m'a poussé, cria-t-il. Sans lui, je n'aurais jamais commis cette faute. Je n'aurais jamais été me jeter, tête baissée, sur votre épée... Mais il triomphera quand même. Il est le plus fort... Ses armes sont de l'autre monde... Il vous abattra... Il vous séparera de la femme que vous aimez. Il ne peut pas supporter l'amour... Il vous séparera d'elle... Vous verrez !...
Il avait commencé par crier, puis sa voix s'affaiblit, devint rauque, tandis que ses prunelles agrandies brillaient d'une lueur fixe.
Très bas, il répéta plusieurs fois avec une poignante intensité :
– Vous verrez ! Vous verrez !...
Puis il baisa les médailles qu'il portait au cou et il se mit en garde.
Chapitre 24
L'absence de Joffrey de Peyrac et de Florimond durait depuis trop longtemps. L'anxiété d'Angélique s'était muée en angoisse folle. Elle s'efforçait de demeurer calme, mais ses traits se tiraient. Ses nuits étaient sans sommeil. Si par hasard elle s'endormait, elle se réveillait brusquement, en sursaut, guettant des bruits, les craquements du gel dans lesquels elle espérait reconnaître l'approche d'un pas, un chuchotement de voix. Mais les sifflements du vent n'annonçaient que le déchaînement d'une tempête dont les tourbillons égareraient et enseveliraient à jamais son mari et son fils aîné. Le jour, elle ne pouvait résister à l'impulsion de venir vingt fois sur le seuil de la porte pour les guetter ou de descendre jusqu'au lac, de suivre longtemps la rive, espérant le miracle de deux silhouettes lointaines émergeant de la forêt. À la fin, elle n'y put tenir. Ses nerfs craquèrent. C'était un soir où un ciel violacé s'était appesanti sur la nature, dévorant peu à peu toute la clarté. À 3 heures, il faisait nuit. Un vent démentiel se levait. Ceux qui avaient voulu ressortir pour chercher dans la cour un outil ou fermer une barrière avaient été renversés par le vent et avaient dû revenir vers l'abri en rampant. On écoutait malgré soi, malgré les portes bien closes, les cris forcenés de la nuit d'hiver, et la conscience de la fragilité humaine s'infiltrait dans les cœurs. On mit les enfants au lit de bonne heure et l'on servit plus tôt le souper. Les hommes mangeaient en silence, sombres et inquiets.
"Angélique et le Nouveau Monde Part 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et le Nouveau Monde Part 2" друзьям в соцсетях.