Enfin Wallis parut se calmer. Tremblante, couverte d'écume, elle se laissa attacher solidement à un arbre, cessa de s'agiter et de se révolter, et sa fine tête s'abaissa soudainement vers le sol dans un geste d'abandon et de renoncement. Angélique faillit en faire autant. Revenant sur le sentier, elle s'approcha de la tortue. Les Indiens ne faisaient pas un geste. Ils semblaient figés là pour l'éternité. La carapace de la tortue était large comme un guéridon. Les pattes, aux écailles reptiliennes, avaient la grosseur d'une main d'adulte. La colère d'Angélique fut plus forte que la répugnance que lui inspirait ce monstre antédiluvien qui, à son approche, commençait à se rétracter hideusement. S'arcboutant contre la carapace, elle l'envoya d'une poussée hors du passage. Entraînée par la pente, l'énorme chose bascula, roula, rebondit. Ce fut elle, finalement, qui fit un saut dans la rivière, au milieu d'éclaboussures d'eau.

Angélique s'assit, s'essuya vaguement les mains avec des feuilles mortes, puis retourna chercher le cheval. Elle le tint par la bride jusqu'en haut de la côte. Elle déboucha dans une plaine couverte de myrtilles rouges et de petits sapins bleus. Comme par magie, le grondement des eaux se tut, englouti par la profondeur de la faille. On recommença à entendre les cigales, les oiseaux, le vent. Maintenant les voyageurs se trouvaient dans une vallée haute, déserte au pied des monts, domaine des mille lacs. Les Indiens parurent à leur tour ; redevenus bavards, ils se mirent à discuter entre eux avec des caquetages d'oiseaux. Angélique entendit les gémissements d'Honorine qui sanglotait de plus belle. La jeune femme remonta à cheval. Elle aurait tout donné pour s'étendre dans les myrtilles et dormir lourdement, ne serait-ce qu'un court moment. Mais Wallis aurait été capable d'en profiter pour s'enfuir définitivement.

– Viens, dit-elle à Honorine.

Elle l'assit devant elle, sur la selle, la moucha, essuya son visage tuméfié, l'embrassa en la serrant contre elle. Elle se sentait hébétée. Elle vit tout à coup, à quelques pas, le comte de Peyrac à cheval, ses fils et la plupart des hommes qui étaient revenus en arrière.

– Que se passe-t-il donc ?

– Ce n'est rien, dit Angélique qui était pâle comme la mort. Avec ses vêtements dégoutants, sa fille larmoyante entre les bras, sa monture aux commissures ensanglantées, elle avait conscience d'offrir le plus affligeant des spectacles à un homme qui n'a pas coutume d'être chargé de famille dans ses expéditions.

– On me parle d'une rencontre avec les Iroquois ! insistait Joffrey de Peyrac.

Angélique secoua la tête négativement. Heureusement, le vent dissipait l'odeur nauséabonde des sauvages. Ceux-ci, devenus prolixes, donnaient d'amples explications. Florimond et Cantor s'en mêlaient, utilisant toutes leurs connaissances de dialecte indien.

– Mopountook est formel. Il dit qu'il y a des Iroquois par ici.

On entendit le bruit de plusieurs mousquets qui s'armaient au seul nom évoqué. Les soldats espagnols se disposèrent autour d'eux.

Angélique ne pouvait s'expliquer. Elle réussit enfin à articuler.

– Ce n'était qu'une tortue... Une tortue en travers du chemin.

Elle raconta brièvement l'incident. Le comte de Peyrac fronça les sourcils et lança à la jument un regard si sévère qu'Angélique se sentit coupable.

Les sanglots d'Honorine redoublèrent.

– Pauvre tortue ! gémit-elle. Elle était si bête et maladroite. Et tu l'as poussée dans le précipice. Tu es méchante.

Du coup, Angélique faillit se mettre à pleurer à son tour. D'autant plus qu'elle s'avisait, au même instant, qu'Honorine était pieds nus. Elle avait dû oublier ses bas et ses chaussures près du petit lac où elle avait pataugé. C'était une catastrophe. Où trouver d'autres bas et des chaussures d'enfant dans ce désert ? Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Si elle ne s'était trouvée dans l'obligation de maintenir à deux mains sa fille et son cheval, elle aurait cherché son mouchoir pour y enfouir sa désolation. Elle détourna la tête pour dissimuler ses yeux trop brillants.

Les Indiens maintenant paraissaient en proie à une agitation hystérique et se livraient à une pantomime bruyante pour s'expliquer avec les Blancs qui leur posaient des questions dans toutes les langues et essayaient de comprendre ce qui s'était passé. Les Espagnols réclamaient qu'on leur montrât l'ennemi.

Le comte se dressa un peu sur sa selle et dit :

– Silence !

Le ton sur lequel il s'exprima produisit un effet immédiat. Les Indiens se soumirent. Lorsqu'il y avait une certaine expression sur les traits de Joffrey de Peyrac, l'évidence apparaissait qu'il fallait obéir. « Il serait capable d'abattre un homme sur-le-champ », pensa Angélique avec un frisson. Joffrey de Peyrac posa une main apaisante sur la tête d'Honorine.

– Les tortues savent nager, dit-il doucement. Celle qui vous a effrayées est déjà sortie de l'eau et se promène le long de la rivière et mange des mouches.

L'enfant parut consolée comme par enchantement. Puis le comte mit pied à terre et s'approcha du Saga-more pour l'écouter. Aussi grand que l'Indien, il apportait beaucoup d'attention à ses explication ?. L'arrivée de Nicolas Perrot acheva de dissiper le malentendu. Joffrey de Peyrac sourit, remonta en selle et vint se placer près d'Angélique.

– C'est encore une interprétation de leur mentalité superstitieuse, dit-il. La tortue est pour eux le symbole de l'Iroquois. La rencontre leur a porté un mauvais présage, l'annonce presque certaine que leurs ennemis les plus redoutables rôdent non loin. D'où leur stupeur et leur effroi à la vue de cette bête inoffensive, assez commune dans ces parages.

Nicolas Perrot renchérit.

– Ils disent aussi que le signe de l'iroquois s'est dressé devant la femme blanche pour causer sa mort, mais elle ne s'est pas laissé abattre et lui a tenu tête. Désormais, madame, les Métallaks estiment qu'aucune des cinq Nations iroquoises ne prévaudra contre vous.

– J'en accepte l'augure, fit-elle en s'efforçant de sourire aussi.

– Vous allez marcher près de moi, ce chemin est assez large. Car nous débouchons sur une piste fréquentée par les Indiens, un long « trail », comme disent les Anglais, et qui sur des centaines de lieues suit la ligne des crêtes des Appalaches. Ne me quittez plus, chérie.

La voix posée de son mari lui faisait du bien. Et de chevaucher près de lui la rassura. Pourtant il demeurait intimidant, et elle se demandait s'il n'était pas secrètement mécontent d'un incident qui avait failli tourner en drame. Mais, avec sa maîtrise habituelle, il n'en laissait rien paraître.

Vers l'extrémité d'un grand lac vert pâle aux sinuosités de rivières et qui déroulait ses reflets entre des promontoires hérissés de sapins maigres, ils découvrirent à leurs pieds une autre vallée assez profonde et étroite. La montagne vis-à-vis n'était qu'un parterre de houppes rosés, rouges, orangées, ponctuées de bleu et de mauve, avec ça et là encore des taches d'un vert surprenant. Quelque chose, dans cette montagne fleurie, arrêta le regard de Joffrey de Peyrac et il fit faire halte en lisière du bois.

Il demanda sa longue-vue. Le ciel, envahi de nuages maintenant, descendait à la rencontre des brouillards terrestres.

– Dans quelques instants, nous risquons de ne plus rien voir, dit le comte.

Il tendit rapidement sa longue-vue à Angélique.

– Regardez à votre tour et dites-moi ce que vous croyez discerner.

Angélique prit la longue-vue. Les troncs blancs, noirs semblaient soutenir avec un hiératisme étudié les masses ardentes des feuillages. Dans le cercle de la lorgnette, elle s'étonna de voir bouger des silhouettes humaines. Cependant, il n'y avait pas à se tromper sur le chatoiement des plumages qui les surmontaient.

– Que voyez-vous ?

– Je vois des sauvages : deux ou trois ? Non, davantage !

– Remarquez-vous leur chevelure ?

– Ils sont rasés avec une touffe de cheveux au milieu où des plumes sont plantées.

Elle abaissa la longue-vue.

– ...Joffrey, les Cayugas étaient coiffés ainsi...

– C'est bien cela !

Il replia lentement l'appareil.

– Faudrait-il vraiment croire que votre rencontre de la tortue avait une signification ? Je ne voudrais pas passer pour crédule, mais il y a quand même beaucoup à parier que nous nous trouvons devant un parti d'Iroquois...

Deux ou trois hommes grommelèrent. Peu à peu la petite caravane se rassembla et les Indiens de l'escorte eux-mêmes se mêlaient aux Blancs et regardaient avec la même rancune lassée vers la petite montagne chamarrée où couvait l'invisible danger.

– C'est de la malchance, dit l'intendant Malaprade. Nous étions presque aux portes de Katarunk. Bientôt nous allions saluer ce brave O'Connell et nous jouissions de tous les bienfaits de la civilisation. Monsieur de Peyrac, j'étais décidé de vous cuisiner des quenelles de volaille aux choux dès l'arrivée. Mais n'est-ce pas nous qui allons être transformés en quenelles ?...

– Bast ! dit Florimond, ne faites pas si triste mine, braves gens. Nous mangerons votre potée, Malaprade. Les Iroquois abusent un peu de leur réputation dans le Nord. On y prend la fuite avant même de les avoir aperçus. Pourtant j'en ai vu en Nouvelle-Angleterre où on les appelle Mohawks. Ils ne paraissent guère plus mauvais que les Mohicans. Ils ont même prêté mainforte, du côté de New York, aux Anglais contre le roi Philippe, un Narrangasset qui massacre de temps à autre les habitants blancs des frontières.

– Le tout est de savoir si ceux que nous avons devant nous, de l'autre côté du ravin, nous prendront pour des Français ou pour des Anglais. De toute façon, ils n'aiment pas les Métallaks qui nous accompagnent. Tout ressortissant de la race algonquine est pour eux sujet d'esclavage ou objet de grillade. Les Métallaks aussi le savent bien. Regardez-les !