– Gloire à toi, Nouveau Monde !... Nouveau Monde !...

Subitement elle glissa à l'eau d'un mouvement souple de sirène. Arrachée à son extase, elle sentait son cœur battre follement. Le visage levé vers la frondaison d'or, au-dessus des rochers gris, elle s'efforçait de percer le mystère.

– Qu'y a-t-il là-haut ?... J'ai entendu un bruit. J'ai vu bouger quelque chose de noir... Qui est là ? QUI M'À VUE ?...

Elle fixait intensément la frange étincelante sur le bleu foncé du ciel. Rien ne bougeait si ce n'est le lent et convulsif frissonnement des arbres sous la brise. Mais ce calme apparent ne pouvait la distraire d'un sentiment d'angoisse qui l'avait assaillie subitement.

– Là, tout à l'heure ! un regard : Oui, un regard m'a transpercé l'âme.

Et elle frissonna. Un profond malaise la saisit et elle crut qu'elle allait s'enfoncer sans force sous l'eau limpide. Elle réussit à nager jusqu'à la plage. S'aidant aux branches des buissons elle regagna la crique où elle avait laissé ses vêtements. Elle se traîna sur le sable et resta assez longtemps à demi étendue à reprendre souffle. Elle ne comprenait pas très bien ce qui lui était arrivé, mais elle tremblait de tous ses membres. Avait-elle entendu un bruit insolite ? Avait-elle vu ou cru voir quelque chose bouger à travers les feuillages, alors qu'elle était dressée, nue, sur le socle de pierre, et que la surface lisse du lac renversait dans l'eau le reflet de sa blanche image ?

En tout cas ce ne pouvait être le regard d'un être humain. C'était quelque chose de surnaturel. Les membres de la caravane se groupaient là-bas sur la rive droite du lac et elle entendait leurs rires et leurs appels. Le reste du pays était désert. Des histoires que racontaient Perrot et Maupertuis le soir, près du feu, aux étapes, lui revenaient soudain en mémoire, sur les choses étranges qui se passaient dans les grands bois du Nouveau Monde, non exorcisés encore et où souvent missionnaires, voyageurs, trafiquants ont senti les effleurer le souffle de l'épouvante et des maléfices. Le monstre sauvage aux aguets, l'âme féroce des peuples païens, errant et prenant des formes inconnues pour mieux attirer dans ses pièges... Elle se dit que son malaise était dû peut-être à la réaction de l'eau glacée sur sa peau surchauffée. Mais elle savait aussi que quelque chose d'inexplicable venait de survenir qui lavait frappée en plein cœur. À l'instant où l'amour du pays qui lui était donné pénétrait son être, une autre force contraire s'était interposée, et l'avait rejetée dans les ténèbres. « Écarte-toi, lui criait-elle, tu n'as pas droit de vie, ici ! Aucun droit de cité... » Voilà le message mystérieux qu'elle avait reçu comme un ouragan subit et aussi vite disparu.

Elle demeurait immobile, étendue sur la berge.

Tout à coup elle se redressa à demi et fixa à nouveau ardemment un point de la forêt là-bas. Rien ne bougeait. Tout était impassible.

Elle se releva et s'habilla en hâte. Elle se sentait mieux, mais l'inquiétude et l'angoisse demeuraient. Ce pays la rejetait, ce pays était son ennemi. Elle se disait n'avoir aucune des qualités nécessaires pour l'affronter, ni pour affronter la vie qui l'attendait aux côtés d'un époux inconnu.

Chapitre 4

Angélique regagna la plage où le jeune Breton Yann gardait sa jument. Les cavaliers étaient déjà en selle. Honorine à demi rhabillée pataugeait toujours. Elle regardait dans le creux de sa main quelque chose qui requérait toute son attention. C'était une peau d'hermine blanche, si bien traitée qu'on aurait dit une petite bête vivante et souple.

– C'est Mopountook qui me l'a donnée.

Elle sortit de l'eau en ajoutant :

– Nous avons fait du troc. Il m'a donné ce petit animal et moi je lui ai donné mon diamant.

– Le diamant que ton père t'avait offert à Gouldsboro ?

– Oui ! C'est de cela que Mopountook avait envie. Il le mettra sur le haut de ses cheveux quand il dansera. Il sera très beau, tu verras !

Dans l'état où se trouvait Angélique, l'annonce de sa fille la mit à deux doigts de la crise de nerfs.

« Je ne sais vraiment de quelle façon prendre cette affaire, se dit-elle en se contenant avec peine. Joffrey a bien dit que ce diamant avait moins de valeur qu'un épi de maïs, mais tout de même !... Et il le lui avait donné ce soir où il lui avait déclaré : « Je suis ton père. » Elle est parfois exaspérante ! »

Elle hissa sans ménagement sa fille en selle, s'installa à son tour et rassembla les rênes pour détourner Wallis de l'eau et la ramener vers le sentier aride. Elle chevaucha un long moment sans avoir conscience du chemin parcouru. On montait par un sentier encore argileux où les racines formaient gradins. Un mulet s'y serait trouvé à l'aise, mais l'aristocratique Wallis manifestait de l'appréhension. À un détour du chemin, des chutes d'eau apparurent et leur fracas emplit les oreilles. L'eau dévalait de trois seuils abrupts de roches noires, pour exploser dans le lit de la rivière profondément encaissé. Les arbres enserraient étroitement le précipice, le recouvraient presque. Le ciel était invisible, l'ombre caverneuse, et cependant la lumière, se glissant partout, impitoyable, blessait les yeux, burinait le sous-bois comme un cuivre. Angélique ne distinguait plus les Indiens qui la précédaient. Le bruit de la chute d'eau l'isolait des quelques échos qui, jusque-là, lui avaient révélé la présence de la caravane, même lorsque la forêt était trop touffue pour qu'ils s'aperçussent les uns les autres. Elle était comme la voyageuse de quelque mauvais rêve, aux confins de domaines redoutables, où elle ne percevait même pas le bruit du pas de son cheval.

Le fracas devenait assourdissant.

Devant elle un caillou énorme, un bloc rond se détacha et vint s'échouer en travers de la route. Là, ce bloc dur, inerte, parut, sous les incantations de la glauque lumière, s'animer. Il se gonfla, se boursoufla, bulle énorme et grise, creva de toutes parts comme un fruit hideux, éclata, et ainsi, dressé, mouvant et minéral, il dardait vers elle une tête reptilienne et cruelle, au balancement morbide.

Horrifié, le cheval d'Angélique se cabra de toute sa hauteur. Elle cria, mais son cri se perdit. Honorine devait crier aussi. On n'entendait rien. Le cheval, dressé battant l'air de ses sabots, reculait. Il allait tomber, entraînant la cavalière et l'enfant sous son poids, et ils rouleraient tous trois empêtrés dans les arçons, les rênes, la selle, puis ce serait la chute vertigineuse dans le gouffre.

D'un élan surhumain, Angélique se jeta contre l'encolure du cheval, se hissa jusque sur sa tête, pour l'obliger, par sa pesée, à retomber au moins sur ses quatre fers. Elles n'en étaient pas sauvées pour autant, Wallis continuait toujours à reculer sur la pente fatale.

Angélique le savait bien. Ce n'était qu'une énorme tortue terrestre. Mais comment l'expliquer à la jument hagarde ? L'épouvantable bruit montait autour d'elle et semblait étouffer tous les autres sons. Elle n'entendait même plus craquer les branches, mais elle les voyait se briser, éclater en gerbes. Elle voyait la blancheur des eaux furieuses caracoler de plus en plus proche et envahissante, un ballet d'écume vomie par quelque monstre mythique, mais ne réalisait pas que, du déferlement de cette matière délirante, venait le vacarme qui les étourdissait. Soudain, une large tache sanglante lui sauta aux yeux. Une fraction de seconde. Il lui sembla entendre la chute, l'envol pêle-mêle dans les profondeurs du ravin. Elle crut même qu'elle y tombait, happée par le grondement torrentiel.

Une baguette la frappa en plein front et l'arracha à cette mortelle sensation. La terre rocheuse s'éboulait sous les sabots de Wallis, à quelques pouces du précipice, mais elle pouvait encore ne pas céder à la mort. La pensée d'Honorine, dont les petites mains se cramponnaient à elle, la galvanisait. Il lui parut que toute sa conscience et sa lucidité se réfugiaient dans ses mains. Elle sut ce qu'il fallait faire. Ses mains crispées s'ouvrirent sur les rênes, les laissant flotter complètement et rendant la liberté au cheval. Celui-ci, libéré, secoua la tête, étonné de ce soulagement. Alors elle l'éperonna jusqu'au sang. Il bondit en avant, rattrapant un peu d'espace sauveur. Avec fermeté, elle réussit à le guider jusqu'au sentier. Il restait la, les jarrets tremblants. La chute immédiate était conjurée, mais la tortue géante continuait à barrer la route.

– Une tortue ! Ce n'est qu'une tortue ! cria Angélique, comme si sa monture devait la comprendre.

Elle n'entendit pas le son de sa propre voix. La douleur de ses poignets et de ses jambes lui devint perceptible. Personne ne viendrait donc l'aider à maintenir cette bête ou, tout au moins, à chasse l'épouvantail qui barrait le chemin.

Les Indiens les entouraient immobiles. Ils la regardaient lutter, se débattre, frôler la mort avec une impassibilité qui, même venant de la part d'êtres aussi mystérieux, avait quelque chose d'insolite. Subitement, elle crut percevoir dans leur attitude de la stupeur et de l'effroi. Cependant leur odeur puissante de graisse tiède et de charogne lui montait aux narines. On aurait dit que c'était l'odeur de la tortue ou de la forêt, ou du gouffre. Honorine était toujours là !...

Angélique réussit à se tourner vers sa fille, lui cria de descendre. L'enfant finit par comprendre.

Sa mère la vit, avec soulagement, rouler dans les feuilles mortes puis, se relevant, courir vers l'Indien le plus proche.

Alors, à son tour, elle sauta de cheval. Ce ne fut pas sans peine. Wallis cherchait à lui échapper, à s'élancer à travers le taillis. Elle se cabra encore et Angélique évita de justesse un coup de sabot ferré. Avec promptitude, elle se plaça à la tête du cheval, d'une main le tenant fermement et de l'autre le cravachant avec violence sur les naseaux, elle réussit peu à peu à faire entrer l'animal sous le couvert des arbres. Elle voulait surtout l'éloigner de l'objet de son effroi.