Il n'y avait pas si longtemps qu'un soir de tempête sur le Gouldsboro, elle avait livré son être tremblant à la possession. L'instant qu'elle redoutait depuis la nuit du Plessis avait eu lieu et il ne s'était rien passé de terrible. Il n'y avait eu que cette saveur de songe, d'infini, qui, dans le profond bercement du navire, l'entraînait sur les ailes d'un bonheur renaissant. Ici, c'était le creux nocturne des bois et de l'hiver, la stagnation du lit rustique au parfum de sève et de mousse.
Un songe encore, de silence pesant, à peine troublé par les cris lointains des coyotes ou des loups. Un moment vécu à l'écart du temps. Un doux voyage. La réalisation de ce vague rêve des humains clé se blottir au fond d'une tanière pour y dormir dans la chaleur de l'amour. Il lui arrivait de s'éveiller, et, osant à peine respirer, elle goûtait la merveilleuse sensation de plénitude. Il n'avait pu lui donner le palais, la maison qu'il avait rêvés. Mais il y avait le lit. Le lit ! La nuit !...
Autrefois, lorsqu'ils étaient à Toulouse, ils avaient peu dormi ensemble la nuit. Ils avaient des journées pour s'aimer et de longues siestes, délicieuses. Mais ici, pour eux, dans la vie rustique et sauvage, c'était comme pour le besogneux, les pauvres gens, il n'y avait que la nuit.
Elle respirait bien contre sa force tranquille. Parfois elle s'éveillait, et le regardait dormir, présent, vivant. Elle enviait l'insensibilité masculine qui le faisait si calme alors que les femmes transposent en leur chair toutes leurs imaginations et les pulsations des étoiles, ces mondes inconnus.
Les braises étaient pourpres dans l'âtre. À peine un reflet sur les solives. Angélique ne voyait rien, mais elle écoutait le souffle régulier de Peyrac, près d'elle, avec un sentiment de délectation.
Toutes ses nostalgies, toutes ses errances aboutissaient à lui. Et c'était son époux, il ne la quitterait plus !
Elle avançait la main pour le toucher, le reconnaître, émue par la rudesse insolite de ces formes anguleuses. Alors, d'un geste instinctif, il l'attirait dans son sommeil contre son torse vigoureux, tout couturé de cicatrices. Des cicatrices, il en avait par tout le corps et elle les touchait. Tant de fois la vie de cet homme avait été menacée et sa chair torturée. De ces heures atroces, il ne restait que ces traces inscrites dont il ne se souciait pas. Beaucoup s'étaient effacées.
– Vous avez dit un jour que chacune de ces marques portait le nom d'une cause différente pour laquelle vous aviez répandu votre sang...
– Il serait plus exact de dire que c'est la signature de mes ennemis, aussi nombreux que divers. Les plus vilaines ? Celle du bourreau du Roi de France. Il m'a tiré ma pauvre jambe et me l'a rendue agile, mais il m'a laissé dans les nerfs du bras gauche une gêne dont je me ressens parfois, surtout pour tirer. » Les plus belles ? Celles de duels ou de batailles en Méditerranée. On y manie bien le sabre et c'est une arme qui fait de larges et franches estafilades. Un trou profond au côté ? Une balle dans les Caraïbes, espagnoles ou françaises, je ne sais plus. La plus récente, là, au front, que vous avez si délicatement soignée de vos belles mains : un tomahawk abénakis, armé par la Nouvelle-France. La première peut-être d'une longue série.
– Taisez-vous, chéri ! vous me faites peur.
– Et vous, ma belle, ma guerrière, montrez-moi donc vos marques héroïques.
Mais Angélique tirait à elle le drap et toutes les fourrures pour se dissimuler.
– Jamais ! Les cicatrices des hommes sont des marques glorieuses. Elles rehaussent leur prestige et racontent leurs exploits. Celle des femmes sont des erreurs, des maladresses, la marque de la vie sur elles, le signe qu'elles sont allées se fourrer où elles n'avaient que faire... Une déchéance...
– Montrez-moi.
– Non, il n'y a que la brûlure de la fleur de lys.
Un soir, il réussit à se saisir de la fine cheville d'Angélique et à la tourner vers la lumière pour examiner la marque violacée de la plaie qu'elle gardait de sa fuite au Maroc. Elle dut raconter. Cela s'était passé dans le désert. Un serpent l'avait mordue. Colin Paturel, avec son couteau, avait taillé la chair puis l'avait cautérisée... Cruelle opération, elle s'était évanouie. Ensuite !... Eh bien ! Colin l'avait portée sur son dos de longs jours. Il ne restait plus qu'eux. Les autres compagnons étaient morts en route.
Elle n'évoquait le souvenir de Colin Paturel qu'avec réticence. Comme si Joffrey eût pu savoir !
Mais il savait certainement. Il avait alors une certaine façon de la serrer contre lui et de l'observer avec une attention qui l'effrayait un peu.
Pourtant, si l'évocation de son odyssée au Maroc demeurait, malgré la souffrance, pour elle auréolée de beauté par la magie du simple amour que le Normand lui avait voué, elle ne comprenait plus comment elle avait pu se donner à lui.
Tout ce qu'elle avait connu de jouissance dans les bras de ses amants d'autrefois lui semblait, quand elle essayait de s'en souvenir aujourd'hui, sans importance. Minutes agréables, simplement. Mais, à la lumière des découvertes présentes, ces sensations passées lui apparaissaient incomplètes.
Elle ne savait plus à quel pouvoir attribuer le renouvellement de son plaisir, lorsqu'elle était entre ses bras. Elle se découvrait chaque fois comme une inconnue, livrée à de multiples révélations qui l'étonnaient et l'étourdissaient. Alors elle était heureuse dans toutes les fibres de son être. En elle se mêlaient puissance et langueur et le plaisir était comme un chant strident, long et intense. Revenue à elle, après un court sommeil, elle se reprochait parfois d'être trop sensuelle.
La mentalité calviniste qu'elle avait connue chez les protestants de La Rochelle lui revenait et lui mettait une bouffée de chaleur aux joues.
Lui, la regardait, du coin de l'œil, s'habiller avec rigueur, mettre sa coiffe blanche de lingerie et y ranger très à l'étroit ses beaux cheveux sans qu'un seul passât, dans un souci de correction un peu tardif qui cherchait à effacer ou à réparer les trop libres ébats nocturnes. Elle ne savait pas que cette libération de tout son être, cet épanouissement de ses sens n'avaient rien que de très normal.
Elle avait trente-sept ans. Elle ignorait que la maturité est l'âge du plaisir pour les femmes. À l'appétit un peu triste de la jeunesse pour les jeux de l'amour succède le raffinement des découvertes. Peu le savent ou le comprennent.
L'éveil de la Belle au Bois dormant, cela ne dure pas cent ans. Mais il y faut quand même quelques années. Arrive le temps où ce corps ignorant est devenu sanctuaire. Désormais les rites éternels peuvent s'y accomplir dans toute leur magie. Et cela transparaît dans un regard. Peu d'hommes s'y trompent.
C'est l'âge où souvent la femme atteint au zénith de sa beauté. Car le même phénomène de perfection qui lui a fait, sous la pression de la vie, enrichir sa personnalité semble maintenant atteindre sa forme extérieure pour la transfigurer jusque dans ses gestes, sa voix, sa démarche.
Elle est elle-même, achevée, en possession de ses richesses propres, le charme, la beauté, la féminité, le cœur, l'intuition. Et la jeunesse encore...
Conjonction redoutable et qui, pour peu qu'elle ait su préserver les valeurs qui la composent, en fait, à cet âge, la plus dangereuse créature d'amour qu'on puisse rêver. Telle la vit le lieutenant de Pont-Briand, lorsque Angélique lui apparut au bord du lac, en un clair matin glacé, alors qu'après une course insensée de plusieurs jours il parvenait à Wapassou.
Chapitre 15
Le lac était gelé. La neige le recouvrait entièrement. C'était une plaine lisse, immaculée. Le lieutenant de Pont-Briand le traversa de son pas de barbare qui détruisait le velours du somptueux tapis blanc en marquant la neige de la trace ronde des raquettes. Il avançait, lourd et titubant, les yeux fixés devant lui. Il venait d'apercevoir Angélique : Elle ! C'était elle !... Elle était donc bien vivante. Et il l'atteignait après avoir tant rêvé d'elle. Angélique se tenait au bord du lac, sur le sentier, et le regardait venir, n'en croyant pas ses yeux de voir s'avancer une silhouette étrangère.
La fraîcheur bleutée de certains matins d'hiver baignait encore le cirque arrondi de forêts et de falaises où se cachait le fort.
Le ciel : ni or, ni argent, ni rosé, ni bleu, mais une eau incolore, transparente, avec sur l'horizon, là où les falaises s'abaissaient en direction des chutes, des méandres de nuages lilas. Vers l'ouest, au ras des cimes, se découvraient des traînées de rosé subit, reflet d'un soleil levant, qui allait surgir en face mais qui n'avait pas encore franchi la lisière des sapins noirs. Toutes ces montagnes entraperçues semblaient lointaines, leurs sommets perdus dans un rêve froid et pur, inaccessibles. La clarté du soleil gagna peu à peu sur le lac et la silhouette du lieutenant s'y découpait en noir dur, soutachée de lumière, avec son ombre longue, projetée à ses côtés.
« Qui est-ce ? » se demandait Angélique.
Le cœur inquiet, et bien qu'elle eût déjà le pressentiment assuré de qui apparaissait là, elle s'interrogeait.
Une autre forme, plus lointaine, emmitouflée dans des fourrures, surgit à son tour de l'ombre froide, à l'extrémité du lac.
– Des Français ? Seigneur ! Y en a-t-il beaucoup d'autres ?...
Le lieutenant canadien traversait le lac en état d'hypnose. À son esprit épuisé par deux semaines d'un exténuant voyage, il apparaissait comme un signe évident de sa réussite que ce fût elle la première qu'il vît en approchant du repaire du comte de Peyrac.
Comme si elle l'avait attendu ! Comme si elle n'avait cessé d'espérer de le voir apparaître dans sa solitude de femme abandonnée, avec des brutes, au fond d'une forêt inhumaine ! Voilà ce qu'il imaginait.
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