L'emplacement gardait l'odeur de l'incendie et, malgré le froid, celle de la foule qui y avait longuement piétiné, et en contraste tout était si calme qu'Angélique se sentait envahie de bienêtre. De loin elle contemplait l'homme seul qui s'arrêtait et levait la tête vers le haut de la colline où le vent ravivait par instants une lueur rouge.

Puis elle marcha vers lui, sans hâte, sûre de le trouver dans la nuit et de le rencontrer. Lorsqu'elle fut à quelques pas elle s'arrêta de nouveau.

Il l'aperçut, forme de femme profilée dans l'ombre bleue avec la tache claire de son visage, et, après l'avoir observée un instant, il vint à elle. Les mains de Joffrey de Peyrac touchèrent les épaules d'Angélique et elle s'approcha de lui comme elle l'eût fait d'une source de chaleur, posant ses paumes sur sa poitrine, puis les glissant autour de lui pour se blottir tandis qu'il resserrait l'étreinte de ses bras et l'amenait contre lui, rassemblant autour d'elle les pans de son manteau pour la couvrir, et l'attirant, l'attirant encore plus près jusqu'à ce qu'ils fussent étroitement enlacés, serrés l'un contre l'autre, sans désir, sans autre désir que ce sentiment animal de vouloir être proches, comme des bêtes qui s'endorment en posant chacune leur tête sur le cou l'une de l'autre afin de se communiquer le réconfort de leur tiédeur et de leurs présences mutuelles.

Joffrey de Peyrac faillit parler. Mais il se tut. Qu'aurait-il pu dire, songeait-il, qui ne fût affreusement banal ? « Avez-vous eu peur ? M'en voulez-vous d'avoir brûlé cette maison que vous considériez déjà comme vôtre ? Et vous condamner à des difficultés sans nombre ? »

Des choses banales qu'il aurait dites à n'importe quelle femme. Mais celle-là, celle-là qui frémissait contre lui, ç'aurait été l'offenser que de lui parler ainsi. Elle était bien plus loin que tout cela. Elle était bien plus loin que tout ce qu'il avait imaginé d'elle. Et il frottait sa joue contre sa joue fine comme pour s'assurer de la présence de cette chose vivante, tiède et douce, qui était là, dans ses bras, et qui était sa femme. Et elle avait été sur le point de parler aussi et de lui dire des mots qui emplissaient son cœur :

« Aujourd'hui, comme je vous ai admiré, mon amour ! Vous nous avez tous sauvés par votre courage ! Vous avez été extraordinaire... »

Mais tous ces mots étaient pauvres et n'exprimaient pas absolument ce qu'elle voulait dire. Elle avait seulement envie de lui confier ce qu'elle venait de découvrir, que le sacrifice avait été accompli, que les dieux étaient satisfaits... « Il n'y a plus que nous deux sur la Terre, mon amour, que nous deux, pauvres et seuls... Je suis heureuse... »

Mais cela, il le savait comme elle. Ils se taisaient donc. Et ils s'étreignaient de plus en plus fort, en silence, avec délices.

Et par instants elle rejetait la tête en arrière pour chercher la lumière de ses yeux, comme deux étoiles au-dessus d'elle, et elle devinait qu'il lui souriait.

Chapitre 17

Vers le Nord, il est un lieu où les eaux étales forment un immense désert argenté. Des forêts mortes, aux racines noyées, dressent sur le ciel couleur de perle des candélabres aigus, d'un blanc d'os. Un nuage léger de moustiques et de maringouins embrume les rives incertaines. La terre est mouvante et sournoise.

C'est la région du lac Mégantic.

Lorsque les militaires français y parvinrent quelques jours après avoir quitté Katarunk, l'automne leur apparut beaucoup plus avancé que sur l'autre versant. Déjà, dans l'air glacé qu'on respirait et dans la rude désolation de ces parages, on retrouvait l'atmosphère du Canada. Les soldats, les Hurons et les Algonquins le sentirent et convinrent entre eux que, de ce côté-ci, on se sentait bien « chez soi ».

Le temps de remettre les canots à l'eau, de traverser le lac, et l'on rencontrerait la bonne rivière de la Chaudière, qui sans dommage vous descendrait jusqu'au Saint-Laurent. Son embouchure s'ouvrait face à Québec.

Pendant les dernières lieues, on défilerait entre les villages aux massives fermes de pierre plantées sur la rive, tandis que du haut des côtes des paysans, occupés à moissonner un blé tardif ou à cueillir des pommes, agiteraient leurs bonnets pour saluer l'expédition guerrière de retour. Le clocher blanc et pointu de Lévis apparaîtrait au tournant et brusquement on serait sous Québec.

On lèverait alors les yeux pour saluer la ville altière, perchée sur son roc, tandis qu'elle répondrait par toutes les cloches de ses nombreuses églises. Fini le désert, finis les sauvages, la « sagamite » fade et le chien bouilli. À nous le calvados, le rhum et le marc apportés par les navires, le pain de froment largement beurré, la pièce de bœuf juteuse et le jambon aux choux, le fromage et le vin rouge, et les filles accortes que l'on rencontre chez Janine Gonfarel, dans la ville basse...

À Mégantic, le soleil miroitait, aveuglant dans le ciel pâle, les eaux miroitaient, métalliques, les arbres étaient morts, l'haleine de l'hiver rôdait.

Vivement, les canots d'écorce glissaient à la surface du lac et l'on cherchait dans cet archipel monotone le départ de la Chaudière, car il fallait être du pays pour la dénicher entre les îles et les replis sans fin des chenaux.

Le comte de Loménie restait sur la rive, surveillant l'embarquement de ses troupes. Déjà Falières, L'Aubignière et son neveu, une partie des Indiens étaient loin. D'autres arrivaient, les canots sur la tête, par le sentier de portage.

Un Indien, qui avait remonté toute la colonne en courant, surgit devant l'officier. Loménie-Chambord reconnut en lui l'esclave panis que Nicolas Perrot traînait partout derrière lui. Il lança quelques phrases. Personne ne comprenait sa langue car if appartenait à une tribu lointaine, d'au delà les Mers Douces, un petit peuple dispersé, disparu : les Panis. Il affectait de ne comprendre aucun des dialectes des nations présentes. Il consentit à employer un mauvais français.

Aidé de Pont-Briand, le colonel démêla son message : « À Katarunk, les chefs iroquois avaient été scalpés par Maudreuil et les Patsuiketts. Les troupes iroquoises marchaient sur Katarunk pour réclamer vengeance. Le comte de Peyrac et sa famille allaient être massacrés. »

– Partons ! Partons tout de suite, s'écria Pont-Briand. Retournons là-bas. Ils ne sont pas en nombre pour résister à ces hordes...

Loménie ne fit aucun commentaire, mais donna aussitôt l'ordre à ceux qui se trouvaient encore avec lui de faire demi-tour. Une bonne partie des Hurons et des Abénakis consentirent à les accompagner ainsi que la moitié des soldats. Pour découdre de l'Iroquois, on trouvait toujours des volontaires.

Lorsque, quelques jours plus tard, ils se retrouvèrent dans les parages du Kennebec, ils espéraient entendre des coups de feu, ce qui leur aurait prouvé que la défense du fort tenait toujours. Mais le silence était total, le pays paraissait mort. Loménie s'inquiétait aussi pour le sort du père d'Orgeval. Pont-Briand, lui, était sombre et comme habité d'un tourment intérieur.

Avant d'aborder le tournant qui devait les amener devant la plage de Katarunk, les deux officiers firent arrêter la flottille et tirer les canots sur la rive parmi les saules. Chacun prépara ses armes sans le moindre bruit. Loménie et Pont-Briand gravirent des rochers afin d'observer les abords sans être aperçus. L'air était limpide et pourtant ils lui trouvaient comme un goût de fumée froide. Arrivés au sommet et dès qu'ils eurent jeté un regard entre les feuillages, ils comprirent.

Katarunk n'existait plus.

Une aire noircie de cendres et de tronçons calcinés s'étendait à l'emplacement où naguère s'élevait le poste.

À ses pieds, le Kennebec continuait de dérouler ses eaux d'un bleu cru, presque sombre, dans l'écrin rouge des sumacs, des sorbiers et des cerisiers sauvages. Nulles traces humaines aux alentours.

Pont-Briand poussa une exclamation sourde. Il se frappa le front à plusieurs reprises contre le tronc d'un arbre.

– Elle est morte, cria-t-il, elle est morte, et maintenant comment avoir le courage de vivre ?... Vous voyez, ce n'était pas une démone... Ce n'était qu'une femme !... Une femme belle et faible... Une adorable femme ? Oh ! mon Dieu, pourquoi faut-il rester sur la terre maintenant ?...

– Taisez-vous, vous divaguez, dit Loménie en le secouant par l'épaule.

Mais soudain, lui-même, il fermait les yeux et un deuil amer se répandait sur son âme. Il revoyait le cavalier au masque noir, parmi ses oriflammes, en face de Katarunk. Et auprès de lui la femme de cet homme, si belle !...

Une douleur, un regret cuisant lui tordirent le cœur. Et puis la raison lui revint. Il pensa que c'était la main du père d'Orgeval qui avait tout dirigé. Ce prêtre n'était-il pas guidé par Dieu pour lequel il avait déjà versé son sang ? Lorsque Loménie était descendu de Québec à la tête de ses hommes, un mois plus tôt, il avait reçu du jésuite un mot d'ordre.

– Écartez-les à tout prix ! Supprimez-les, s'il le faut, la situation sera plus nette !

Séduit par les étrangers, il s'était écarté de ces directives. Le ciel avait décidé pour lui.

« Mission accomplie ! » songea-t-il.

Et l'amertume emplit son cœur. Il resta longtemps avec Pont-Briand, ne pouvant s'arracher à ces lieux. Puis il donna l'ordre du retour vers le Nord.

Quand les Français se furent définitivement éloignés, l'esclave panis sortit de la forêt et descendit à son tour de la montagne jusqu'au rivage.

Ses longs cheveux noirs flottaient dans le vent. Il alla d'un pas précautionneux jusqu'au rivage et marcha en se penchant vers le sol. Après avoir suivi la grève jusqu'au petit embarcadère, il remonta jusqu'aux rives calcinées, rôda aux alentours de l'emplacement détruit, puis revint vers le fleuve.