Alors son cœur se gonfla sous l'élan des incantations poétiques et ardentes qui, si souvent, s'emparaient de lui, et il s'adressait en secret à l'homme debout devant lui et qui l'avait subjugué.

– Est-ce toi l'Ancêtre annoncé par l'Oiseau qui devait revenir sous la forme d'un homme à la peau blanche ?... Je ne sais pas... Je ne sais pas qui tu es réellement encore... Mais jamais je n'oublierai ce que j'ai vu à Katarunk... Jamais je n'oublierai... Parle, toi... fit-il à haute voix, en s'adressant à Nicolas Perrot. Répète à mes guerriers ce que je vais te dire. Je ne sais pas qui tu es, Tekonderoga, mais jamais je n'oublierai ce que j'ai vu à Katarunk.

Nicolas répéta, et les guerriers répondirent par un long cri en chœur dont l'écho parut se répercuter à travers la vallée nocturne.

– Nous n'oublierons jamais...

– J'ai vu aussi que tu n'étais pas un Français comme les autres, Tekonderoga, reprit Outtaké en français d'une voix qui s'affermissait et devenait plus claire. Je vois que tu n'es pas un Français de Québec, ni du roi de France. Tu es vraiment seul et tu ne parles qu'en ton nom. Est-ce que réellement cela t'importe peu d'avoir perdu toutes ces peaux ?

– Cela m'importe, mais, plus encore que le castor, il m'importe d'avoir perdu des instruments qui me permettaient de découvrir les secrets de la nature, de voir des choses invisibles. Avant ce sacrifice je pouvais converser avec les étoiles. Mais maintenant ce seront Swanissit et vos capitaines morts qui se serviront de ces instruments et connaîtront le secret des étoiles.

– Heureux soient-ils ! murmura l'Iroquois.

– Pour vous autres, vous savez où se trouve leur tombe. Devant le fort, au bord des cendres. Nul ne bâtira plus en ces lieux et vous pourrez y revenir sans honte et sans douleur laver leurs ossements mémorables.

– Et toi, que vas-tu faire, Tekonderoga ? Tu n'as plus rien que ces chevaux et ces vêtements. La forêt est autour de toi et la nuit et le froid de l'hiver proche.

– Cela importe peu car mon honneur est sauf et j'ai payé le prix du sang.

– Vas-tu redescendre vers l'Océan ?

– Non. La saison est trop avancée et ce voyage comporterait trop de dangers. Je vais aller dans la montagne rejoindre quatre des miens qui ont là-bas une cabane. Puis-je leur répéter que tu nous gardes ton alliance ?

– Oui, tu le peux. Lorsque le Conseil des Mères et des Anciens aura approuvé ma décision, je t'enverrai un collier de porcelaine. Tekonderoga, penses-tu vraiment pouvoir triompher de tous tes ennemis ?

– Le résultat d'un combat est entre les mains du Grand Esprit. Pourtant, je suis décidé à lutter et à triompher.

– Ton courage, ta ruse et ta science sont grands et j'augure bien de ta victoire. Cependant, prends garde, Tekonderoga, car tes ennemis restent nombreux et le plus terrible, tes mousquets ne pourront l'abattre. Je veux te l'indiquer, frère : c'est Etskon Honsi, la Robe Noire. Il parle pour son Dieu, il parle pour son roi. Il est invincible. Maintes fois nous avons essayé de le tuer, mais il a toujours survécu, car il ne peut pas mourir, comprends-tu ? Et il veut t'écarter de sa route et il te poursuivra sans répit, car toi tu es de l'autre côté de sa vie. Tu appartiens au monde terrestre tandis que lui appartient au monde des esprits invisibles et même l'odeur de la terre lui est insupportable...

« Je crains pour toi, maintenant que tu es mon ami. Je sais qu'il veut ta perte. Je l'ai su, je l'ai vu, que de fois en songe j'ai vu briller son œil bleu. Et je tremblais, moi grand guerrier, car je ne connais rien au monde de plus redoutable que cet œil-là. Lorsqu'il me regardait ainsi jadis lorsque j'étais chez les Français, je sentais mon âme et mon esprit m'échapper... Prends garde, Tekonderoga, répéta-t-il d'un ton pressant, et veille bien, tu possèdes un trésor, toi qui n'as plus rien, et ce dernier trésor il voudra te l'arracher, surtout celui-là. (Il désigna Angélique.) La haine d'Etskon Honsi est déjà sur ELLE. Il voudra t'en séparer. Avec toute la puissance de ta foudre pourras-tu te défendre de ses pouvoirs ? Il est très puissant, tu sais, et on ne peut le tuer.

Outtaké paraissait tout à coup extrêmement inquiet.

Et ce fut peut-être à cet instant que le cœur d'Angélique s'ouvrit à l'amour des Indiens. Au delà de la peur, de la répugnance que pouvaient inspirer ces êtres sauvages, c'était un sentiment qui prenait sa source dans tout ce qu'il y avait en elle d'amical pour les autres, de fraternel, de maternel. Elle les voyait maintenant nus, naïfs, désarmés, des flèches aux doigts en face des mousquets meurtriers et, devant la puissance mystique des jésuites, sans autre défense que des magies grossières. La pitié et l'estime s'insinuèrent en son cœur. La voix hachée de l'Iroquois, qui après tant de paroles de haine leur prodiguait maintenant des conseils, lui révélait soudain l'aspect humain de ces races cruelles. Avec la versatilité pleine de passion des êtres primitifs, les voici qui se préoccupaient ardemment de ceux qu'ils voulaient massacrer quelques heures auparavant et, puisqu'ils étaient désormais leurs amis, ils éprouvaient à leur sujet une anxiété plus grande encore que pour leur propre sort.

Joffrey de Peyrac s'approcha d'Outtaké et lui parla sur un ton de confiance.

– Je vais te dire une chose que tu peux comprendre. Mes génies particuliers sont de telle sorte qu'ils ne redoutent ni les maléfices de l'homme rouge ni ceux de l'homme blanc. Or, Etskon Honsi reste, malgré ses pouvoirs, un homme blanc. Comme moi...

– C'est vrai, constata le Mohawk qui parut subitement rassuré, tu es blanc, toi, tu peux le deviner, alors que nous, notre tête quelquefois s'y perd. Bon ! Je comprends. Tu sauras le déjouer comme tu as su nous circonvenir quand nous voulions ta mort. C'est bien ! Reste fort, Tekonderoga. Nous aussi avons besoin de ta force. Et maintenant va où bon te semble. Aussi loin que vous marcherez, toi et les tiens, si vous rencontrez un guerrier des Cinq Nations, il chantera pour vous le chant de paix. J'ai dit ! Adieu.

Chapitre 16

Le vent de la nuit passait sur les cendres et maintenant tout était sombre et silencieux. Joffrey de Peyrac marchait à pas lents le long de la berge. Il était seul et, de temps en temps, il s'arrêtait pour regarder pensivement vers le haut de la côte, là où quelques heures auparavant s'élevait le poste de Katarunk.

Angélique, un peu plus loin, devinait son ombre, la voyait s'immobiliser, puis reprendre sa marche méditative.

Elle aussi était revenue en ce lieu, irrésistiblement attirée. Dans la caverne, où la veille le comte avait fait transporter les couvertures et quelques vivres, les enfants venaient de s'endormir auprès d'un feu. La plupart des adultes, à bout de forces, les imitaient. Angélique s'était éloignée. Elle avait marché doucement dans la nuit et, pour la première fois, elle n'avait plus peur. Les esprits mauvais semblaient s'être enfuis. Un vent de tempête et de tragédie, en ce jour, les avait dispersés et entraînés au loin. Elle marchait désormais au sein d'une forêt amicale, et tous les sons qui parvenaient à ses oreilles prenaient une autre signification. Ce n'était l'écho que d'un monde vivant, renaissant sous les branches, un petit monde animal, se préparant à l'hiver, s'affairant à ses dernières besognes, chantant ses dernières chansons, et rien d'autre. Le dernier parfum des mousses, les derniers grattements des écureuils enterrant des noisettes et très loin par-delà des ravins, comme un cor mélancolique, un appel d'orignal.

Angélique avait cessé d'avoir peur. Par son geste, Joffrey de Peyrac l'avait délivrée de l'angoisse.

Un geste fou, mais le seul à accomplir. Brûler Katarunk. Et il était le seul à pouvoir oser et accomplir. La pensée avait dû l'en traverser lorsqu'il avait dit : « Ma demeure est souillée par un crime inexpiable ! »

Alors il avait su ce qu'il fallait faire. Et il s'était apaisé. Maintenant rien ne se passerait plus de mal, qui leur vînt de la terre d'Amérique. L'holocauste avait été offert et accepté par le ciel. Angélique avait éprouvé d'abord une sensation imprécise, puis une forte révélation l'avait touchée. Et elle marchait sous les arbres, le cœur léger, car elle sentait que les rites avaient été accomplis et cela satisfaisait son âme, imprégnée de christianisme. Ce n'était pas seulement pour leurs vies sauves qu'il était bon que ce sacrifice ait été accompli, mais aussi pour leur bonheur. Et il lui revenait à la mémoire des paroles qu'elle avait si souvent murmurées machinalement au couvent, à la messe : Hanc igitur oblationem...

« Voici donc l'offrande que nous vous présentons, Seigneur, nous vos serviteurs et, avec nous, notre famille entière. Acceptez-la, Seigneur, avec bienveillance. Disposez maintenant dans votre paix les jours de notre vie... »

La terre d'Amérique ne leur serait plus hostile. Le sacrifice de Joffrey de Peyrac avait touché son cœur ombrageux. Les Iroquois n'oublieraient jamais. Mais au delà, Angélique contemplait ce dépouillement total dans lequel ils se retrouvaient lui et elle, et de son cœur s'élevait la prière sereine : « Disposez, maintenant, dans votre paix, Seigneur, les jours de notre vie... »

Tout avait brûlé ! Que pourrait-on leur prendre désormais ? Il ne leur restait qu'un trésor merveilleux et secret : leur amour. C'était sans doute cela que le sort avait voulu en les rendant l'un à l'autre, car il leur fallait en connaître le prix pour ne pas le mésestimer. Pur amour d'un homme pour une femme, et d'une femme pour un homme, deux flammes en une seule, brûlant dans la solitude aride, dans le désert glacé, deux cœurs brûlants dans la nuit du monde, comme aux premiers temps...

Et maintenant elle regardait de loin l'ombre de Joffrey de Peyrac qui marchait le long de la berge, d'un pas de méditation.