Quelques bouffées parurent ranimer le lieutenant, et il se mit à décrire les difficultés qu'il avait éprouvées en chemin. Les tempêtes de neige les avaient plusieurs fois égarés.

– Et quelle urgence vous a contraint à ce voyage, seul, en cette saison ? demanda le comte. Si loin de votre port d'attache. Une mission à accomplir ?

Pont-Briand ne parut pas entendre. Puis il sursauta comme éveillé d'un songe. Il fixa sur Peyrac un regard qui ne comprenait pas.

– Que voulez-vous dire ?

– Ce que je dis. Est-ce un hasard qui vous amène parmi nous ?

– Certes, non.

– Vous aviez donc l'intention de joindre notre poste ? De nous y rencontrer ?

– Oui.

– Et dans quel but ?

De nouveau Pont-Briand tressautait, s'éveillait, et son regard semblait « voir » pour la première fois celui auquel il s'adressait et comprendre « qui » il était. Il ne répondait pas.

– Je crois que cet homme a sommeil, dit Angélique à mi-voix ; après un bon repos il nous communiquera les raisons de sa venue.

Mais le comte de Peyrac insistait.

– Pourquoi donc ? Êtes-vous chargé d'un message ?

Non, alors pourquoi ce voyage seul en une saison dangereuse ? Le regard de Pont-Briand fit le tour de la salle. Il passa la main à plusieurs reprises sur son front. Enfin il eut une réponse étrange.

– Parce qu'il le fallait, monsieur, il le fallait.

Chapitre 16

Le soir vint – l'obscurité tombait très vite. Le lieutenant de Pont-Briand était comme dédoublé. Il avait retrouvé sa faconde et distrayait l'assemblée par ses récits et les nouvelles qu'il apportait de Nouvelle-France.

Son teint avait repris sa franche coloration habituelle. Il parlait de Québec, où il s'était rendu récemment, d'un bal qu'on y avait donné, d'une pièce de théâtre qu'on y avait jouée au collège des Jésuites.

Angélique l'écoutait, les lèvres entrouvertes par l'intérêt, car il contait bien et elle éprouvait pour ce qu'il évoquait, les villes, les trois villes du Nord, Québec, Trois-Rivières et Montréal, une curiosité dévorante.

À plusieurs reprises elle rit, entraînée par la gaieté de ses propos, et Pont-Briand ne pouvait alors s'empêcher de lui jeter un regard dont il s'efforçait de ternir la flamme. Une prudence élémentaire lui était revenue. Il se rappelait seulement qu'il l'avait entendue rire de ce rire de gorge qui lui faisait passer un frisson à la racine des cheveux. Le comte de Peyrac ne lui avait pas redemandé quelle était la raison de son voyage, ce qu'il aurait été bien en peine de lui expliquer. Ainsi une partie de lui-même devisait joyeusement avec la compagnie ; l'autre, dans un sombre tourment, revivait les affres de ces derniers mois, tout d'abord quand il l'avait crue morte et que la vie lui avait paru si désolée qu'il en avait même perdu le goût du tabac. Jamais les jours ne lui avaient paru si longs. Il se revoyait marchant sur les remparts de son fort, regardant vers l'horizon comme si une forme féminine avait pu en surgir ou se perdant dans la contemplation du fleuve immobile, dont la carapace de glace avait tu le murmure. Il avait brutalement chassé la fille indienne avec laquelle il vivait depuis deux ans ; comme c'était la fille d'un chef local, cette décision lui avait attiré des ennuis. Il s'en moquait.

Et puis, tout à coup, la nouvelle était survenue, on ne sait comment, que les étrangers de Katarunk n'étaient pas morts sous le couteau des Iroquois. Ils étaient tous vivants, dans les montagnes... Et les femmes ? Oui, les femmes aussi... Des protégés du Diable à coup sûr, pour avoir échappé à un tel guet-apens... Alors, pour Pont-Briand, c'était devenu encore plus intenable. Il avait voulu revivre, redevenir comme avant. Il avait essayé d'autres femmes indiennes. Des jeunes, des délurées.

Il les renvoyait toutes. Il était dégoûté de leurs peaux graisseuses et luisantes. Il rêvait de peau lumineuse et fraîche au parfum doux et piquant, parfum que l'on devine tout à coup, sur un geste, un mouvement et qui vous saute aux narines et vous enivre.

Même un détail, qui lui avait fort plu chez les petites Indiennes à son arrivée au Canada, leur absence de pilosité, aujourd'hui, lui répugnait comme une anomalie. Il rêvait de toison intime, tranchant sur la blancheur d'une peau. À moins qu'elle ne s'épilât comme les grandes dames le font. Mais pourrait-elle rester grande dame dans la sauvagerie de cette forêt où son redoutable époux l'avait emmenée ? Il n'y avait jamais eu de femmes blanches au fond des bois.

C'était la première fois et c'était insensé. Immoral. On en parlait dans tout Québec, et tout le long du fleuve jusqu'à Montréal.

M. de Loménie avait beau rappeler que lorsque M. de Maisonneuve et ses hommes étaient montés s'installer dans l'île de Montréal pour fonder Ville-Marie, Mlle Mance, qui l'accompagnait, se trouvait dans une situation analogue et même plus scabreuse que celle de Mme de Peyrac, on ne l'écoutait pas. On lui rétorquait que M. de Maisonneuve avait avec lui la cohorte des anges et des saints, et la présence de deux aumôniers, eux bien visibles, et qu'il avait planté lui-même la croix sur le Mont-Royal, tandis que ces Peyrac se faisaient accompagner d'hommes impies, paillards et hérétiques, parmi lesquels la comtesse, sans doute, choisissait ses amants.

Pont-Briand savait ce qu'on racontait. Lors d'un voyage qu'il avait dû faire à Québec, il avait comparu devant l'aréopage du Grand Conseil et il avait été interrogé par monseigneur Laval, par les jésuites et, en aparté, par le gouverneur Frontenac. Il répétait à tous que cette femme était la plus belle du monde, que – oui, c'était certain, il ne pouvait le cacher – elle lui avait ravi le cœur. Et ses descriptions de plus en plus dithyrambiques achevaient de créer un état d'hystérie autour de la femme inconnue. Dans les rues on le regarder passer avec un mélange d'effroi et d'envie. « Voyez dans quel état elle l'a mis !... Mon Dieu ! Est-ce possible ?... d'un seul regard !... »

Son ennui ne guérissait pas. Il rêvait. Il rêvait d'elle. Parfois c'était le son de sa voix qui lui revenait en mémoire ; parfois, la forme parfaite de son genou qu'il avait entraperçu lorsqu'il était entré sans frapper dans la petite habitation.

Il l'imaginait, ce genou lisse, blanc comme une boule de marbre, il se voyait le caressant, pesant sur lui pour entrouvrir d'admirables jambes... et il se retournait en gémissant sur sa couche.

Et maintenant il était à Wapassou, à deux pas d'elle, et il ressentait d'une façon plus aiguë encore ce mélange de désir et de crainte qui l'avait hanté si longtemps. La sueur perlait à son front. Il avait beaucoup parlé ce soir, avec brio, mais son verre était vide et on ne le remplissait plus. Les hommes commençaient à se disperser pour le coucher... C'était à la suite d'une visite qu'il avait reçue en son fort de Sainte-Anne qu'il avait décidé de partir et de la rejoindre. Auparavant il n'y avait pas songé. Le voyage en ce début d'hiver déjà rigoureux eût été une imprudence et il avait son poste à garder. Mais celui qui était venu avait levé tous ses scrupules et même la crainte de se présenter seul et désarmé chez des gens suspects...

Ce soir même, alors qu'il restait assis seul à la table de bois, il sentait bien qu'il était parmi des ennemis, des étrangers. Il avait noté d'un coup d'œil : pas de crucifix, pas de prières en commun. Et, au-dehors, on n'avait pas planté la croix. Il entendait parler anglais, espagnol. Le père avait raison ! C'étaient des mécréants et des impies, sinon de dangereux hérétiques. Il regarda encore autour de lui. Elle n'était plus là. Elle s'était retirée. Et derrière cette porte close elle allait dormir aux côtés du balafré, peut-être même se donner à lui. Pont-Briand souffrait mille morts. Ce qu'il avait entrepris était folie. Elle lui échapperait. Elle était d'une autre essence... inaccessible...

Et puis la voix rassurante lui revenait en mémoire. « Arracher cette femme à une existence immorale est une œuvre pie et qui vous sera comptée pour votre salut. Vous seul pouvez la mener à bien. »

Il avait dit alors brusquement :

– Et si c'était une démone, une vraie ?...

– Mes prières vous protégeront.

Celui qui était venu portait une robe noire et un crucifix de bois et de cuivre sur la poitrine. Au-dessus de l'effigie du crucifix, il y avait un éclat de rubis incrusté. L'homme se tenait un peu voûté car il souffrait encore d'une blessure au côté, faite par les Iroquois, récemment, lors de l'échauffourée, près de Katarunk. Il avait des yeux bleu sombre d'une grande beauté, profondément encastrés sous de broussailleux sourcils, et une barbe frisée et mordorée qui cachait une bouche aimable et douce.

Il était de taille moyenne, vigoureux. Pont-Briand ne l'aimait pas. Il en avait peur comme de tous les jésuites qui sont trop intelligents et voudraient vous priver de tous les plaisirs de ce monde.

Les mains mutilées par les tortures iroquoises inspiraient au lieutenant de la répulsion, bien qu'il n'eût jamais éprouvé un sentiment analogue vis-à-vis des infirmités de ses amis coureurs de bois, comme L'Aubignière qui, pourtant, avait eu à subir le même supplice. Il s'étonnait de la visite du père d'Orgeval qu'il soupçonnait de le mépriser pour son inculture. Mais celui-ci lui avait parlé avec beaucoup d'aménité. Il avait dit qu'il savait que Pont-Briand était amoureux fou de la femme étrangère rencontrée dans le Haut-Kennebec. Il n'en paraissait pas choqué, au contraire. Dieu avait peut-être inspiré ce sentiment à un honnête homme, chrétien et français de surcroît, pour aider à écarter les dangers qui menaçaient l'Acadie et la Nouvelle-France, par la présence usurpée du comte de Peyrac, renégat et traître, au service des Anglais.