– Savez-vous donc qui il est, mon père, d'où il vient ?
– Je le saurai bientôt. J'ai envoyé mes informateurs dans toutes les directions et même en Europe.
– Est-ce vous, père, qui avez encouragé Maudreuil à scalper les chers iroquois à Katarunk ?
– Maudreuil avait un vœu à accomplir. C'est un enfant pur. La Vierge lui est apparue en récompense de sa victoire.
– Comment Peyrac a-t-il échappé à la vengeance de ces démons ?
– Diabolisme de sa part. Il n'y a pas d'autre explication. Vous comprenez vous-même qu'il faut l'abattre, sinon sa présence contaminera nos contrées. Et vous pouvez nous y aider...
Il continuait :
– Je doute beaucoup que cette femme, qu'il fait passer pour la sienne, le soit réellement devant Dieu. C'est sans doute une malheureuse qu'il a séduite et dévoyée.
« S'il est vaincu, la femme sera pour vous.
Ces derniers mots, le père d'Orgeval ne les avait certes pas prononcés, mais Pont-Briand n'avait cessé de les entendre très distinctement en lui, autour de lui, tout au long du dialogue.
– Et si c'est une démone, une vraie ?...
– Mes prières vous protégeront.
L'assurance tranquille du jésuite avait emporté l'adhésion de l'officier. Après avoir confié son poste à son sergent, il avait pris la route du Sud-Est, accompagné d'un seul Huron. En réalité, il n'avait pas vraiment peur qu'elle ne soit une démone, mais parfois, devant le tourment d'amour qui était le sien, un soupçon l'effleurait, une crainte d'envoûtement. Préservé dans sa mission par les puissances célestes, il s'était dit par instants qu'après tout il devrait y avoir du piquant à faire l'amour avec une démone. Il alla se jeter sur la couche qu'on lui avait réservée, mais fut long à s'endormir. La même voix insinuante du père d'Orgeval le rassurait dans son demi-sommeil.
« Croyez-moi, vous serez accueilli par elle comme un sauveur. Le bruit m'est revenu que celui qui se dit son époux mène et a toujours mené une vie libertine. Il a fait venir les quelques familles d'une petite nation indienne dans les environs de Wapassou afin d'avoir des sauvagesses à sa disposition, et bien qu'ayant sous la main une femme blanche dont on dit qu'elle est fort séduisante, il les visite souvent et les débauche. En cette matière, ce flibustier n'a jamais suivi que son bon plaisir, paraît-il... Les malheureuses qui s'attachent à lui sont à plaindre... »
Le père d'Orgeval savait toujours tout, très vite, et, malgré les distances, il était renseigné sur chacun d'une façon sûre. Indications, divinations et psychologie se mêlaient dans sa redoutable science.
Son regard perçait le secret des consciences. Il avait plus d'une fois arrêté quelqu'un dans la rue en lui disant : « Confessez-vous vite ! vous venez de commettre le péché de la chair... »
Quand on le savait résider à Québec, ceux qui sortaient de chez leurs maîtresses prenaient des précautions de Sioux pour éviter de le rencontrer au détour des ruelles. De plus, on le disait protégé du Pape et du roi de France, et que le supérieur des jésuites de Québec, le père de Maubeuge lui-même, devait parfois s'incliner devant ses décisions. Nanti d'un tel laissez-passer, que pouvait craindre Pont-Briand pour son âme, sa carrière et le succès de ses entreprises amoureuses ? Il avait Dieu et l'Église avec lui. Il s'endormit épuisé, mais résolu à triompher.
Chapitre 17
Angélique revenant du lac rentra dans la grande salle du poste. Elle examina derechef les feuillages dont elle venait de faire cueillette et qui lui avaient coûté des égratignures aux doigts, sans compter la morsure du froid. C'était bien de la busserole, qu'on appelle communément raisin d'ours, une petite plante en buisson, à feuilles persistantes. Si le fruit, l'arbouse, est précieux, la feuille, elle aussi, possède les mêmes propriétés bienfaisantes et diurétiques. Avec cela Angélique espérait venir à bout de la gravelle de Sam Holton. C'était bien sa chance, au pauvre Sam Holton, pudibond et timide, d'être en proie à cette douloureuse affection. Les brunes hétaïres du wigwam des castors n'y étaient pour rien, car il était de mœurs sages et on ne l'avait jamais vu se rendre de l'autre côté de la montagne. Mais il confondait sa maladie avec celles que l'on doit aux flèches de Vénus et Angélique, inquiète, l'avait vu dépérir, souffrant visiblement, mais sans qu'elle pût lui faire dire d'où et de quoi... Il avait fallu que le comte s'en mêlât. Sommé d'avouer, l'Anglais puritain s'était confessé, mais sous le sceau du secret. Il se croyait puni de quelque faute de jeunesse. Angélique devait s'arranger pour le soigner sans qu'il sût qu'elle savait. Heureusement elle avait pensé à ces buissons de busserole qu'elle croyait avoir remarqués sur le sentier du lac. Elle en avait déjà ramené hier et aujourd'hui était repartie en faire une ample cueillette. Elle prit sa petite marmite, y versa de l'eau et l'accrocha à la crémaillère. À cette heure de l'après-midi elle se trouvait seule dans la salle du poste, dont la porte restait ouverte car il faisait dehors un franc soleil.
Le comte de Peyrac et cinq ou six hommes étaient partis jusqu'à l'extrémité des trois lacs, près des chutes d'eau, pour examiner les dégâts que la pression des glaces avait fait subir au moulin chilien. Ils ne pourraient être de retour avant le soir. Les autres travaillaient à la mine ou prenaient des mesures dans les falaises. Angélique, ses amies et les enfants s'étaient tout d'abord rendus en groupe jusqu'au bord du lac pour y récolter des feuilles de raisin d'ours car Angélique voulait en faire une décoction très concentrée, susceptible de dissoudre les pierres inopportunes qui torturaient le pauvre Anglais, Sam Holton.
Lorsque le panier avait été plein, les petits avaient réclamé de pousser plus loin, jusqu'à une petite côte où ils feraient des glissades sur la neige durcie en s'asseyant sur des peaux racornies qui leur servaient de traîneaux.
Mme Jonas et Elvire les accompagnèrent et Angélique rentra car il lui fallait mettre sa tisane en route.
Elle jeta les feuilles épluchées dans l'eau bouillante. Puis coupa de la racine de chiendent, la fit ramollir dans un autre récipient, jeta la première eau, la remit à cuire, et finalement pila les fibres dans son petit mortier de fonte.
En se redressant elle se heurta littéralement au lieutenant de Pont-Briand qui se trouvait juste derrière elle. Il était venu sans qu'elle l'entendît.
– Oh ! vous ! s'exclama-t-elle. Vous êtes pire qu'un Indien ! Pire que le Sagamore Mopountook ou que le vieux chef du wigwam des castors, sur le pied duquel je marche chaque fois qu'il se présente. Je ne m'habituerai jamais à ces façons qu'on a dans ce pays de s'approcher des gens sans le moindre bruit.
– Les Indiens me reconnaissent cette qualité, assez rare chez les Blancs, de me déplacer comme eux.
– Vous trompez votre monde, dit Angélique en lui jetant un regard sans aménité.
– Il ne faut pas se fier aux apparences...
Pont-Briand n'avait pas fait exprès de la surprendre.
Sa démarche silencieuse était chez lui une seconde nature. Et, en effet, elle semblait inattendue chez un tel colosse, aux gestes gauches. En revanche, il avait fort bien calculé qu'elle devait être seule dans la grande salle et que c'était le moment ou jamais de l'aborder. Du seuil il l'avait contemplée, tandis qu'enveloppée de vapeurs médicinales elle maniait ses herbes et ses pots avec une expression concentrée qui rendait sévères ses lèvres longues et douces.
C'était là un nouveau visage d'elle et, à la lueur du foyer, parmi cet arsenal de récipients et de sombres liquides brûlants, elle n'était pas sans lui inspirer un peu d'anxiété. Pont-Briand s'était approché, le cœur battant la chamade.
– Désirez-vous quelque chose ? demanda Angélique en rangeant les ustensiles.
– Oui, vous le savez bien...
– Expliquez-vous...
– Vous ne pouvez ignorer, madame, que vous m'avez inspiré une passion qui me dévore. (Il haletait dans son émoi.) C'est pour vous que je suis venu...
Et il essaya de lui expliquer ses aspirations. Comment, pour la première fois, une femme lui était apparue comme un objet digne d'amour... Oui, d'amour... Purifié de la grossièreté... Il se répétait le mot surprenant : l'amour, et il avait envie de pleurer.
– Vous êtes sot, fit-elle avec indulgence. Si ! Si ! vous l'êtes ! Croyez-moi et puis qu'importe après tout, reprit-elle avec impatience. Avez-vous songé, monsieur, que je n'ai pas été créée et mise au monde pour contenter vos nostalgies militaires lorsque par hasard il vous prend envie de devenir sentimental. J'ai un époux, des enfants, et vous devez comprendre que dans ma vie vous ne pouvez avoir d'autre place que celle d'un hôte qu'on accueille avec sympathie. Sympathie que vous perdrez si vous continuez à vous égarer.
Elle lui tourna le dos pour lui signifier qu'il ne devait pas insister et qu'elle considérait l'incident clos.
Elle n'aimait pas ce genre d'homme, assez courant parmi les officiers, le colosse aux pieds d'argile. Ils n'ont de qualités que dans le domaine strictement viril de la guerre, mais près des femmes leur maladresse n'a d'égale que leur fatuité. Convaincus d'être irrésistibles, ils considèrent comme leur appartenant de droit toute femme qui a eu l'heur de leur plaire et ne comprennent pas qu'elle leur soit cruelle.
Pont-Briand ne manquait pas à la règle. Il insista, et l'urgence du désir qui le tourmentait tandis qu'il était ainsi proche d'elle le rendait presque éloquent. Il lui dit qu'il avait besoin d'elle. Elle n'était pas comme les autres. Il n'avait pas cessé de rêver à elle, à sa beauté, à son rire, et c'était comme une lumière dans la nuit... Elle ne pouvait pas le repousser, c'était impossible... Demain, il mourrait peut-être... Mais avant de se faire griller par les Iroquois, au moins qu'elle lui accorde la joie de sa peau blanche. Il n'en avait pas goûté depuis si longtemps. Les sauvagesses n'ont pas d'âme. Elles puent... Ah ! retrouver une femme blanche...
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