Cet agile homme-poisson, attiré au cœur de la forêt et qui, avec ses vingt-cinq ans, ses traits basanés et burinés, et l'expression insondable de ses larges yeux, paraissait plus vieux que son âge, était certes le membre le plus adroit et le plus industrieux de la bande. Habile aux nœuds et aux cordages comme tout homme de mer, il tressait des paniers, des filets et se lança sous la direction d'Eloi Macollet dans la fabrication des raquettes. C'était son travail à la veillée en compagnie du charpentier Jacques Vignot et de l'Anglais muet. Il fallait une paire de rechanges. Quand la corde manqua, on employa des boyaux de bêtes à la façon indienne. Joffrey de Peyrac utilisait également Enrico à l'atelier pour des préparations chimiques. L'enfant maltais avait toujours été attiré par ces manipulations. Les savants arabes fréquentaient La Valette. Les gamins pouilleux se hissaient aux grilles des moucharabiés pour les regarder, dans les laboratoires à cornues, préparer leurs mélanges détonants et fulminants. Enrico avait élaboré avec le comte plusieurs formules de feu grégeois dont il avait surpris les recettes. Leurs expériences les faisaient tousser à s'en arracher la gorge, mais ils n'en continuaient pas moins leurs manipulations.

Celui pour lequel Angélique craignait le plus les rigueurs de l'hiver, c'était le bon et vieux Kouassi-Ba.

Mais Kouassi-Ba avait tout affronté. Il était au-delà de sa race et de sa condition. C'était le dieu païen de la coupellation de l'or, penchant sa face ténébreuse sur des récipients de cendre d'os où chatoyait le métal en fusion. Il était habité par les secrets de la terre et ne voyait guère au-delà de ce labeur magique dont il avait été imprégné dès son enfance dans les puits profonds des chercheurs d'or du Soudan, où l'on descend interminablement, en appuyant son dos et la plante des pieds aux parois. Dans son pays, l'or, on l'offrait au Diable. Son dévouement à la Terre profonde et à l'or se mêlait étroitement à celui qu'il vouait à son maître. L'assister, le sauver, le servir, veiller sur ses fils, cela aussi faisait partie à ses yeux du labeur de l'or. Il était grave, puissant, calme, enfantin et sage. Sa science des métaux et des mines était grande. Il avait tout appris à l'école de Peyrac et tout assimilé et mêlé à son intuition géniale de fils des profondeurs du sol. Aussi s'imposait-il aux Blancs qui travaillaient avec lui. Il avait fait des conférences à l'université de Païenne et à Salé, au Maroc, et les grands docteurs en hermine, les Arabes lettrés, avaient écouté avec respect l'esclave noir. Rien ne l'atteignait. À sa résignation profonde et douce devant les Forces de la nature, se reconnaissait seul l'héritage des fils de Cham. Ses cheveux étaient tout blancs aujourd'hui et les rides profondes de son visage marquaient son hérédité africaine. Car, en réalité, il était de beaucoup d'années plus jeune que le comte. Mais les fils de Cham vieillissaient tôt. Rien ne l'atteignait et tout lui était sensible. Sa présence était pour Angélique un véritable réconfort. Lorsqu'il s'asseyait devant l'âtre, elle sentait qu'il y avait parmi les présents un homme sage et bon, d'une nature élevée et qui apportait au sein de leurs passions de civilisés un élément de simplicité antique et primitive. D'autres encore pour lesquels Angélique éprouvait une amitié sans appréhension, c'était le Piémontais Porguani, toujours diligent, disert et, d'une scrupuleuse discrétion. L'Anglais muet Lymon White, dont on ne savait rien en vérité, mais dont on sentait qu'on pouvait compter sur lui, et Octave Malaprade, le cuisinier bordelais. Il y avait entre elle et ce dernier une complicité de professionnels. Quand on parlait cuisine ou restauration ils se comprenaient à mi-mot. Elle avait dirigé jadis la taverne du Masque Rouge et la chocolaterie du faubourg Saint-Honoré.

Son expérience transparaissait dans ses propos. Et elle ne se doutait pas d'avoir en face d'elle, en ce cuistot des mers à la casaque élimée et qu'elle avait vu se débattre courageusement sur le Gouldsboro dans la tempête, un authentique maître d'hôtel, de la classe des Vatel et des Audiger.

Pourquoi l'imaginait-elle lorsqu'il tournait la bouillie de maïs ou découpait d'un couteau diligent une pièce de gibier, non pas seulement sous la toque blanche des maîtres queux, mais plutôt sous la perruque poudrée, la redingote chamarrée d'un officier de la bouche du Roi opérant, manchettes relevées, parmi la cohue d'un festin de la cour ? Une fois passé le temps où il avait dû mettre la main à la cognée pour aider à la construction de leur refuge, il avait repris sa place aux alentours des marmites. Il laissait à Mme Jonas et à Elvire le gros de la mise en route, l'épluchage des légumes, mais goûtait lui-même le plus grossier potage et vérifiait l'assaisonnement avec un soin religieux. De temps en temps, il était pris de la folie des grandeurs. Il parlait de menus somptueux, disait qu'il allait faire une sauce aux câpres à la Royale, de la bisque d'écrevisses à la Sauternes, des profiteroles au chocolat.

On se rapprochait, on écoutait. Angélique rivalisait avec lui. Elle rappelait des recettes de pieds de mouton à la lyonnaise et de sorbets à la persane. C'était leurs contes des Mille et Une Nuits pour les veillées.

Chapitre 10

Les Étrangers, c'étaient les Espagnols et les Anglais. Eux, ils s'asseyaient à la même table que les autres, partageaient les mêmes labeurs et les mêmes dangers, montraient le même courage et la même patience, et pourtant ils n'en demeuraient pas moins des étrangers. On aurait dit qu'ils venaient juste d'arriver et qu'ils allaient repartir, qu'ils n'étaient là que de passage, et qu'ils n'avaient vraiment rien à faire parmi ces gens où pourtant, jour après jour, s'écoulaient leurs vies.

Les cinq artificiers espagnols et leur chef Don Juan Alvarez étaient à l'image de celui-ci, sombres, hautains, sobres. On ne pouvait leur reprocher de se montrer difficiles, ni de créer la zizanie. Ils exécutaient les ordres et les travaux qu'on leur commandait. Ils s'occupaient scrupuleusement de leurs armes et de celles dont ils avaient la responsabilité, travaillaient à la forge et à la mine avec beaucoup de capacité. C'étaient tous des tireurs d'élite, des guerriers de la jungle et de la mer. Ils avaient fait partie de ces troupes que Sa Majesté Très Catholique d'Espagne faisait engager sur les galions chargés d'or pour assurer leur défense contre les pirates. Ils avaient tous participé à ces expéditions hasardeuses dans des forêts humides et chaudes, hantées de serpents, ou au sommet des montagnes si hautes des Andes qu'il fallait s'y traîner à quatre pattes en rendant le sang par les oreilles et par le nez. Ils étaient tous passés par les mains des Indiens et en étaient tous sortis avec des cicatrices et des infirmités inguérissables et une haine solide pour le Peau-Rouge. Les soldats ne parlaient qu'entre eux et ne s'adressaient qu'à leur chef direct : Don Alvarez. Celui-ci ne s'entretenait qu'avec le comte de Peyrac. Même au sein chaleureux d'une communauté qu'encerclait l'hiver, ils conservaient l'isolement de mercenaires en terre étrangère. Angélique ignorait dans quelles conditions ils étaient engagés les uns ou les autres au service du comte de Peyrac.

Il était certes plus difficile encore de s'occuper de leurs santés que de celle du forgeron auvergnat. Angélique remarquait souvent que Don Alvarez boitait fort bas et que Juan Carillo pâlissait sous les affres que lui causait un estomac rebelle, mais elle ne se voyait pas faisant déchausser manu militari le long seigneur castillan, au regard lointain et méprisant, ou s'informant près du farouche et taciturne Carillo de l'état de sa digestion. C'était impensable. Elle se bornait donc à faire porter d'office à Juan Carillo des tisanes de menthe et d'absinthe. C'était Octave Malaparde qui les lui portait et s'assurait de leur absorption. Le cuisinier, qui ne fumait pas, donnait son tabac au jeune mercenaire andalou. En échange de quoi, celui-ci lui adressait quelquefois quelques mots sur la nature du temps. C'était un grand signe de sociabilité de sa part.

Quant à Don Juan Alvarez, elle n'avait pas encore trouvé le biais indispensable pour l'aborder et lui faire appliquer sur ses rhumatismes les cataplasmes de farine de lin qui l'auraient soulagé. La peste soit des hommes orgueilleux et d'éducation mauresque et seigneuriale ! Ils méprisent la femme, la veulent enfermée derrière des barreaux et destinée à deux seuls buts, prier et enfanter. Don Alvarez était bien digne sujet de son souverain Philippe IV qui était mort brûlé par un brasero qu'on ne pouvait écarter à cause de l'absence du préposé à l'étiquette. Civilisation momifiée, brutale, austère, mystique, d'où pourtant étaient sortis ces prodigieux conquistadores qui en moins de cinquante ans, de 1513 avec Balboa franchissant l'isthme de Panama pour découvrir l'Océan à Orellana, descendant eh 1547 l'Amazone depuis sa source des Andes jusqu'à l'océan Atlantique, avaient conquis la majeure partie d'un continent immense et avaient absorbé et plié sous leur joug trois brillantes civilisations indiennes : l'Aztèque, la Maya et l'Inca.

Parfois Joffrey de Peyrac s'entretenait avec eux en espagnol.

– Grâce à vous quatre, leur disait-il, l'Espagne ne sera pas absente de la conquête de l'Amérique du Nord. Vos frères se sont découragés de ne pas trouver des objets d'or dans les bourgades algonquines ou abénakis. Cela valait bien la peine d'être d'une race de mineurs, comme l'a été de tous les temps la race ibérique, pour ne devenir que des pillards. Parce que vous m'avez suivi, vous seuls saurez renouer avec vos ancêtres qui extrayaient l'argent et le cuivre et l'or secret enfouis dans la terre.

Alors, en l'écoutant, les yeux de braise des Espagnols brillaient soudain humainement et ils semblaient heureux.