Son odeur forte de grand mâle, oint de graisse d'ours de la tête aux pieds, était incommodante.
Sur sa poitrine lisse étaient tatoués des signes noirs et bleus. Deux serpents soulignaient ses seins musclés et un collier de dents d'ours y projetait des ombres hérissées. C'était un chef, un Sagamore. Sa qualité se voyait aux plumes d'aigle ornant sa chevelure en chignon à l'arrière du crâne, ainsi qu'à une queue touffue de mouffette. Au long du rivage on entendait les plongeons bruyants et les exclamations joyeuses des hommes savourant le bienfait de l'eau fraîche.
Florimond surgit, venant saluer sa mère comme il le faisait à chaque étape. Il retint un éclat de rire en voyant la situation délicate dans laquelle elle se trouvait, et tout de suite intervint avec tact.
– Oh ! j'éprouve une terrible soif. Ma mère, ne pourriez-vous m'accorder un peu de cette eau merveilleuse que vous avez le bonheur de boire ?...
Ce Florimond ! Quel bon garçon !...
Angélique lui tendit la calebasse avec soulagement, mais une fois encore Mopountook arrêta son geste d'une exclamation outrée. Il s'ensuivit une discussion à laquelle Nicolas Perrot fut appelé pour s'en mêler au titre d'interprète et de diplomate.
– Si je comprends bien, disait Florimond, un blanc-bec comme moi ne serait pas digne de se rafraîchir à la même source que son honorable mère...
– Il y a de cela...
– N'y aurait-il pas plutôt une arrière-pensée de mépris pour les femmes dans l'ostracisme de notre grand chef ? demanda Angélique.
– Non, c'est plutôt le contraire. En vous présentant à boire la meilleure eau qu'il pût trouver, le Sagamore a voulu honorer en vous la Femme, la Mère. Les femmes sont très honorées chez les Indiens...
– Vraiment ? interrompit Angélique surprise en regardant l'esclave aux yeux baissés qui se tenait derrière le chef.
– En effet, madame, c'est difficile à comprendre. Il faut avoir été jusqu'à la Vallée Sacrée des Iroquois pour se rendre compte... dit le coureur de bois.
Il rendit le bol à l'Indien avec un flot de paroles qui parurent enfin donner satisfaction à celui-ci.
– Et maintenant, garçon, que diriez-vous d'un saut dans l'onde fraîche ?
– Hourra ! s'écria Florimond.
Ils disparurent derrière le rideau de saules et d'aunes dont les longues feuilles s'inclinaient vers la surface de l'eau et peu après elle les vit nageant avec entrain, leurs têtes apparaissant à la surface scintillante du lac.
Angélique aurait donné tout au monde pour les imiter.
– Moi aussi je veux me baigner, dit Honorine en commençant à ôter ses petits vêtements.
Mme Jonas et Elvire surgissaient avec les garçonnets, fils d'Elvire, Thomas et Barthélémy. On convint de permettre aux trois enfants de barboter à leur aise. Nus, ils dansaient près du rivage parmi les gerbes d'eau, en poussant des cris de joie aigus. De grands échassiers, outragés, s'envolèrent des buissons avec des bruyants battements d'aile.
Des canards branchus, qui avaient sur la tête une aigrette couleur de feu et de violet, cancanèrent hautement de mécontentement et s'éloignèrent en traçant leurs sillages à la surface du lac étincelant.
Angélique soupirait d'envie en regardant l'eau fraîche. Victime du devoir elle restait près de son cheval.
Ce fut ainsi que la trouva Joffrey de Peyrac lorsqu'il parut à son tour sur la plage étroite au bord du lac.
Chapitre 2
Peyrac tenait encore en main le sextant avec lequel il venait de faire le point. Il le remit au matelot bordelais nommé Octave Malaprade qui l'escortait, portant l'écritoire de cuir et le parchemin. L'homme s'installa près d'un rocher pour ranger les instruments et les cartes dans le secrétaire portatif dont il était chargé.
Angélique regardait son mari s'avancer dans la lumière crue. Sa haute taille y prenait une densité brutale. Il semblait traverser et bousculer sans ménagement le décor fascinant. L'indifférence de ce paysage qui blessait Angélique, il ne s'en souciait pas. On entendit crisser le gravier sous ses bottes de cuir, sous son pas scandé et pesant.
« Il boite encore un peu, songea Angélique. Sur le Gouldsboro, on s'en rendait moins compte, avec le balancement du navire, mais ici, à terre, c'est perceptible. »
– Quelle est la pensée subite qui fait briller vos yeux ? demanda Joffrey de Peyrac.
– Je constate que vous boitez encore un peu.
– Et cela vous fait plaisir ?
– Oui !
– Les femmes sont vraiment des êtres aux réactions imprévisibles ! Ainsi tous mes efforts pour vous restituer un époux présentable n'aboutissent qu'à éveiller vos regrets ? Ou vos soupçons ? Vous n'êtes pas loin de craindre qu'il n'y ait eu substitution de personne... On raconte tant de plaisantes histoires de ce genre, aux veillées, dans les provinces de France... Ah ! le rôle de ressuscité n'est pas toujours facile à tenir. Je vais finir par regretter ma jambe courte.
– C'est que je vous ai aimé ainsi, jadis !
– Et vous n'êtes plus sûre de m'aimer sans elle, aujourd'hui ?
Il sourit avec malice.
Puis, sans attendre sa réponse, il salua Mopountook.
Il était toujours extrêmement cérémonieux envers le chef indien. Il avait ôté son feutre emplumé et sa chevelure drue brilla au soleil d'un éclat métallique. Des reflets d'acier couraient dans ses boucles serrées de Gascon, d'un noir encore intense, mais qui, aux tempes, avaient une luisance argentée. Son hérédité méridionale, mêlée d'Espagnol et de Sarrasin, lui faisait au soleil le teint aussi sombre et recuit que celui de son interlocuteur de race rouge. On voyait aux pommettes la trace plus pâle du masque qu'il mettait parfois. Les sourcils, touffus, gardaient une grâce ample au-dessus du prodigieux regard. Mais le profil restait abrupt, tourmenté, avec, comme une provocation agressive et sensuelle, la ligne sinueuse des lèvres. Ses lèvres étaient fortes, larges, d'une soie mince mais à peine rosée près du cuir tanné de la peau. Elles frémissaient, se durcissaient ou s'entrouvraient sur l'éclat des dents. Elles avaient leur vie propre dans ce visage extraordinaire où chaque élément semblait un signe destiné à recomposer la personnalité du gentilhomme : front immense et buriné par l'intelligence, raffinement de l'arcade sourcilière révélant la noblesse de sa race, feu de l'esprit au profond des yeux sombres. Le nez et le menton hardis, rocailleux, étaient ceux du conquérant, du montagnard, de l'être habitué à lever la tête, à regarder les aigles, et puis entre eux se dessinait cette bouche légèrement mauresque, impérieuse, exigeante semblait-il, même quand elle se taisait et restait impassible, une bouche d'homme terrestre, un signe de matérialité parmi des traits sublimés, et qui n'en prenait que plus de force ambiguë, inquiétante. Une telle bouche, les sculpteurs antiques l'avaient donnée à leurs images des dieux, sans savoir qu'ils traduisaient sous leur ciseau tout l'appétit de vie et de jouissance des premières civilisations méditerranéennes.
Quand elle regardait cette bouche si vivante et sensible, dans un visage parfois sévère et assez redoutable, Angélique avait des envies subites de la sentir se poser sur la sienne. Comme en cet instant, par exemple, où il répondait par gestes et par quelques mots indiens au chef des Métallaks. Il se tournait ensuite pour regarder au loin, vers l'autre rive, cherchant à percer on ne sait quel mystère de l'indéchiffrable paysage. Un instant il était absent, peut-être soucieux à la suite des paroles échangées. Il réfléchissait et sa bouche frémissait. Et en l'observant, Angélique sentait le rythme de son cœur s'accélérer. Elle désirait ces lèvres sur les siennes, leur attouchement tendre, puis violent. Elle le dévorait des yeux.
La chaleur de la chevauchée avait mouillé le front du cavalier et quelques gouttes de sueur glissaient le long de ses tempes et suivaient, sans qu'il en eût conscience, les sillons de ses cicatrices. Angélique aurait voulu essuyer tendrement ce visage marqué. Elle n'osait pas. Il y avait encore de ces gestes spontanés qu'elle s'interdisait, retenue par Une sorte de crainte. Elle se disait qu'il avait longtemps vécu sans avoir de femme à ses côtés, sans entraves. Il était habitué à une grande liberté sexuelle et sentimentale. Ne risquait-il pas d'être importuné par les attentions quotidiennes d'une épouse ?
Ici, plus encore que sur son navire, elle sentait l'indépendance de cet homme. Il en était entouré comme d'un halo. Un homme qui avait eu plusieurs vies. Un homme compliqué sous une apparente simplicité. Et dans les méandres de cet esprit supérieur elle devait trouver sa place.
Dans la lumière éblouissante, elle voyait son âge qui en faisait un homme au zénith de son existence, en pleine possession de sa force, de ses facultés et de son expérience. Il était achevé, dense, personnel, sans incertitudes, forgé par l'aventure, la guerre, la mort, la torture, la passion. Quand il se figeait ainsi immobile, son souffle était presque imperceptible. Elle ne voyait pas frémir sa poitrine, sanglée dans un pourpoint de velours noir, ni la taille serrée par un haut ceinturon de cuir, et cela avait quelque chose d'un peu effrayant. Elle ne se souvenait pas avoir remarqué, chez lui, jadis, cette particularité qui est celle des grands fauves au repos, jusqu'à l'instant même de bondir. Mais jadis elle ne songeait guère à l'observer, à le détailler, à part cette cicatrice qui lui avait fait si peur. C'était pourquoi elle avait si vite oublié ses traits après sa disparition. Comme elle était étourdie alors ! La vie lui avait enseigné à lire sur les visages, à scruter une physionomie, à discerner dans une expression la pensée fugitive. Quand on a eu l'occasion de voir sa vie dépendre du verdict des autres, ce sont des choses qui s'apprennent...
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