En effet, sous les ordres de leur Sagamore, ils se préparaient au combat. Les bagages furent prestement déposés à terre. Les femmes et enfants indiens disparurent, comme aspirés par la profondeur de la forêt rouge. Les hommes se maquillaient en hâte avec des poudres rouges, noires et blanches, mais où le rouge dominait de loin. Les porteurs d'arc vérifiaient la corde, son ballant, puis l'empennage des flèches munies de trois plumes pour assurer leur précision.

Chacun se trouva porteur d'un énorme casse-tête accroché au bras gauche et tâta de la droite le couteau de scalp, puis le prit entre les dents, pour s'occuper finalement de l'arc. Plusieurs éclaireurs se glissèrent comme des serpents sous les taillis jaune et rouge. Le chef et le principal contingent des guerriers se tinrent en rempart serré contre les Blancs. Une joie féroce illuminait tous les Indiens.

Les Européens, à l'exception peut-être des jeunes comme Florimond, ne partageaient guère leur enthousiasme devant la perspective d'un combat. Leurs visages noircis par les journées de marche d'un long voyage exprimaient la lassitude et l'ennui. S'il était vrai que, juste quelques heures de marche les séparassent du poste où ils pouvaient trouver la sécurité d'une palissade et le confort peut-être rustique, mais malgré tout bienvenu, que procurent des marchandises de première nécessité, c'était, en effet, très décevant d'être retardé par une embuscade, de risquer des morts et des blessés. Angélique jeta un regard vers son mari, quêtant son verdict.

– Attendons, dit celui-ci. Lorsque les éclaireurs reviendront, nous serons fixés. Si ces Iroquois manifestent l'intention de nous attaquer, nous nous retrancherons et nous défendrons ; s'ils passent outre, nous ferons de même ! J'ai prévenu Mopountook que s'il voulait, lui, entamer le combat sans qu'il y ait eu de manifestations d'hostilité de la part des autres, je ne l'assisterais pas.

Ils attendirent l'arme au poing.

Lorsque les Indiens revinrent ils avaient l'air déçus. Non seulement les Iroquois n'avaient montré aucun désir d'attaquer la caravane, mais il était probable qu'ils ne l'avaient pas aperçue, car ils avaient littéralement disparu. On n'en trouvait plus aucune trace. Les Métallaks tournaient vers Angélique leurs visages lourds grotesquement bariolés et hochaient la tête. La femme blanche avait fait fuir l'Iroquois.

Chapitre 5

– Il y a le Loup, il y a le Chevreuil, il y a l'Ours, et le Renard, et l'Araignée, mais, au-dessus d'eux tous, il y a la Tortue.

Ainsi s'exprimait Nicolas Perrot, ce soir-là, au bivouac. Le froid commençait à déborder des ravines et l'on s'était groupés autour des feux.

Joffrey de Peyrac avait désigné au loin, comme on parvenait à l'emplacement du camp, un long ruban liquide qui brillait, un fleuve.

– Là-bas, le Kennebec...

Comme les Hébreux contemplant la Terre promise, les gens de Peyrac se réjouirent, chacun à sa façon. On se félicitait d'autant plus de se trouver bientôt à l'abri d'une bonne et solide palissade que les silhouettes inquiétantes d'Indiens aperçues entre les arbres, et plus encore l'incident étrange quoique fortuit de la tortue laissaient peser sur la caravane une vague appréhension.

Les moustiques susurraient. Angélique, assise, tenait contre elle sous son manteau d'épais lainage Honorine qui s'endormait. Par instants, ses yeux se tournaient vers la ligne brillante du Kennebec sinuant à travers la plaine. Là-bas était Katarunk, le havre !

– Le Loup pour les Mohawks, le Chevreuil pour les Onnontagues, le Renard pour les Oneiouts, l'Ours pour les Cayugas et l'Araignée pour les Sénécas, mais pour eux tous, peuples iroquois des Cinq Nations, la Tortue... signe de ralliement et Esprit commandant en Chef.

Lorsque Nicolas Perrot réfléchissait profondément, le cuir tanné de son front se plissait et il faisait remuer son bonnet de fourrure.

– Les nations de par ici, Abénakis, Etchemins ou Souriquois, sont des gens accoutumés à la vie nomade. Ils vivent sans ordre, ni ordinaire, sans pain, ni sel... Les Iroquois, eux, sont d'une essence supérieure. Une grande nation d'agriculteurs...

– On dirait que vous les aimez, fit remarquer Angélique.

Le coureur de bois sursauta.

– Dieu m'en garde ! Ce sont des démons. Il n'y a pas de plus grand ennemi pour un Canadien que l'Iroquois. J'ai vécu avec eux, reprit-il après un instant de réflexion. Cela ne peut s'oublier. Celui qui a partagé la vie de l'Iroquois me comprendra. J'ai connu, moi, la Vallée Sacrée où règnent les trois dieux vénérés par les Cinq Nations...

– Trois dieux ?...

– Oui ! Le Maïs, la Courge et le Haricot, répondit Nicolas Perrot, sans sourire.

Honorine s'était endormie. Prenant garde de ne pas l'éveiller, Angélique se leva et revint vers la tente de coutil dressée le soir pour les femmes et les enfants. Après avoir soigneusement enveloppé sa fille dans les fourrures, elle retourna au-dehors pour aider Mme Jonas qui s'affairait aux cuisines avec Octave Malaprade.

Dans les reflets du soleil couchant les Appalaches brillaient de lueurs pourpres. Le vent balayait le promontoire avancé où le campement avait été dressé afin d'éviter, par le passage d'une brise continue, les piqûres des moustiques et des maringouins. Ce promontoire avait aussi été choisi afin de mieux surveiller les alentours.

Florimond et Cantor s'occupaient à cuire sous la cendre des poissons enveloppés de feuilles qu'ils avaient péchés à la main dans la rivière.

Des quartiers d'élan rôtissaient sur une broche, et dans une marmite la langue, morceau de choix, mijotait accompagnée d'herbes et de légumes. Une autre marmite contenant le maïs bouilli avait été tirée du feu et Mme Jonas commençait la distribution. Elle était toujours un peu outrée de voir ces Indiens crasseux se mêler sans vergogne aux Blancs et tendre les premiers leurs écuelles malpropres. Ils se mêlaient à tout, touchaient à tout, dérangeaient tout, avec une insolence tranquille : n'étaient-ils pas chez eux et ces Blancs n'étaient au fond que leurs protégés !

La pauvre dame pinçait les lèvres et jetait des regards qu'elle espérait éloquents vers le comte de Peyrac. Elle ne parvenait pas à comprendre comment un homme aussi raffiné tolérait cette promiscuité malodorante, et Angélique aussi se le demandait parfois. Maintenant une froide lumière bleue s'étendait sur la nature. Les sentinelles allaient et venaient en lisière du bois. Le Kennebec resta longtemps à étinceler, seul visible dans la vallée.

Une journée fertile en émotions, une étape, encore, s'achevait. Que réservait la suivante ? Des yeux Angélique chercha son mari et elle l'aperçut un peu à l'écart, regardant vers le lointain.

Il était seul.

Une profonde concentration de pensée se devinait dans son attitude. Angélique avait déjà remarqué que lorsqu'il se retirait ainsi personne n'osait venir interrompre sa méditation.

Un singulier respect entourait le chef auquel ces hommes divers et pour la plupart fort ombrageux avaient remis leur sort. Ils n'avaient pas vu sans jalousie et inquiétude Angélique apparaître dans la vie de celui qu'ils vénéraient.

– Les femmes, on sait ce que ça fait d'un homme digne de ce nom, disait Clovis l'Auvergnat en plissant ses petits yeux de Mongol, ça en fait une andouille !

– Non pas celui-là, protestait Yann Le Couénnec, le Breton.

Et jetant un regard admiratif vers la silhouette de la jeune femme :

– Et pas avec celle-là !

– Tu n'es qu'un innocent ! répliquait l'Auvergnat en haussant les épaules.

Ses tombantes moustaches noires lui faisaient un pli amer autour des lèvres. Angélique devinait sans peine leurs propos. Elle-même avait été chef de bande. Or ces hommes n'étaient pas « ses » hommes à elle ; une existence de dangers et de victoires partagés les avait réunis autour du Comte de Peyrac. Des liens personnels, précieux, indestructibles, et que dans leur pudeur d'hommes ils ne dévoileraient jamais, les attachaient chacun à celui que l'expérience leur avait appris à considérer comme leur seigneur et leur seul espoir. Ensemble, avec lui, ils avaient combattu le Sarrasin ou le Chrétien, sondé les Caraïbes, affronté les tempêtes. Avec lui, ils avaient partagé le butin. Encouragés par lui, ils avaient fait ripaille, ils avaient mené grande vie au cours des voyages dans les ports. On s'arrosait de vin, l'on faisait venir des femmes et le maître généreux distribuait l'or à pleines mains. Dans ce passé qu'elle n'avait pas partagé, Angélique essayait de s'imaginer parfois la vie de son mari.

C'était au milieu de ses appareils de savant qu'il lui apparaissait le plus souvent. Elle le voyait penché sur un globe, sur une carte, dans le balancement de sa cabine, ou bien au sommet d'une terrasse mauresque sous le ciel de Candie, observant les étoiles dans une lunette astronomique de grand prix. Mais, dans ce passé, un moment venait, le soir, où un serviteur entrait, introduisant une forme féminine voilée, ou bien, quand ils étaient aux Caraïbes, c'était une belle Espagnole, une métisse indienne ou noire. Pour cette femme, délaissant ses travaux, il réservait l'accueil de son inégalable gentillesse, se faisant empressé et riant pour l'amadouer et gagner ainsi le plaisir des sens qu'elle était venue lui dispenser.

Un homme seul !... Voilà ce qu'il était.

Un homme achevé, en pleine possession de sa force et de ses facultés, et se suffisant à lui-même. Auprès de cet homme, aujourd'hui, elle, Angélique, réclamait sa place. Mais quand il se figeait ainsi, lointain et absorbé, elle n'osait s'approcher. La nuit se fit profonde. Auprès du feu, Cantor préluda sur sa guitare une cantilène toscane. Sa voix déjà ample et sûre, mais avec des inflexions veloutées d'adolescent, était séduisante. Quand il chantait il paraissait heureux. Jusqu'alors Angélique avait eu fort peu de temps pour s'entretenir avec ses deux fils, connaître leurs pensées et gagner leur confiance... Quand sera-t-on à Katarunk ?