– Il ne faut pas pleurer, petite amie. Vous avez souffert avec courage des épreuves injustifiées. Quant à celui que vous aimez, je sais qu'il a expié. Il est juste d'essayer maintenant de réparer tout cela. La vie est clémente. Bien plus que les hommes. Elle éprouve, mais récompense...
– Oui. Oh ! oui, monseigneur, je comprends... Je comprends ce que vous voulez dire.
Elle parla d'une petite voix hachée de sanglots.
– Lorsque j'étais à La Rochelle, je n'étais qu'une femme ordinaire... Je ne pensais a rien. Je m'aperçois aujourd'hui que j'étais sans vie... Vous m'avez enseignée, monseigneur, vous m'avez enseignée et maintenant je suis autre. Que de choses j'ai comprises depuis... depuis que je vis parmi vous, dit-elle avec timidité. Oh ! que j'aime Wapassou, que j'aime votre demeure, monseigneur ! Nous ne nous en irons pas. Jamais ! Nous resterons ici, lui et moi, pour vous servir... Il l'interrompit d'un geste indulgent.
– Calmez-vous ! Ce soir, il est trop tard pour faire des projets. Vous devez d'abord vous reposer. Le choc a été rude. Essuyez vos yeux. Il ne faut pas qu'il voie que vous avez pleuré, sinon il sera persuadé que vous le rejetez et il ira se tirer une balle dans la bouche avant que j'aie eu seulement le temps de le rassurer. Ces Bordelais sont impulsifs... Pourtant, je vous conseillerai de ne pas lui donner votre réponse avant demain. Retirez-vous dans votre chambre. Il est préférable que vous laissiez à la nuit le temps de mûrir votre décision. Pour lui aussi, une nuit de doute et de méditation ne sera pas de trop. Il appréciera mieux la valeur de son sentiment. Je vais seulement l'avertir que vous avez demandé à réfléchir.
Elle l'écoutait, docile.
– Je vous demanderai ensuite à tous deux, reprit-il, de continuer à vivre comme par le passé, en apparente et simple amitié. Nous allons entrer dans le cœur de l'hiver. Ce n'est pas le temps des amours. Nous avons une difficile étape à franchir, dont nous devons tous sortir vivants, en bonne santé morale. Vous me comprenez ?
Elle inclina la tête, gravement.
– Quand le printemps viendra, nous redescendrons vers Gouldsboro et là le pasteur vous mariera... ou le prêtre comme il vous conviendra selon votre accord.
– Oh ! c'est vrai que je suis huguenote et lui papiste, s'exclama-t-elle, paraissant atterrée.
– Si vous ne le constatez qu'à l'instant, le fossé qui existe entre vous me semble facile à combler. Paix ! Paix sur la terre aux âmes de bonne volonté... Voici une parole qui nous concerne tous. Et bonsoir !
Angélique raccompagna la jeune femme jusqu'au seuil de sa chambre et l'embrassa avant de la quitter.
La plupart des hommes s'étaient retirés derrière le grand rideau de peaux cousues qui cachait leur dortoir à deux étages.
En repassant par la salle elle entendit des marmites et des ustensiles dégringoler et s'aperçut qu'ils venaient d'échapper aux mains troublées du pauvre Malaprade. Le cuisinier était pâle et il lui jeta un regard d'épagneul blessé. Angélique eut pitié, et, s'approchant, elle lui chuchota vivement : Elle vous aime.
Chapitre 13
Le lendemain, Elvire alla elle-même trouver Malaprade et comme il faisait beau ils descendirent tous deux jusqu'au bord du lac et on les vit longtemps se promener sur le sentier qui longeait la rive.
Lorsqu'ils revinrent ils étaient rayonnants et se tenaient par la main. On leur fit une petite fête de fiançailles qui se déroula dans une courtoisie de bon aloi. Si Malaprade eut à supporter de la part de ses camarades les plaisanteries d'usage ce fut hors de la portée des oreilles féminines.
Il était transfiguré. Ce bonheur faisait plaisir à tout le monde. Malgré tout, Angélique fut quelque temps sans pouvoir oublier les révélations faites par Peyrac sur le maître d'hôtel. Elle en avait certainement été beaucoup plus bouleversée qu'Elvire. Peut-être parce qu'elle était moins innocente. Cela lui remettait en esprit ses propres souvenirs sordides. Le soir, devant le feu de la petite chambre, elle ne pouvait s'empêcher d'y penser. Deux amants découpés en morceaux par le couteau d'un cuisinier. Des mains poissées de sang, la peur, la sueur au front, la solitude de la bête traquée... Angélique songeait.
Des serpes s'abattant sur des cous endormis, la tête qu'on lui avait amenée hideuse et morne, d'un homme dont elle voulait tirer vengeance et qu'un paysan tenait devant elle par les cheveux, et ce sang coulant, dans lequel elle aurait voulu laver avec volupté ses doigts blancs. Cette haine, ces sursauts de bête à la fois implacable et terrifiée, cette abjection de tout l'être traîné dans sa fange et sa pourriture, elle les avait confessés au prieur de l'abbaye de Nieul et il l'en avait absoute...
Mais l'empreinte, le sceau douloureux de tels moments, comment l'effacer ? Agenouillée devant le feu de sa chambre, elle penchait son fin profil, elle continuait d'avoir la chair de poule, une vague nausée. Elle comprenait Malaprade. Surtout après : la terreur sans nom, l'être secoué comme par une tempête, l'horreur de soi-même.
Elle jetait du bois dans le feu pour occuper ses doigts tremblants. Elle pensait qu'Elvire avait été très courageuse. Elle avait le courage des âmes pures, de celles qui ne « savent pas ».
« Elles ne sont pas faciles à faire parler, ces petites huguenotes, se disait Joffrey de Peyrac songeant à Elvire. Mais on en vient plus facilement à bout que de celle-ci. »
Et il surveillait Angélique agenouillée à quelques pas de lui, si absente, si lointaine qu'elle n'avait même pas conscience de ce regard.
De « ses hommes », des « siens », elle était bien celle qui se confiait le moins. Il y avait tant de choses inconnues à ne pas blesser en elle. Il fallait attendre qu'elle vînt chercher son réconfort.
« Elle est femme. La femme n'est pas faite pour l'enfer, quoi qu'on en pense. Elle garde longtemps la honte de ses lâchetés, de ses erreurs, de ses abjections... Elle n'est pas créée pour l'ombre et le désordre, mais pour la lumière et l'harmonie... Ne souffre pas si loin de moi, petite âme, je sais ta faiblesse. C'est la blessure de la vie. Il n'y a pas de honte à en être frappé. C'est le sort de l'humain. L'important, c'est de savoir comment on en guérit. »
Autrefois, songeait Peyrac, les femmes, les enfants, le paysan, l'artisan, l'homme du commun, tous les faibles avaient un défenseur. C'était le chevalier. C'était le rôle du chevalier de se battre pour les faibles, d'endosser les revanches, de payer le prix du sang pour ceux dont les poignets et la force d'âme étaient fragiles. C'était le rôle du chevalier de défendre celui qui n'est pas né pour la lutte, le crime, le sang, les coups, le malheur, c'était son rôle. Aujourd'hui les temps ont changé. Il n'y a plus de chevalerie. Chacun se débat. Les femmes se défendent des griffes et des dents, et l'homme du commun, eh bien ! il fait comme Malaprade, il succombe à la peur et à la panique. L'homme du commun est fait pour une existence benoîte. Le jour où il doit se confronter avec la vie, la passion, le mal, il s'affole, il n'est pas prêt, il n'a jamais pensé que cela pouvait lui arriver à lui. Dans la peur un homme de cette espèce est capable de faire n'importe quoi, le pire, l'impensable. La seule chose qu'il réalise vraiment, c'est la solitude du pécheur. J'imagine assez bien cet homme respectable, considéré dans sa ville, découpant, la sueur au front, des membres encore chauds de deux êtres qu'il a connus et sans doute aimés, et j'avoue que cette image m'inspirerait plutôt de la pitié que de l'horreur. »
Pauvre artisan ! Où est ton défenseur ? Où est ton justicier ? Lorsqu'on naît gentilhomme on a le courage de regarder en face le risque, la mort, le pire et tout ce qui peut exister sur terre, né de l'infirmité du monde. « C'est ce qui a manqué à un Malaprade artisan consciencieux et sans histoires. S'il avait été gentilhomme il n'aurait pas assassiné ceux qui le bafouaient, il n'aurait pas cédé à une agressivité aveugle et démente. Il aurait fait enfermer sa femme à vie dans un couvent et il se serait battu en duel avec l'amant, au grand jour, et il l'aurait tué, mais sans risquer ni la prison ni la corde, puisque l'impunité du meurtre en franc combat était assurée au chevalier. Mais la chevalerie est morte, et le cardinal de Richelieu l'a enterrée en interdisant le duel.
« Pour quel monde dois-je aujourd'hui enseigner mes fils ? Un monde où sans conteste la ruse et la patience sont les premières armes. Mais pour devenir souterraine la force n'en reste pas moins indispensable. » Maintenant, soliloquant en son for intérieur, Peyrac était si loin que c'était Angélique qui, soudain, s'en avisait et levait les yeux vers lui. Elle regardait cet homme assis et tournant vers la flamme son visage buriné, où les yeux et les lèvres paraissaient seuls doués d'une vie sensible, tant le vent, le soleil et la mer avaient fait de sa peau un masque durci comme le cuir. Il ne portait plus la barbe. Les Indiens n'aiment pas les gens à barbe, disait-il. Et il recommandait à ses hommes de l'imiter afin de ne pas indisposer les indigènes pour lesquels la vue de ce désordre de poils était aussi pénible à supporter qu'une obscénité. Si les coureurs de bois ne sacrifiaient pas à cette obligation, c'était par paresse et laisser-aller, incompréhension aussi. Ils auraient été mieux avisés de le faire. On n'ignorait pas que l'admirable père Brébœuf avait payé par un affreux martyre deux disgrâces conjuguées, insupportables aux Indiens : il était chauve et il portait la barbe. Joffrey de Peyrac devinait toujours ce genre de chose. C'était le respect qu'il avait de l'interlocuteur qui le guidait dans sa divination.
Angélique se rapprocha de lui et elle posa son front contre ses genoux.
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