Autrefois, elle avait vécu deux ans près de lui, mais elle ne l'avait jamais détaillé comme aujourd'hui. Elle le faisait avec une avidité singulière. Il s'imposait à elle au delà de sa volonté. Ses gestes, les inflexions de sa voix qu'elle commençait à trouver plus familière l'intriguaient et la passionnaient, sans qu'elle pût s'en défendre, ni s'expliquer pourquoi, Il n'y avait peut-être rien à expliquer en fait. C'était dans l'ordre de cette attirance excessive et naturelle qui pousse vers une autre chair celle qui lui est prédestinée.

Son cœur battait plus vite quand il s'approchait d'elle, ses attentions la comblaient, la crainte l'envahissait dès qu'il s'éloignait. Surtout elle n'était pas encore habituée à ne plus le perdre, à ne plus l'attendre.

« Comme je t'aime, toi que je redoute !... » Immobile, elle le contemplait. Après avoir devisé avec le chef Mopountook il mit l'œil à sa lorgnette, examinant les alentours. Puis il replia l'instrument, le rendit à Malaprade et vint de nouveau vers Angélique. Avec cette courtoisie inimitable, qui contrastait désormais avec la rudesse de son personnage de condottiere, il lui prit les deux mains dans les siennes, les retourna et les élevant jusqu'à ses lèvres en baisa légèrement le creux des paumes, geste furtif qu'accompagnait le regard complice de ses yeux chauds, soudain emplis d'une grande douceur lorsqu'ils se posaient sur elle.

– Ces belles mains me semblent moins meurtries qu'hier. Dois-je comprendre que votre monture se montre plus docile ?

– En effet. Elle s'apprivoise. J'ai cessé d'avoir les poignets engourdis à force de la maîtriser.

– C'est parce que je connaissais votre force que je vous l'ai confiée. Vous seule pouviez en venir à bout. Pour moi, j'ai maté l'étalon. Il est de la même race qu'elle. Il y en a encore deux autres qui sont anglais. Le reste vient du Mexique.

– Est-ce ici un pays pour des chevaux ? demanda-t-elle laissant transparaître son inquiétude.

– Il le deviendra ! Là où doit vivre l'homme, là doit parvenir le cheval. C'est un principe de civilisation bien établi. Les Huns n'ont-ils pas amené leurs chevaux ? Alexandre le Grand n'a-t-il pas conquis l'Inde à cheval ? Et les Arabes l'Afrique ?

Mopountook s'était éloigné. Il revint avec de l'eau et fit boire Honorine toujours dans la même calebasse douteuse. La petite fille ne s'en formalisait pas et riait et plaisantait avec l'Indien comme s'ils eussent pu se comprendre. Elle l'éclaboussait en pataugeant dans le lac et le fier Métallak n'en était pas offusqué.

Joffrey de Peyrac avait pris l'un des pistolets et le chargeait. Ses mains patriciennes avaient les gestes précis et vifs que confère une longue habitude.

– Vos armes sont-elles aussi chargées ?

– Oui, je les ai vérifiées ce matin et ai remplacé l'amorce qui était gâchée par l'humidité.

– C'est bien. Il est préférable, dans ces parages, que les armes soient toujours prêtes à tirer.

– Le pays m'a paru cependant fort désert et les bêtes sauvages s'enfuiraient plutôt que de nous attaquer.

– Il n'y a pas que les bêtes sauvages. Et les déserts sont trompeurs.

Il passa à une autre idée.

– Aucun des dix chevaux que nous avons emmenés depuis l'océan n'est mort. C'est déjà une victoire et nous pouvons nous estimer heureux d'avoir mené à bien ce voyage. C'était une aventure jamais osée que de l'entreprendre par terre, au lieu de suivre les fleuves.

– Je sais. Nicolas Perrot me l'a dit. Mais j'avais déjà compris que les chevaux n'étaient pas là pour nous transporter, mais nous plutôt pour les mener à bon port. De même que ce ne sont pas les Indiens qui nous escortent, mais nous qui les escortons.

– C'est exact. Les Métallaks craignaient trop de rencontrer des Iroquois, dont les partis de guerre ne cessent de rôder dans leurs contrées durant l'été. Ils se sont mis sous la protection de nos mousquets, acceptant en échange, non sans soupirs, de porter quelques-uns de nos bagages. Ce sont d'ailleurs leurs femmes qui les portent. L'Amérique n'est pas l'Afrique, ma mie, que vous avez connue et qui pullule d'esclaves. L'homme blanc ici est SEUL, à la fois son seul maître mais aussi son seul serviteur.

– Il existe pourtant des esclaves noirs dans les colonies anglaises du Sud.

– Mais pas au Nord. C'est du reste pourquoi j'ai choisi le Nord... Parce qu'il y avait aussi des mines d'argent et d'or, ajouta-t-il comme s'il se souvenait brusquement des raisons véritables de son choix. L'esclavage a du bon... surtout pour les maîtres. Ici il faut se passer de domestiques et d'esclaves. Car l'Indien est tout ce que l'on veut mais pas un serf. S'il est contraint au travail, il meurt.

Angélique osa se rapprocher de Peyrac, toucha sa manche et inclina un instant sa joue contre son épaule. Elle craignait, devant ses hommes, de lui manifester sa tendresse.

– J'ai hâte de vous retrouver un peu à moi. Il me semble que lorsque je dors loin de vous je vous perds à nouveau. Quand arriverons-nous à Katarunk ?

– Peut-être bientôt... Peut-être jamais ! Vivement, elle l'interrogea :

– Craignez-vous quelque chose ?

– Rien, chérie ! Une vieille méfiance ! Je ne me croirai rendu à Katarunk que lorsque les portes de sa palissade se refermeront sur nous, et que ma bannière flottera au sommet du mât pour affirmer à quiconque que je suis sur mes terres. Chérie, plus je vous regarde, plus je vous trouve merveilleusement belle. Vous ne pouvez imaginer combien vous êtes troublante. Quand vos yeux brillent ainsi dans votre visage empourpré, quand vos paupières se cernent un peu de lassitude, que vous avez chaud, et que vous vous retenez de laisser paraître votre fatigue... Je vous adore.

– Oh ! certes, je n'en peux plus et j'ai chaud, s'écria Angélique. Et ce n'est pas seulement dans un but de séduction, croyez-le ; je donnerai ma vie pour pouvoir me plonger dans cette eau fraîche.

– Qu'à cela ne tienne.

D'un geste il appela Nicolas Perrot, qui était sorti de l'eau et s'était rhabillé.

– Mon cher ami, puis-je vous instituer le gardien de la vertu de ces dames ?... J'ai repéré non loin d'ici une petite crique abritée par des saules où elles pourront se livrer à loisir au plaisir de la baignade. Je vous demanderai seulement de vous poster en faction à l'entrée du chemin qui y conduit afin d'éloigner les indiscrets ou les étourdis qui se dirigeraient dans cette direction. Postez également une autre sentinelle à l'extrémité du promontoire afin d'écarter les nageurs. Nous prolongerons la halte une heure encore.

Chapitre 3

Ce fut avec une joie sans pareille qu'Angélique découvrit la petite crique, en effet calme et abritée à souhait. Ses deux compagnes hésitaient. Se baigner ainsi, toutes nues, à ciel ouvert, non vraiment, elles n'oseraient jamais !... Angélique avait beau leur affirmer qu'elles étaient à l'abri des regards et gardées par des sentinelles, elles ne se décidaient pas. Elles se déterminèrent quand même à profiter de leur isolement pour ôter leurs bas et leurs coiffes et se rafraîchir un peu. Angélique les laissa et s'éloigna. Derrière un bouquet d'arbres, elle commença à rejeter ses vêtements en contemplant avec jubilation la surface lisse du lac, toute dorée de soleil.

Lorsqu'elle se fut dévêtue, elle s'avança avec précaution sur la pente inclinée de la rive. L'eau était très froide, en effet. Elle en fut presque suffoquée. Mais au bout d'un moment, la réaction bienfaisante de l'eau glacée sur sa chair brûlante se fit sentir. Elle entra dans l'eau jusqu'au cou et se laissa glisser en arrière avec un soupir de bien-être. L'eau encerclait sa nuque douloureuse. Elle ferma les yeux. Le froid monta jusqu'à la racine de ses cheveux. Elle se sentit revivre.

D'un geste lent des mains elle se maintenait à la surface. Elle savait un peu nager. Autrefois elle allait durant l'été parisien aux bains de la Seine. À Marly aussi, avec la Cour, on se baignait dans la Seine.

Mais la Seine était loin.

Angélique ouvrit les yeux. Tout un monde de fraîcheur, de beauté, de lumière et d'ombrages lui apparut, ce monde lui appartenait. Elle roula un peu sur elle-même et se mit à nager doucement. Ses cheveux traînaient au fil de l'eau comme des algues blondes. Elle s'éloigna de la rive.

Elle contourna un promontoire, et trouva de l'autre côté une nouvelle crique plus large et qui devait former Tune des extrémités du lac.

Dans le fond, au bord d'une petite plage, un immense érable rouge étalait de grosses racines à fleur de sable, dans un parterre d'asters mauves.

Près du rivage, à la surface, tantôt pâle, tantôt bleue du lac, des rochers arrondis émergeaient.

Angélique gagna l'un d'eux et se hissa, ruisselante, sur le socle de granit. Elle contemplait autour d'elle ce désert.

Lentement, et comme engourdie, s'éveillant d'un sommeil enchanté elle se dressa toute, présentant à la tiédeur du soleil son corps blanc et doré dans la lumière. À deux mains elle tordait sa chevelure, la levait au-dessus d'elle comme un hommage ou une incantation, et, la tête à demi renversée en arrière, les yeux dans l'azur séraphique du ciel, elle se grisait des mots spontanés qui lui venaient aux lèvres.

Merci, ô Créateur, pour cet instant... Merci pour le rouge de l'érable et pour l'or des peupliers, et pour l'odeur du cerf dans le sous-bois, et celle de la framboise... Merci pour le silence et l'eau glacée... Merci d'être vivante et sauve... Merci, merci, ô Créateur, d'être amoureuse. Merci pour mon corps... Merci de me l'accorder encore beau, jeune et vivant, ô Créateur... Elle laissa retomber ses mains, ouvertes maintenant à ses flancs, tandis que ses yeux s'emplissaient des merveilles de ce jour.