« Il me mène à la mort, songeait-il inquiet.. S'il continue, je vais être obligé de déclarer forfait. »
Il supputait combien de temps son amour-propre lui permettrait de tenir sans avouer sa fatigue, se donnait des délais et se réjouissait lorsque l'ordre de Peyrac : « Faisons halte un instant », lui parvenait une demi-minute avant qu'il ne s'écroulât sur les genoux. Il pouvait alors s'offrir le luxe de dire avec désinvolture, d'une voix un peu essoufflée :
– Est-ce nécessaire, père ? Si vous le désirez je peux très bien... marcher... encore un peu...
Peyrac secouait négativement la tête et reprenait souffle en silence, avec une sorte de concentration intérieure, et Florimond s'efforçait de l'imiter. À vrai dire, tout au long de cette course, le comte ne se soucia guère de la performance qu'il accomplissait. D'une résistance à toute épreuve qu'il avait déjà prouvée en maintes circonstances, la volonté farouche qu'il avait de rejoindre son rival l'aidait beaucoup à franchir, comme en se jouant, les plus dures étapes.
À la ressemblance de celui qu'il pourchassait, l'image d'Angélique ne quittait pas son esprit. Elle animait l'élan de sa course, allumait en son cœur un feu qui paraissait le rendre même insensible aux morsures du froid. Et les pensées qui s'entrecroisaient dans sa tête occupaient si bien son temps qu'il franchissait vallées et montagnes sans en avoir presque conscience. Le visage d'Angélique brillait en lui et il le contemplait en y découvrant sans cesse des charmes nouveaux. À peine avait-il quitté sa femme qu'elle lui était plus que jamais présente. À peine s'éteignaient les échos assourdis de leurs joies voluptueuses que la seule évocation de son être endormi, tel qu'il l'avait abandonné au matin dans l'aube froide, la tête renversée en arrière et les yeux clos, éveillait en lui de nouvelles convoitises. Tel était encore l'un des pouvoirs d'Angélique. De savoir si bien apaiser et ravir les sens d'un homme épris et pourtant de ne le rassasier jamais, au point qu'à peine s'était-on éloigné d'elle le désir et la langueur de se retrouver à ses côtés, de la contempler, de la toucher et de l'étreindre de nouveau, revenaient brûler le sang. Elle était neuve chaque fois, ne trompait jamais l'attente, ne décevait pas. Et chaque fois, c'était comme une découverte qui laissait le corps heureux et vraiment enchanté. Plus il avait licence d'user d'elle au cours des nuits, moins il pouvait se passer de ce plaisir.
Plus il avait l'occasion de l'approcher, en l'existence quotidienne du fort qu'ils partageaient étroitement, où il pouvait la regarder vivre sans fard ni dissimulation, et plus l'emprise qu'elle prenait sur lui, par la séduction de toute sa personne, s'affirmait. Et il s'en étonnait car il s'était attendu à ce qu'elle le déçût.
N'y avait-il pas de quoi se pencher avec un brin de méfiance sur le mystère d'un tel pouvoir ?... De quelle ruse secrète, de quels dons des fées reçus à son berceau, de quelles puissances acquises par des magies qu'elle ne trahissait pas, était-elle habitée ?
Voici qu'il se mettait à discuter comme les hommes de son temps si fortement tentés de s'en remettre au miracle pour découvrir le secret de ce qui les étonne. Dès le premier instant où elle avait posé le pied sur le sol des Amériques, toutes sortes de choses avaient pris une ampleur nouvelle. Et les Canadiens voyaient déjà en elle s'incarner la vision démoniaque qui les effrayait : une femme s'élevant au-dessus de l'Acadie pour causer sa perte... Bien qu'il voulût s'en défendre, Joffrey de Peyrac était tenté de reconnaître en cette Angélique qu'il avait retrouvée après quinze ans d'absence de surprenants pouvoirs. Si lui-même en arrivait là, il admettait, regardant la réalité en face, qu'en ces contrés arides, où l'on perçoit avec plus d'acuité les grands courants primitifs et naturels une telle figure de femme, parce que douée de qualités exceptionnelles, s'impose, dès son apparition, comme un être inquiétant, vite suspect, jusqu'à devenir mythe et légende. Phénomène coutumier à un pays de mirages où d'incroyables manifestations se multiplient : étincelles crépitantes, sans qu'on puisse en déterminer l'origine, courant sur le corps et les vêtements et y provoquant des chocs douloureux, draperies colorées se déployant dans le ciel en feu d'artifice inexplicable, soleils suspendus dans les ténèbres, demeurant là de longues heures pour subitement se fondre à une vitesse insensée dans l'obscurité du firmament... Les Canadiens y voyaient l'apparition de canots en flammes, transportant les âmes de leurs morts, coureurs de bois ou missionnaires, torturés par les Iroquois ; les Anglais puritains y voyaient la présence d'une planète annonçant de terribles châtiments pour leurs péchés et ils se mettaient à jeûner et à prier...
Sur un tel continent, brutal, austère, où l'on recevait toute vérité sans ménagement, il était naturel, inévitable, que le rayonnement d'Angélique entraînât un mouvement passionnel irrésistible. Il était naturel, se dit-il, que, dès son joli pied posé sur le rivage, l'on parlât d'elle, de la Nouvelle-Angleterre à Québec et des grands lacs de l'Ouest aux îles du golfe Saint-Laurent, à l'est, et pourquoi pas, de la vallée des Mohawks chez les Iroquois, jusqu'aux Nipissing et Nadessioux des rives glacées de la baie Saint-James. Mais s'il comprenait les raisons de ce comportement impulsif, il ne s'en dissimulait pas les dangers. Aux difficultés de son entreprise dans le Nouveau-Monde s'ajouterait maintenant un conflit très particulier et qui avait Angélique pour centre.
Et, avec la lucidité d'un cœur épris, il avait compris aussitôt que la venue du lieutenant de Pont-Briand à Wapassou était le résultat d'un complot, informulé encore peut-être, mais d'une beaucoup plus grande importance que la conséquence d'une passion amoureuse isolée. Pont-Briand risquant follement sa chance, ce n'était qu'une escarmouche, un prétexte, l'avant-garde de quelque chose de plus puissant, de plus hostile, qui, en s'attaquant à l'aura privilégiée de sa femme, cherchait à l'abattre, lui, à travers elle...
En la plaçant à ses côtés, il l'avait exposée aux flèches. Il l'avait révélée, et c'était sans doute à un monde qui n'était pas prêt pour cette révélation et s'efforcerait de la rejeter à tout prix. Dès l'instant où, prenant sa main, il avait dit aux êtres rassemblés sur la plage de Gouldsboro :
« Je vous présente ma femme, la comtesse de Peyrac », il l'avait fait sortir de l'ombre, où seule, avec des ruses de petite bête pourchassée, elle essayait de passer inaperçue, il l'avait de nouveau exposée aux regards et ce ne pourrait être que des regards d'amour ou de haine, car elle ne laissait personne indifférent.
Peyrac se surprenait à regarder autour de lui l'immobilité blanche, la nature glacée et inhumaine, comme s'il y voyait s'assembler des ennemis aux visages encore dissimulés mais implacables. En allant ainsi de l'avant, il tombait dans le piège de l'ennemi, il faisait ce qu'on attendait qu'il rît, mais rien ne pouvait le retenir car, au sein de ces menaces, il y avait une femme qui était la sienne par des droits imprescriptibles, une femme dont il savait seul qu'elle était fragile, une femme dans toute la vulnérabilité de son sexe et qu'il se devait de défendre farouchement et de façon intraitable...
– Père ! Père !
– Quoi donc ?...
– Rien, disait Florimond, hébété de fatigue.
Devant la face que le comte tournait vers lui, où le regard avait la dureté d'une lame acérée, le pauvre garçon ne pouvait trouver le courage d'avouer que ses pieds étaient de plomb. Son père était le seul être devant lequel il perdait parfois contenance. Et, en même temps, il ne pouvait s'empêcher d'admirer sur l'éclat d'un ciel sombre au couchant nuageux, gris et or, l'homme gigantesque, aux tempes argentées, au visage marqué de cicatrices et parfois impressionnant, qu'il était parti chercher au-delà des Océans et qui ne l'avait pas déçu : son père.
Le comte de Peyrac reprit sa route, indifférent aux difficultés de la marche. Il se contentait de les surmonter par les réflexes de son corps entraîné aux pires fatigues, et sa pensée reprenait son monologue intérieur : qui était ce « on » qui s'attaquerait à lui et à elle ? Il ne savait pas encore. S'agissait-il d'une sombre conjuration matérielle ou au contraire spirituelle, de la défense d'une idée, d'une mystique, ou d'intérêts sordides, d'un mouvement de foule ou de la vindicte d'un seul individu qui symboliserait tous les autres ?... Ce qui était certain, c'est que la présence d'Angélique, qui avait ajouté à leurs forces mutuelles, les avait aussi désignés à des forces destructives, qui parfois restent endormies et neutres, mais qu'une provocation excessive, soudain, réveille dans leur férocité. Or, Angélique n'était-elle pas, à elle seule, si belle, si vivante, une provocation, un défi ?... Si lui-même pouvait, par la ruse, donner le change, il savait que, pour elle, on voudrait sa perte, sa destruction... C'était un peu comme s'il avait été « l'Autre » et devinait ses pensées... Il s'arrêta. Et Florimond en profita pour souffler, en s'épongeant. Les sourcils froncés, Peyrac contemplait au fond de lui ce qu'il venait de découvrir. Angélique, en abordant le Nouveau Monde, avait éveillé contre elle un ennemi très puissant.
– C'est bon, fit-il entre ses dents. Nous verrons.
Les mots ne franchissaient pas ses lèvres car, raidies de froid, elles bougeaient à peine.
Chapitre 21
Ils trouvèrent encore ce soir-là un abri utilisé par Pont-Briand. Sous l'épaisse retombée des branches d'un pin, protégé par des remparts de neige soufflée, le sol à peine humide était de mousse sèche, de terre et d'aiguilles de pin et gardait les traces noires d'un feu. Des branches de conifères étaient jetées au sol en épais tapis. D'autres, ajoutées à celles qui formaient voûte au-dessus de l'emplacement préservé, composaient un entrelacement serré et particulièrement hermétique à travers lequel la fumée du feu qu'ils allumèrent eut de la peine à se frayer un passage. Peyrac agrandit de son coutelas l'ouverture, tandis que Florimond se pelotonnait au sol en toussant et pleurant, suffoqué. Il n'avait pas encore acquis l'endurance des Indiens dont les yeux supportent sans dommage la corrosive et habituelle présence de la fumée qui, en été, les protège des moustiques et des maringouins. Mais, au bout de quelque temps, le feu fut clair et haut, dans cet abri naturel que leur offrait la forêt. Les branches ne risquaient pas de prendre feu à cause de la neige amoncelée au-dehors. Seules quelques aiguilles roussissaient et crépitaient alentour de l'orifice d'appel d'air que par instants léchaient les flammes et répandaient une odeur basalmique. Il y avait juste la place pour se tenir à deux assis, les pieds dans le feu, ou couchés en rond, la tête posée sur les sacs, chacun d'un côté du foyer. Assez rapidement, une bonne chaleur régna et Florimond cessa de claquer des dents, de grommeler et de se moucher. La circulation, en revenant dans ses extrémités glacées, lui causa de vives souffrances, mais il se retint de grimacer, car là, c'était une vraie douleur, et il aurait été indigne de se plaindre de la part d'un coureur de bois qui doit se préparer à subir un jour la torture de la main des Iroquois. Le comte avait posé sur les charbons un petit récipient de fonte contenant de la neige. L'eau vint rapidement à ébullition. Après y avoir fait infuser des fruits d'églantier, il y ajouta une bonne rasade de rhum, qu'en habitué des Caraïbes il préférait à l'eau-de-vie, et quelques morceaux de sucre candi. Au seul parfum de la boisson brûlante, Florimond ressuscita, et, après avoir bu, il se sentit très euphorique. En silence, le père et le fils dévorèrent des morceaux de galette de maïs avec, ô régal, des tranches de lard et de viande fumée. Puis des fruits sèches, de ces baies acidulées qu'Angélique distribuait parfois avec autant de solennité que s'il se fût agi de pépites d'or. De temps en temps, une grosse goutte d'eau tombait avec un bruit mat sur leurs épais vêtements. C'étaient quelques morceaux de glace, accrochés aux aiguilles du pin au-dessus d'eux et qui fondaient doucement à la chaleur du feu.
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