Pont-Briand avait essayé de l'embrasser, il en était sûr maintenant ! Il avait posé ses lèvres sur les siennes avec la brutalité des soudards.

Lui-même n'était pas sans responsabilité dans cette affaire. S'il ne s'était pas éloigné volontairement, comme l'en accusait Angélique, n'avait-il pas joué inconsciemment avec la situation créée par l'arrivée de Pont-Briand ? Laisser agir les événements pour contrôler une expérience. Mais on ne joue pas avec le cœur et la sensibilité d'une femme comme avec des cornues, des alambics et d'inertes minéraux. Il est vrai que parfois il doutait d'elle en secret. Il le payait maintenant.

– Est-ce vrai ? murmura-t-elle, d'une voix plaintive qu'il ne lui connaissait pas. Est-ce vrai que vous allez avec les sauvagesses ?

– Non, mon amour, fit-il avec force et gravité. Qu'aurais-je à faire de sauvagesses alors que je vous ai ?...

Elle poussa un bref soupir et partit se détendre. Joffrey de Peyrac s'en voulait profondément. Où donc Pont-Briand avait-il pu aller chercher une invention aussi basse ?... Parlait-on d'eux au Canada ? Qui parlait d'eux ?... Il se pencha vers Angélique pour essayer de la reprendre contre lui. Mais bien qu'elle eût été rassurée sur la prétendue infidélité de son mari, l'humeur d'Angélique à son égard demeurait rétive.

Elle essayait de se ressaisir, mais elle avait eu mal trop longtemps. Elle avait abandonné trop d'espérances pour parvenir à les rassembler aussitôt. Surtout elle avait évoqué trop de souvenirs, trop de visages repoussants... Entre autres celui de ce Montadour qui ressemblait à Pont-Briand... Voici qu'elle se rappelait subitement son nom, maintenant du nom de l'ogre roux... Montadour... Montadour...

Et quand son mari voulut la reprendre dans ses bras, elle se crispa. Peyrac ressentit un violent désir d'égorger Pont-Briand et toute la gent militaire et masculine avec lui. Ce qui s'était passé n'était pas qu'une escarmouche sans importance dont une femme expérimentée se tire sans dommage, comme il l'avait pensé.

L'incident avait rouvert des plaies à peine cicatrisées en cette blessée de la vie. Ce fut l'un des courts moments où l'homme et la femme s'affrontent, toutes leurs forces contraires hérissées l'une contre l'autre, dans une sorte de haine farouche et irrémédiable, avec de sa part à elle le recul devant la soumission, de sa part à lui de désir de la vaincre pour la refaire sienne, parce que, s'ils ne pouvaient se rejoindre ce soir, l'esprit fugace et un peu mystérieux d'Angélique risquait de s'éloigner encore et de lui échapper.

Il sentait les mains délicates de sa femme peser contre ses épaules dans un spasme pour repousser et il ne l'en serrait que plus étroitement, incapable de la lâcher et de s'écarter d'elle. Car si l'esprit d'Angélique errait loin de lui, dans une, solitude aride, son corps était présent, tout proche de ses lèvres et Peyrac n'échappait pas à l'attirance de sa beauté, même si cette chair se rétractait sous ses baisers, si ce recul l'irritait et en même temps exaspérait sa faim. La convoitise, qui, de tout temps, a porté l'homme à la conquête de la femme, est parfois une force encombrante. Elle pesait sur ses reins et le poussait à des impulsions de violence qu'il avait de la peine à maîtriser.

S'ajoutait la pensée de tous ceux qui l'avaient touchée et possédée. Lui qui était un homme et qui avait beaucoup vécu, il n'ignorait pas quel était l'un des secrets de la séduction d'Angélique et qui laissait ceux qui l'avaient connue, selon le sens biblique, frappés d'une nostalgie inguérissable. C'est qu'elle était merveilleusement faite là où il fallait. Des organes parfaits, en bonne place, de ceux dont le Maître en l'Art d'aimer écrit « qu'ils possèdent l'art des deux jouissances »... Des entrailles vénusiennes, étroites, habitées d'une force préhensible et chaleureuse dont elle savait user d'instinct. Il l'avait découverte dès les premiers temps de leurs amours. « Petite putain qui s'ignore », avait-il songé, amusé, surpris de trouver en ce corps vierge des perfections qu'il n'avait pas toujours rencontrées chez de plus brillantes courtisanes.

Or, ce corps magnifique, créé pour l'homme et son plaisir, gardait intacts ses pouvoirs et, quinze années plus tard, Peyrac avait retrouvé en elle avec surprise, avec délice, les merveilleuses sensations d'antan.

En cette nuit sur l'Océan, il avait su qu'il serait de nouveau son esclave, comme avant, comme les autres, car on ne pouvait se lasser d'elle, ni l'oublier. Mais si le corps était intact, le mal se situait ailleurs. Et Peyrac maudissait la vie qui l'avait meurtrie et toutes les ressouvenances qui dressaient parfois entre elle et lui un mur infranchissable. Toutes ces pensées défilèrent en un éclair dans son esprit, tandis que, toutes les fibres de son être tendues vers elle dans un mouvement irrésistible de possession, il essayait de l'attirer et de la maîtriser. Jamais il n'avait senti aussi jalousement, aussi farouchement qu'elle était sienne et que pour rien au monde il ne pouvait la laisser en dehors de lui, l'abandonner aux autres, à elle-même, à ses pensées, à ses souvenirs. Il dut la prendre presque de force.

Mais dès qu'il fut en elle, sa colère et sa violence s'apaisèrent. Ce n'était pas pour la satisfaction de son seul désir qu'il avait, ce soir, fait valoir un peu rudement ses droits d'époux. Il fallait qu'il l'emmenât avec lui à Cythère, car lorsqu'ils en reviendraient les ombres mauvaises se seraient évanouies.

Il n'y a pas de plus magique remède aux rancœurs, aux doutes et aux idées chagrines qu'un petit voyage réussi, à deux, vers l'île des amours.

Il sut attendre. Point de hâte égoïste, d'embarquement en tempête. Un chamman, qu'il avait connu aux Indes orientales lors de ses premiers voyages dans ces pays où l'on enseigne l'amour dans les temples, lui avait appris les deux vertus du parfait amant, et qui sont patience et maîtrise de soi, car les femmes sont lentes au plaisir. Cela ne va pas toujours pour un homme épris sans certains sacrifices, mais la récompense n'est-elle pas dans ce merveilleux éveil d'une chair indifférente ?

Lorsqu'il la sentit se détendre un peu, moins haletante et frémissante, et comme aveuglée, il commença à la stimuler doucement. Il avait ramené ses belles jambes autour de lui afin de mieux se mouvoir en elle et elle était déjà ainsi, plus livrée, plus indépendante. Contre sa poitrine, il entendait battre son cœur à grands coups irréguliers. Celui d'une petite bête affolée. Alors, par instants, il recherchait la fraîcheur de ses lèvres pour un baiser léger, rassurant. Et malgré le joug de la volupté qui l'envahissait jusqu'aux moelles et faisait courir le long de son échine de violents frissons, il ne s'abandonnait pas. Jamais, jamais plus il ne consentirait à la laisser seule en chemin. Elle était sa femme, son enfant, une partie de sa chair.

Et Angélique, dans le tourment d'un cœur où la colère et d'incontrôlables rancunes se débattaient âprement, commença à le percevoir penché sur elle avec une attentive curiosité. Sa présence en elle était comme un bien, un baume apaisant qui irradiait sa douceur dans ses membres et jusqu'au tréfonds d'elle-même. Et, tentée de s'abandonner à ce bien-être, elle fit taire les voix agitées de son esprit qui l'empêchaient de le savourer. Mais, à peine pouvait-elle y atteindre, que les voix reprenaient leur tintamarre et la sensation délicate s'enfuyait. Et elle tournait et retournait la tête avec impatience.

Alors il se retira d'elle et ce fut comme si elle avait été dépouillée de tout, une souffrance à crier, un vide qui la laissait vacante, tendue dans un appel douloureux, et elle eut un élan vers lui et son retour lui procura un tel soulagement qu'elle l'enlaça pour le retenir et il sentit ses doigts légers sur ses flancs, sur ses reins et il s'enchanta de la sentir de nouveau avide.

– Ne me laisse pas, gémissait-elle. Ne me laisse pas... Pardonne-moi, mais ne me laisse pas...

– Je ne te laisserai pas...

– Sois patient... je t'en prie... sois patient...

– Ne t'énerve pas, je suis bien en toi... J'y resterai ma vie !... Tais-toi, maintenant. Ne pense à rien.

Mais il continuait à la faire souffrir en s'écartant d'elle et paraissait vouloir prolonger cette attente, penché au-dessus d'elle dans une expectative frémissante, ou bien il l'effleurait à peine en des caresses vives, insidieuses, qui ne la satisfaisaient point mais éveillaient dans tout son corps des sensations différentes, aiguës ou doucereuses, tandis que d'incontrôlables frissons hérissaient sa chair, et qu'elle en ressentait les ondes jusqu'au bout des ongles, jusqu'à la racine des cheveux !... Ah ! pourquoi avait-elle été si révoltée ce soir ? Que lui avait-on fait jadis ? Ah ! pourvu qu'il ne l'abandonnât pas... Qu'il ne se lassât pas... Et elle s'impatientait contre son propre corps non pas insensible, mais rebelle et qui refusait fa soumission, dans une réaction intime, butée. Joffrey l'apaisait d'un mot. Il ne se lassait point, car elle lui était chère plus que sa vie et à chaque instant il ressentait, comme un dard en lui, la force et l'attachement qu'elle lui inspirait et la joie du triomphe commençait à se répandre dans ses veines. Car il la voyait maintenant tout occupée de cette lutte voluptueuse qu'elle livrait au fond d'elle-même et qu'il suscitait sans relâche. Ces spasmes légers qui couraient à la surface de sa peau satinée, ces crispations de ses lèvres et de sa gorge quand elle reprenait souffle – et tout à coup il surprenait l'éclat de ses petites dents blanches et serrées – c'était le signe qu'elle cessait d'être solitaire, et qu'une fois de plus il avait su la ramener sur les plages lumineuses, loin du gouffre glacé. Et il rit de la voir porter brusquement le revers de sa main à sa bouche pour étouffer une plainte. Les femmes ont d'attendrissantes pudeurs... Au sein des plus aveugles transports, le moindre bruit, un froissement, un craquement les alerte... L'effroi d'être surprise, de trahir leur abandon. Oui, d'étranges, de fuyantes, de difficiles créatures, mais quelle ivresse de les captiver, de les ravir à elles-mêmes et de les faire aborder, mourantes, aux rives interdites. Près de celle-ci il connaissait d'indescriptibles sensations, car elle lui rendait au centuple ce qu'il pouvait lui prodiguer. Et Angélique voulant demander grâce, et ne le voulant pas car il savait comment l'atteindre de toutes parts et qu'elle était sans défense devant sa science amoureuse, s'alliait enfin de tout son être au profond et puissant mouvement de l'amour qui les entraînait tous deux vers les sommets de leur joie commune. Elle l'adorait, tout à la promesse qui montait en elle et dont il réclamait maintenant l'accomplissement. Il ne la ménageait plus, car ils ressentaient tous deux autant de hâte et de passion à atteindre l'île enchantée. Poussés par le flot violent et irrésistible, ils étaient deux et seuls à aborder les rivages, et, enlacés, ils s'échouèrent ensemble sur des sables d'or, lui, soudain agressif, dans la tension du suprême assaut, elle, s'affaissant, s'alanguissant dans une libération ultime, délicieuse, délirante...