– Ne vous en faites pas pour lui, dit Eloi Macollet, auquel elle confiait son souci. Ces animaux-là, je les connais. Ça a plusieurs vies de rechange, et du moment qu'il peut palabrer à perdre haleine il ne s'en portera que mieux.
– Ne pourriez-vous aller lui porter à boire ? le pria Angélique. S'il mourait là, en plein conseil, cela n'arrangerait pas nos affaires.
Le Canadien s'exécuta et alla présenter une calebasse d'eau au chef rescapé de la tuerie abénakise. Ce geste de considération et d'attention parut lui être agréable. Les murmures s'étaient calmés. Les Iroquois digéraient le récit de l'attaque qui leur avait été fait et leur imagination vive leur en montrait toutes les péripéties. Ils lançaient parfois une question puis se remettaient à songer.
Joffrey de Peyrac se leva et entama un long discours. Il s'interrompait souvent pour permettre à Nicolas Perrot, qui s'était levé aussi, de traduire avec solennité ses paroles et de les faire entendre aux plus lointains.
– Maintenant, écoutez-moi tous. Je sais que la vengeance sacrée vous interdit de toucher à quelque aliment que ce soit avant que vos morts ne soient vengés. Vous avez attaqué les Patsuiketts au delà du fleuve et les avez tués et dispersés. Vous pourriez considérer que votre devoir vis-à-vis de vos chefs tués est accompli, car ceux-là seuls sont coupables. Mais je connais aussi les sentiments de haine qui animent vos cœurs à mon égard. Néanmoins, me considérant lié avec Swanissit, même au delà de la mort, je vous considérerai en amis. Je vous reçois sans crainte comme vous le voyez, ne voulant faire à Swanissit l'insulte de considérer ses fils comme des ennemis avant qu'ils n'aient eux-mêmes donné le signe de leur hostilité.
« Ainsi, j'ai préparé l'accueil que l'on doit à des guerriers amis. Voici, en trois tas, ce qui vous est destiné :
« Tout d'abord des vivres. Vous n'y toucherez pas tant que votre cœur ne sera pas apaisé et que vous n'ayez ressenti en vous le sentiment de votre honneur apaisé. Alors vous vous rassasierez. Vingt jarres de maïs, quatre de viande d'élan, deux d'ours ainsi que des courges et des baies séchées pour aromatiser votre « sagamite ». Ceci, pour raffermir le corps de guerriers fatigués par une longue campagne, au point de se laisser aller à la faiblesse de la colère aveugle plutôt que de songer à l'avenir de leur race. Quelqu'un se leva et protesta avec hargne, mais ceux qui l'entouraient le firent taire. On sentait qu'ils étaient curieux de savoir ce qu'il y avait comme présents dans le second tas.
– Des haches et des couteaux anglais pour vous défendre, deux barils de poudre et deux de balles, trois mousquets à mèche et un fusil à silex.
– À Swanissit aussi tu avais donné un fusil... cria-t-on.
– Il ne lui sera pas ôté. Il l'emportera avec lui dans sa tombe afin de pouvoir abattre sans peine son gibier au Pays des Grandes Chasses. Du troisième tas, vous pouvez user tout de suite. Ne faites pas le signe du mépris et du refus, guerriers des Cinq Nations. C'est du tabac de Virginie, et il n'y a rien de déshonorant à fumer avant de se décider pour la paix ou la guerre car le tabac vous permettra d'agir avec sagesse dans le réconfort de vos esprits.
Outtaké et Tahoutaguète se consultèrent puis acquiescèrent. La tentation était trop forte pour les Iroquois, qui sentaient à certains moments le vertige de l'égarement les gagner.
Nicolas Perrot, Maupertuis et Pierre-Joseph, le métis, leur distribuèrent les liasses de tabac séché ainsi que quelques calumets qu'ils se passeraient les uns aux autres.
– Je vous quitte un instant, dit le vieux Macollet aux dames, il faut que j'aille faire amitié avec toute cette racaille. On dirait que ça commence à sentir un peu moins le roussi. Il faut en profiter.
Et il alla s'asseoir parmi les Iroquois, alluma sa pipe au calumet de l'un d'eux et se mit à discourir en bon voisin. Maupertuis, son fils et le métis huron descendirent jusqu'au fleuve, saluant bruyamment ceux qu'ils reconnaissaient, et Angélique frémit de leur courage en les voyant seuls et désarmés parmi les sauvages pleins d'hostilité. Les Iroquois fumaient avidement. Des volutes épaisses et bleues s'échappaient de leurs lèvres et l'on sentait qu'en s'abandonnant à la magie bienfaisante du tabac leurs cœurs s'apaisaient, leur douleur et leur irritation sombraient dans une brève léthargie. Une heure s'écoula ainsi dans un demi-silence, que troublaient parfois des cris d'outardes et d'oies sauvages au bord du fleuve.
Angélique sentit une main qui se posait sur son bras. Le vieux Macollet était revenu près d'elle et il lui désignait le soleil qui commençait de descendre vers l'horizon. Alors, elle regarda vers son mari. Elle le vit tousser à deux reprises. Depuis des heures, il n'avait cessé de parler. Sa gorge malade devait le faire souffrir. De toute son âme elle souhaitait être près de lui, l'entourant de sa tendresse, de sa dévotion passionnée.
Depuis des heures il luttait, il les portait tous à bout de bras. Quand donc la victoire lui serait-elle donnée ?... Oh ! mon Dieu ?... Tahoutaguète se leva soudain et lança quelques phrases sur un ton de violence.
– Voilà ce que déclare Tahoutaguète au nom des Cinq Nations, dit Nicolas Perrot.
« Homme du Tonnerre, crois-tu donc que c'est par des présents que tu ressusciteras nos chefs bien-aimés ! Car nous avons reçu des présents et de la nourriture, mais eux n'ont rien reçu que la honte et la mort.
Une houle courut parmi les rangs des sauvages à ces paroles. Une fois de plus Joffrey de Peyrac leur fit face. Il parut rassembler ses forces et parla avec une passion persuasive qu'il communiquait à Nicolas Perrot, et la voix de celui-ci s'élevait ferme et forte, alternant avec celle de Peyrac.
– C'est ce qui vous trompe, guerriers iroquois ! Vos chefs n'auront pas reçu que la mort et la honte en ces lieux car apprenez que, depuis que la vallée Sacrée a recueilli dans son sein les Nations iroquoises, aucun de vos chefs n'est descendu dans sa tombe accompagné d'autant de richesses et de présents et d'honneurs que ceux-ci... Vous pensez dans vos cœurs : « Ils sont morts loin de leurs bourgades, et nous ne pourrons même pas envelopper leurs corps de robes, de fourrures, nous ne pourrons leur donner ni chaudières ni armes pour le Pays des Grandes Chasses !... Eh bien ! Voyez !... »
Sur un geste solennel, les Espagnols en armes, qui s'étaient tenus étroitement groupés un peu en avant du poste sur la gauche, s'écartèrent et dévoilèrent ce que le comte de Peyrac avait voulu dissimuler jusqu'ici à l'armée iroquoise.
Le moment était venu. Au pied du grand érable rouge, Swanissit, Onasatégan, Anhisera et Ganatuha étaient assis, les jambes croisées, leurs armes entre les bras, la tête droite et les yeux fermés.
De magnifiques coiffures de plumes et d'aigrettes dissimulaient la plaie infamante de leurs fronts scalpés et un doigt habile avait paré la peau froide et blême de leurs visages morts d'un tatouage de fête, ocre et vermillon. Ç'avait été, là encore, l'œuvre des deux coureurs de bois canadiens qui s'étaient penchés sur ces faces iroquoises en évoquant leurs propres souvenirs de là-bas, dans un entremêlement désormais si étroit qu'on ne saurait plus jamais très bien ce qu'il y avait d'indien et d'européen dans ces cœurs-là.
Pieusement, le gros doigt de Maupertuis avait souligné de rouge les pommettes de Swanissit tandis que Nicolas Perrot traçait sur la joue d'Anhisera un long trait jaune, évoquant sa première blessure de jeune guerrier.
Puis ils les avaient revêtus de manteaux somptueux de fourrure ou de soie brochée que le comte de Peyrac avait apportés dans ses coffres, et, derrière eux, ils avaient planté un piquet qui soutenait leurs dos et leurs cous attachés, leur permettant de se tenir assis, droits à la face de leurs peuples, et ces piquets étaient ornés de rubans et de plumes qui flottaient au vent.
À leur vue, un gémissement sourd et général parcourut les rangs des partisans iroquois. Loin de leur vallée, en terre ennemie, ils contemplaient leurs chefs morts, et les voyaient vêtus et honorés au delà de tout ce qu'ils auraient pu recevoir des leurs dans un trépas de guerre. Ils se dressèrent et se portèrent en avant.
– Parle-leur, dit Peyrac en posant une main impérieuse sur l'épaule de Nicolas Perrot. Parle-leur vite !... Dis-leur n'importe quoi ! Montre-leur les présents des morts !
Aussitôt, de sa même voix calme mais ferme et qui leur imposait parce qu'elle leur était familière, le Canadien entreprit de leur faire l'article avec une façon de marchand de bazar. Il retenait leur attention, détournait leurs pensées de l'horrible réalité là sous leurs yeux, leurs chefs morts, distrayait leur peine avec des habiletés de jongleur. Il leur montrait les quatre arcs d'argent avec leurs flèches multicolores incrustées de coquillages dans des carquois de cuir brodés de mille perles, les couvertures écarlates, les rouleaux de tabac, les peaux d'hermine cousues ensemble, d'ours blanc et de lynx et de loup et qui allaient être jetées dans la fosse pour y coucher les morts. Il leur dénombra les jarres de maïs et de riz, de graisse et de viande, une par chef mort afin qu'ils puissent manger durant leur long voyage avant d'atteindre le Paradis des Grandes Chasses. Il leur expliqua la signification symbolique de quatre étranges objets inconnus, des sortes de fleurs jaunes qui ressemblaient à de l'amadou et qui étaient là pour étancher leurs larmes, car, en effet, ces objets énormes et légers, qu'on appelait éponges, et qui venaient de fort lointaines îles, avaient la propriété d'étancher l'eau. Il en fit aussitôt la démonstration dans une calebasse.
– Ainsi que l'eau pure disparue soudain par le contact de l'éponge, leurs larmes de honte et de désespoir seraient étanchées, affirma-t-il.
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