On s'y aime aussi, à la sauvette, en cachette avec remords, même entre époux, à cause de l'œil des jésuites qui pèse sur toutes les consciences.

On y boit beaucoup. C'est le seul plaisir. De l'eau-de-vie, encore de l'eau-de-vie. De l'eau-de-vie de pommes, de seigle, de prunes ou de froment, parfumé, transparent et que l'on a brûlé dans son propre alambic.

Les rues d'hiver sont pleines de l'odeur du marc, et de celle des feux de Dois,, des soupes au lard et des anguilles fumées.

Les jours d'hiver sont imprégnés de l'odeur d'encens des messes et des vêpres et de l'odeur parcheminée des livres reliés de cuir que l'on a apportés d'Europe et que l'on feuillette et relit sans cesse au coin de l'âtre.

Les nuits d'hiver craquent sous le gel. On dirait que les vitres vont éclater. Des fleurs de givre collent aux carreaux.

C'est dans ces villes qu'explose et se répand la nouvelle. Ils sont vivants les étrangers de Katarunk que l'on avait crus massacrés par les Iroquois. Elle est vivante la femme si belle du fond des bois, qui est apparue, montée sur un cheval, aux sources du Kennebec. Elle est vivante, la Démone ! Triomphe et terreur ! Jubilation de ceux qui croient aux pouvoirs infernaux.

Vous imaginez-vous, mes compères, que le Diable se donne la peine d'envoyer l'un de ses suppôts sur la terre pour que d'une pichenette d'Iroquois il n'en reste plus que fumée ?... Que nenni !... Le Diable est plus puissant que cela !... Il n'a pas fait encore assez de mal en Acadie pour qu'on puisse augurer de sa défaite ou de sa victoire. Et la preuve c'est que la Démone est toujours là... bien que Katarunk ait brûlé. Loménie répète : « J'ai vu moi-même les cendres de Katarunk... »

Mais celui qui a apporté la nouvelle transcendante est formel. Il affirme : « Les étrangers sont vivants dans les montagnes, au lieu-dit Wapassou, le lac d'Argent. »

Car celui qui apporte la nouvelle, qui douterait de lui ? Il voit tout à distance. C'est un saint. Il a vu que les étrangers avaient échappé aux Iroquois, sans avoir eu même à livrer bataille, et voilà bien la preuve qu'ils sont suppôts de Satan.

Si ce n'est Dieu qui les a sauvés miraculeusement, alors ce ne peut être que le Diable. Or, Dieu ne peut avoir secouru des êtres qui ne plantent pas la croix, qui pratiquent les hérésies et n'approchent pas des sacrements.

Donc, c'est le Diable !

M. de Loménie perd l'entendement.

C'est la Démone qui l'a envoûté par son charme, dit-on, comme aussi Pont-Briand que l'on a vu errer morne et hagard dans les rues de Québec, parlant d'une femme belle comme le jour qu'il a rencontrée au fond des bois...

Montée sur un cheval...

Comme si cela pouvait exister ! Il n'y a jamais eu de femmes blanches au fond des forêts. Ceux qui l'ont vue monter sur un cheval se sont trompés. C'était une licorne sans nul doute... Quelques-uns qui étaient dans le ravin, lorsque la forme est apparue la première fois sur le clair de lune, disent qu'ils ont aperçu la corne pointue... On les presse de questions, on les supplie de rappeler leurs souvenirs, on les entoure, ceux qui ont été en expédition cet automne avec M. de Loménie et qui ont rencontré le personnage noir et masqué, et la femme qu'on n'ose nommer encore tout haut : la Démone, mais que l'on appelle déjà : la Dame du lac d'Argent.

Et maintenant que va-t-il se passer ? Monseigneur l'évêque a ordonné des processions et des jeûnes. Il est allé visiter la sœur Madeleine, la visionnaire, en son couvent, puis il s'est rendu chez le gouverneur du Canada, M. de Frontenac, pour y rencontrer M. de Loménie et M. d'Arreboust, le pieux syndic de la ville de Québec, et diverses personnalités ainsi que plusieurs parmi les jésuites.

Longtemps les chandelles brillent derrière les fenêtres du château, sur le Roc... Le Saint-Laurent, sous la lune, est une vaste plaine blanche.

Chapitre 12

À Wapassou, une petite famille d'Indiens était venue s'installer à environ une lieue du poste, près d'un étang, pour y pêcher le castor. On les voyait souvent rôder dans les parages. L'altercation de l'Auvergnat avec l'un d'entre eux avait eu lieu à propos de la sœur de celui-ci, une assez jolie sauvagesse aux longues tresses qui montrait, en riant, l'éclat de ses dents blanches, et ne cachait pas ce qu'elle attendait des « Normands » que l'on dit portés aux plaisirs de l'amour. Il y en avait une autre, plus timide en apparence, mais qui n'en accordait pas moins, avec facilité, d'amoureux rendez-vous.

Il était d'ailleurs étonnant de voir combien les hommes profitaient peu d'un voisinage pourtant complaisant. Le jeune Yann, Jacques Vignot, un des Anglais furent seuls à en user : leurs absences étaient rares.

Il s'avéra même que la dispute de l'Auvergnat avec l'Indien n'était pas née d'un trafic de galanterie, mais parce que la petite, en traînant dans la cour du poste, lui avait volé du tabac et son couteau.

Angélique se rappelait ce que son mari lui avait expliqué un jour. Les gens de mer sont continents. Capable lui-même de vivre longtemps sans femme lorsqu'il le fallait, Joffrey de Peyrac avait su choisir les hommes qu'il emmenait. Ils avaient suivi Peyrac parce qu'il leur avait promis de l'or. L'attrait de l'aventure et de la réussite leur tenait lieu de réjouissance. La femme faisait partie du butin. La partie n'était pas encore gagnée. On verrait plus tard !... Une méfiance instinctive des attachements sentimentaux qui vous engagent sur le chemin de l'esclavage les aidait à maîtriser leurs sens.

Et Angélique pensait aussi à Nicolas Perrot qui depuis trois ans avait laissé femme et enfant au logis pour courir les bois et à l'occasion la terre entière. Pour lors, un peu avant que la neige ne tombât, il était reparti vers le Sud, pour essayer d'atteindre un petit poste de traite tenu par un Hollandais à l'embouchure du Kennebec et en rapporter des denrées indispensables, sel, sucre, farine, un peu d'huile... Finalement, celui qui se montrait le plus assidu auprès des jolies sauvages, c'était – qui l'eût cru ? – le vieux Macollet. Il était sans cesse en allées et venues, quel que fût le temps, entre son wigwam enfumé et celui des Indiens. Un fameux lapin, ce Macollet ! Il aimait aussi à s'asseoir près du feu d'un Indien et converser avec lui.

Le chef de cette tribu était un peu sorcier. Il apportait à Angélique des racines, des herbes et des résines. Le premier moment de frayeur passé, lorsqu'elle l'avait vu un beau matin derrière elle, le bras levé en signe de paix mais aussi hérissé de fourrures qu'un ours, et naturellement étant entré sans bruit, ils étaient devenus bons amis. Elle commençait à pouvoir converser avec lui dans sa langue, et elle n'en était pas peu fière car on lui avait dit que les langues indigènes étaient très difficiles à apprendre. Les missionnaires qui en parlaient en France disaient qu'il fallait des années, et les coureurs de bois eux-mêmes ne semblaient pas encourager les nouveaux venus à se lancer dans une telle étude. Il fallait être du pays, expliquaient-ils. Mais Joffrey de Peyrac très rapidement s'était familiarisé avec ces idiomes et il avait expliqué à Angélique que les difficultés n'étaient qu'apparentes. Ceux qui se plaignaient manquaient d'esprit d'observation.

Pour sa part il avait très vite noté que la plupart des tribus indiennes qui les avoisinaient étaient tous d'une même souche linguistique, probablement originaire et descendant en partie des Incas, ou des Quichouas du Pérou. Et que c'est ainsi que son mineur métis avait pu les comprendre d'emblée en arrivant, ici, en Amérique du Nord. Iroquois, Algonquins, Hurons et Abénakis étaient cousins par la langue car seul l'accent et l'intonation différaient, ou quelques mots usuels comme : eau ou enfant, et encore parce que simplement, suivant les tribus, on adoptait des interprétations différentes de tel mot. Par exemple, eau pouvait se dire source, liquide, ou bien lorsqu'on parlait d'un enfant : jeune, petit, fils...

Pour se faire comprendre c'était la racine qui indiquait le sens général, la précision étant donnée par des suffixes et préfixes et ces racines étaient relativement peu nombreuses. De sorte qu'avec environ cinq cents mots de base on pouvait se tirer de toutes les situations, malgré la grande variété apparente de ces langues.

Nantie de cette clé que son mari lui donna, Angélique fut surprise des progrès qu'elle accomplissait. Évidemment, de longtemps elle ne serait pas puriste en la matière et elle continuerait à faire la joie des Indiens qui s'esclaffaient de rire à chacune de ses erreurs. Il fallait d'abord longuement écouter. On enregistrait ainsi l'accent et la tonalité et surtout la manière spéciale d'articuler par la gorge sans que les muscles du visage ne bougent, ce qui faisait que les Indiens, en prononçant des paroles outrageantes, se trouvaient obligés de demeurer impassibles. Quand ils ne parlaient pas, ils étaient au contraire très grimaciers et se fendaient la bouche à rire à toutes occasions. À la longue, Angélique retenait qu'il n'y avait que seize sons, mais que l'intervalle de chacun était quatre fois plus long que dans les langues d'Europe et parfois au contraire deux fois plus rapide – De sorte que le rythme du temps qu'on mettait à prononcer un mot subissait huit fois plus de variantes qu'en français ou en anglais et que c'est cela qui créait des nuances de détail. Mais, en attendant la perfection, tout le monde s'entraînait à Wapassou et ceux qui étaient plus avancés corrigeaient les autres. Angélique se débrouillait donc fort bien avec son vieux sachem du wigwam des castors qui lui, au moins, soit par indifférence soit par sérénité de vieillard, ne la reprenait pas sur ses fautes du langage de sorte qu'avec lui elle osait se lancer dans de grands discours qui amusaient fort Joffrey de Peyrac lorsqu'il la surprenait en discussion avec le rouge magicien emplumé. Sa vicacité, son appétit de vivre, son courage, tout en elle le ravissait. Et maintenant c'était lui, qui plus souvent la suivait des yeux. Au début, il avait pensé « tout dépendra d'elle ». Wapassou, ce sera l'heure de vérité. Et il s'émerveillait de voir comment elle avait su rassembler autour d'elle ces vagabonds hostiles, prêts désormais à l'élire chacun dans leur cœur : mère, sœur, amie, souveraine. Un soir, Joffrey de Peyrac pria Angélique de convoquer. Elvire pour un entretien personnel et de l'accompagner alors qu'il la recevait dans leur étroite chambre. Faute d'un endroit pour se retirer loin des oreilles indiscrètes lorsqu'il avait à recevoir quelqu'un en particulier, cette pièce avait été promue comme « le cabinet du capitaine sur la dunette », et monter quelques marches complétait l'illusion. Le mobilier s'était agrémenté d'un fauteuil rustique couvert de fourrure, dans lequel s'asseyait le comte. L'homme appelé demeurait debout, la tête frôlant le plafond, pour peu qu'il fût d'une taille un peu élevée.