Et ils s'étonnaient en ouvrant les yeux qu'il n'y eût pas de sables d'or et de mer bleue... Cythère... Patrie des amants... Sous tous les cieux on peut la rejoindre... Peyrac se redressa sur un coude ; Angélique demeurait absente avec une expression rêveuse sur ses traits et les lueurs déclinantes du feu allumaient un reflet sous ses paupières demi-closes. Il la vit lécher dans un réflexe machinal le revers de sa main qu'elle avait mordue tout à l'heure, et ce geste animal l'émut de nouveau.

L'homme veut faire de la femme une pécheresse ou un ange. La pécheresse pour s'en distraire, l'ange pour en être aimé avec un inaltérable dévouement. Mais la femme éternelle déjoue ses plans, car pour elle il n'y a pas de péché, ni de sainteté. Elle est Ève. Il enroula ses longs cheveux autour de son cou et posa sa main sur son ventre tiède. Cette nuit porterait peut-être un fruit nouveau...

S'il avait été imprudent il ne se le reprocherait pas. On ne peut toujours se montrer prudent quand il s'agit de sauver quelque chose d'essentiel entre deux cœurs, et elle-même le lui avait demandé de si troublante façon à l'instant décisif.

– Et alors, ces sauvagesses ? dit Peyrac à mi-voix.

Elle sursauta, rit doucement et, tournant la tête vers lui en un mouvement languissant et soumis :

– Comment ai-je pu croire cela de vous ? Je ne sais plus...

– Petite niaise, peut-on vous berner si facilement quand il s'agit du cœur ? Vous êtes allée jusqu'à vous en tourmenter !... Êtes-vous donc si peu sûre de votre puissance sur moi ?... Vraiment, que voulez-vous que j'aie affaire de sauvagesses ?... Je ne nie pas que ces petites couleuvres malodorantes peuvent avoir, à l'occasion, leur agrément... Mais en quoi peuvent-elles m'attirer alors que je vous ai ?... Ma parole, me prenez-vous pour le dieu Pan ou l'un de ses acolytes au pied fourchu ? Où et quand voulez-vous donc que je trouve le temps de faire l'amour, avec quelqu'un d'autre que vous ?... Dieu que les femmes sont sottes !...

*****

L'aube était encore lointaine lorsque le comte de Peyrac se leva sans bruit. Il se vêtit, ceignit son épée, alluma une lanterne sourde et, se glissant hors de la pièce, traversa la grande salle, gagna le réduit où dormait l'Italien Porguani. Après un rapide conciliabule à voix basse, il revint dans la salle commune, souleva quelques-uns des rideaux et pans de fourrure derrière lesquels ses compagnons sommeillaient lourdement. Ayant trouvé celui qu'il cherchait, il le secoua doucement pour l'éveiller. Florimond ouvrit un œil et vit à la lueur de la lanterne le visage de son père qui lui souriait amicalement.

– Lève-toi, fils, dit le comte, et accompagne-moi. Je veux t'apprendre ce qu'est une dette d'honneur.

Chapitre 19

Angélique s'étira longuement, surprise que le jour succédât si subitement au soir. Elle avait dormi d'une traite.

Une indéfinissable allégresse flottait au fond de son esprit embrumé et engourdissait ses membres.

Elle se souvint. Il y avait eu le doute, la peur, les pensées noires, la détresse, et puis tout cela s'évanouissant dans les bras de Joffrey de Peyrac. Il avait refusé de la laisser se débattre seule, il l'avait contrainte à se réfugier en lui, et c'était merveilleux... La main d'Angélique lui faisait mal. Elle l'examina avec étonnement, y vit une meurtrissure et se rappela. Elle l'avait mordue pour étouffer ses plaintes dans l'amour. Alors, riant à demi, elle se lova sous les fourrures. Blottie dans leur tiédeur, elle se remémorait certains gestes, certains mots de la nuit. Ces gestes qu'on Fait, ces paroles que l'on prononce sans presque les entendre dans le mystère de l'ombre et l'effervescence du plaisir et dont on rougit ensuite...

Que lui avait-il dit cette nuit ?... « Je suis si bien en toi... J'y resterais ma vie... »

Et, à s'en souvenir, elle souriait, et sa main caressait la place vide à ses côtés, où il avait reposé.

Ainsi, dans la vie des couples, des nuits de pourpre et d'or jalonnent-elles leurs destins, et ces nuits les marquent en secret, avec parfois plus d'intensité que les bruyants événements des jours.

*****

Lorsque Angélique, pleine de remords d'assumer plus tard que de coutume ses tâches ménagères, rejoignit ses compagnes dans la salle commune, elle apprit par leur conversation que M. dé Peyrac avait quitté le fort, tôt le matin, accompagné de Florimond, Ils avaient chaussé leurs raquettes et s'étaient chargés de vivres en prévision d'un assez long parcours.

– A-t-il dit dans quelle direction ils se dirigeaient ? demanda Angélique surprise d'une décision qu'il ne lui avait laissé en rien pressentir.

Mme Jonas secoua la tête. Malgré ses dénégations, Angélique eut l'impression que la bonne dame soupçonnait le but de cette expédition inattendue. Elle détournait les yeux et jetait des regards entendus à sa nièce.

Angélique alla interroger le signor Porguani. Il n'en savait guère plus long que les autres. M. de Peyrac était venu le trouver de grand matin pour l'avertir qu'il s'absentait quelques jours, malgré la rigueur du froid.

– Il ne vous a rien dit de plus ? s'écria Angélique, alarmée.

– Non, il m'a seulement demandé de lui prêter mon épée... Elle se sentit pâlir. Elle fixa le gentilhomme italien. Puis s'éloigna, sans insister. Chacun se remit à ses travaux et la journée s'écoula comme tous les autres jours de ce paisible et dur hiver. Personne ne s'entretenait du départ de M. de Peyrac.

Chapitre 20

La poursuite que le comte de Peyrac et son fils avaient entreprise exigeait de leur part un effort double car Pont-Briand, qui les précédait d'un demi-jour, se hâtait lui-même. Ils commencèrent à marcher une partie des nuits, dans un air si glacé qu'il avait la dureté du métal et les étreignait jusqu'à l'oppression. Ils s'arrêtaient à l'heure où la lune commençait à décroître, se réchauffaient dans une cabane de fortune, dormaient quelques heures et repartaient avec le lever du soleil. Par grâce, la neige restait dure et le temps stable. Les étoiles scintillaient avec une acuité particulière et, s'aidant de son sextant, le comte s'était par deux fois enhardi à abandonner la piste tracée par ceux qui les précédaient et à couper par une autre voie qui lui faisait gagner plusieurs heures. Il possédait de la région des relevés très précis faits par ses hommes ou par lui-même au cours de l'année précédente ; il connaissait par cœur les cartes établies d'après ces données, avait recueilli des Indiens et des coureurs de bois tous les renseignements nécessaires concernant les pistes, les portages, les passages accessibles.

Tant au cours de l'hiver qu'au temps du dégel, l'importance de cette étude cartographique à laquelle Florimond, qui maniait fort bien la plume, le pinceau et les mesures, avait participé, expliquait l'apparente imprudence avec laquelle tous deux, nouveaux venus dans le pays, s'étaient pourtant lancés dans une course qui, à une telle époque de l'année, pouvait être considérée comme une folie.

Le relief à la fois tourmenté et monotone du pays trompeur sous le maquillage uniforme des neiges et des glaces, ses pièges multiples et ses rares complaisances, tout cela était inscrit sans erreur dans sa mémoire et dans celle de son jeune fils. Florimond n'avait cependant pas été sans inquiétude lorsque, délaissant la piste visible au clair de tune et qui traversait sans encombre une large plaine, le comte avait décidé de couper par le plateau qui formait éperon au travers de cette plaine, évitant ainsi un long détour. Le plateau était coupé de failles profondes, dissimulées sous des arbres surchargés de neige, où l'on risquait de tomber. Mais lorsque, à l'aube, en se laissant glisser des contreforts, ils avaient retrouvé le bivouac du lieutenant et du Huron, où des braises encore chaudes témoignaient que ceux-ci venaient à peine de le quitter, Florimond avait repoussé en arrière son bonnet fourré en poussant un sifflement admiratif.

– Père, je t'avoue que j'ai craint par instants que nous ne nous soyons égarés.

– Et pourquoi donc ? N'as-tu pas établi toi-même l'existence de ce raccourci ? Mon fils, ne doute jamais des chiffres ni des étoiles... Ce sont même les seules choses qui ne déçoivent jamais...

Après un peu de repos, ils repartirent. Ils parlaient peu, conservant leurs forces pour l'effort intense que représentait la longue marche, avec aux pieds les raquettes de corde, assez encombrantes et qui faisaient de chaque pas une difficulté, insuffisantes cependant pour les maintenir toujours à la surface de la neige molle ou poudreuse. Il fallait alors s'extraire en levant haut le genou, et sentir, au pas suivant, la neige céder encore sous leur poids. Florimond grommelait, disait qu'il fallait inventer une nouvelle façon de marcher dans la neige. La vision que lui offrait son père avançant d'un pas sûr et infatigable n'était pas sans ressembler vivement à celle que devait avoir de lui à l'instant même le lieutenant de Pont-Briand. Silhouette sombre et implacable de justicier, il allait de l'avant sans manifester aucune lassitude, et donnait l'impression qu'en effet la nature féroce, reconnaissant un maître, s'effaçait et se couchait à ses pieds. Cette forêt qui de loin paraissait infranchissable, voici qu'on la laissait derrière soi, cette plaine qu'on ne croyait pas pouvoir atteindre, voici qu'on la traversait et qu'on arrivait à ses confins.

Les muscles de Florimond lui faisaient mal. Lui qui se croyait jeune et fort, il s'apercevait qu'il avait des bras de mauviette lorsqu'il lui fallait réitérer dix fois de suite en vingt minutes l'effort nécessaire pour se hisser hors d'une congère en se cramponnant aux branches des sapins. C'était la faute de tout ce temps qu'il avait perdu à apprendre l'hébreu et le latin dans cette caverne à prières de Harvard. De quoi perdre tout entraînement et la faculté de bouger dans un pays de glace. C'était aussi parce que son père se comportait comme une machine à broyer I espace, et si Florimond, dans son arrogante adolescence, avait jamais douté de l'endurance d'un homme comme Peyrac, ses inquiétudes étaient aujourd'hui balayées.