Il ajouta avec ironie :

– Que crains-tu, Outtaké ? Que craignent-ils, tous ?

Ce ne sont que des cailloux qui tombent.

Le chef Mohawk le regarda fixement.

– Que veux-tu de moi ?

– Discuter avec toi et les tiens le prix du sang.

– De quel prix peut être celui du sang de nos chefs ?

– Discutons-en et tu le sauras.

Outtaké se tourna vers ses guerriers et se mit à les invectiver. Mais sa voix affaiblie ne portait pas. Perrot le relaya et, les mains en porte-voix, il leur cria, de la part de leur chef, de solides injures.

– Chiens ! Chacals ! Revenez donc ! Montrez-vous ! Ce ne sont que des cailloux qui tombent. Que les Principaux s'avancent. Nous allons discuter le prix du sang...

À la longue, les guerriers se calmèrent et ils parurent décidés a accepter la palabre décidant du prix du sang.

C'était déjà une rémission.

Le code de la tradition allait permettre aux ennemis de s'asseoir dans l'apparence de l'amitié, et opposer à l'impulsivité indienne le barrage des arguments, des propositions et de la réflexion.

Les principaux s'étaient avancés avec, à leur tête, le vieux Tahoutaguète au visage sombre, hideux, tout percé de trous. Mais derrière eux les autres montèrent aussi, et s'étalèrent comme une marée, couvrant la colline de leurs corps agglomérés, les uns près des autres, assis ou étendus. Au soleil, l'odeur de ces corps nus déferlait en vagues puissantes, et des centaines de prunelles noires, au regard énigmatique, formaient comme un cercle magique refermé autour de Katarunk.

– Y a plus beaucoup de recul, dit Macollet. Tant pis ! Asseyons-nous à notre tour, mesdames. Ici, nous sommes bien placés. Si Perrot me fait le signe, c'est que ça se gâte et qu'il n'y a plus d'espoir. Alors faudra faire vite pour se mettre à l'abri. Et en avant pour la pétarade !

– Ils sont nombreux, dit Angélique...

– Peuh ! pas plus de cent. Et ils sont mal armés et fatigués. Ça se voit. Ça devrait être des bandes qui se sont donné rendez-vous ici, après leur campagne de guerre. Avec tout notre arsenal, on pourrait en venir facilement à bout.

– Mon mari souhaite que les choses s'arrangent à l'amiable.

– Pourquoi pas ? Dans ce pays, madame, tant que vous n'êtes pas mort, on ne peut jamais dire que la situation est désespérée. Cette fois, faut pas oublier qu'on leur a tué quatre grands chefs. Mais on peut toujours essayer.

Et il agita la main en direction d'un Iroquois qui était assis non loin de lui et il lui cria quelque chose en soulevant à demi son bonnet de laine rouge.

– Je lui ai dit que c'était pas la peine de venir me scalper, que c'était déjà fait. Ha ! Ha ! Ha !

– Vous avez le courage de rire ! soupira Mme Jonas en le regardant avec admiration.

– C'est la coutume. Faut toujours rire, même au poteau de torture.

Cependant Outtaké, les deux Canadiens, le comte de Peyrac s'étaient assis en face des principaux capitaines. Les autres hommes de Peyrac étaient également groupés derrière lui, en des attitudes calmes, voire nonchalantes, mais Angélique, qui les surveillait à la dérobée, s'apercevait qu'ils demeuraient tous en état d'alerte, chacun chargé d'un rôle précis. Et pas un instant leur attention ne se relâcha. Parfois l'un d'eux entrait dans le fort ou en revenait, et tout ce qui fut accompli ce jour-là le fut avec une si complète maîtrise, une si parfaite discipline qu'Angélique comprit que tous les hommes emmenés par son mari, et dont certains lui avaient paru autrefois peu intéressants, inutilisables même, avaient été, en réalité, triés sur le volet. S'ils avaient leurs défauts et leurs travers, ils se révélaient, en cas de danger, rusés comme des serpents aveuglément fidèles et d'un courage à toute épreuve. Le comte de Peyrac commença par rappeler aux guerriers iroquois, par le truchement de Nicolas Perrot, les accords qu'il avait passés avec Swanissit avant que celui-ci ne fût traîtreusement assassiné.

D'où elle se trouvait, Angélique suivait sans peine les mimiques, elle entendait les éclats de voix, les exposés en français que Nicolas Perrot, inlassablement, traduisait aux Iroquois, ou les longues périodes de ceux-ci qu'il répétait sans en manquer un mot, même lorsque ce n'était qu'un flot d'injures et de menaces à l'égard de Peyrac.

Alors, celui-ci se levait, se déployait, dans sa vêture étincelante, fixant sur eux son regard de feu, et il ajoutait la force de son magnétisme personnel à celle de son éloquence. Il leur rappelait les avances qu'il avait faites aux Cinq Nations et comment Swanissit les avait considérées comme étant de valeur. Et, l'autre soir, avec le vieux chef prudent qui, durant plus de vingt ans, avait mené les siens sur le sentier de la guerre, il avait convenu d'une paix mutuelle, – des colliers de wampum en témoignaient – qui s'étendait à tous les Blancs au service de Peyrac, ou alliés avec lui, bref à tous ceux qui se recommanderaient de sa bannière ou de son entente avec lui.

Un signe de reconnaissance devait leur permettre de passer impunément parmi les peuples iroquois, quelle que fût leur nationalité, Français, Anglais, Espagnols ou Flamands, c'est-à-dire Hollandais.

En contre-partie, Peyrac et les siens s'étaient engagés à ne jamais porter les armes contre les Iroquois, même s'ils s'y trouvaient sollicités par leurs compatriotes français de Québec ou par les Abénakis et les Algonquins, avec qui ils avaient signé, d'autre part, des traités de paix. Il y avait ajouté la promesse, particulièrement exigée par le vieux chef, de ne pas faire de commerce d'eau-de-vie avec les Peuples de la Longue Maison, et de ne pas les pousser à la traite des peaux de castor, afin de ne pas les détourner de la chasse au cerf et des semailles. Comme un père jusqu'à son dernier souffle, le vieux Sénéca avait cherché à préserver son peuple des deux grandes tentations qui risquaient d'amener sa fin rapide par la dégénérescence et la famine, soit : l'eau de feu et la traite des peaux. Car, poussés par les Blancs mercantiles à chasser le castor et toujours le castor, les Iroquois délaissaient chasses et plantations, et par les rudes ou trop longs hivers, des tribus périssaient car elles n'avaient pu amasser assez de provisions. La troisième tentation, la plus aiguë pour le peuple iroquois, c'était la guerre. Swanissit l'avait expliqué à Peyrac. Et là encore le vieux chef avait cherché à écarter ce péril mortel des siens en leur imposant l'obligation de vivre en paix, au moins avec un Blanc : l'Homme du Tonnerre et sa tribu.

À l'appui de ces promesses, et pour en rappeler le souvenir à ceux qui seraient tentés de les oublier dans les années à venir, le comte de Peyrac s'était engagé à offrir, chaque année, en présent, à chacun des cinq chefs des Cinq Nations, un fusil à silex, à long canon, d'y ajouter deux barils de poudre et deux barils de balles de plomb de chasse, cinq filets de fibre anglaise pour la pêche, dix couvertures de drap anglais écarlate, et cinq vestes de drap écarlate ou bleu suivant le choix, ne déteignant pas à la pluie ou au soleil, deux cent cinquante couteaux, deux cents haches, cinq scies pour abattre les arbres, cinq tonneaux de salpêtre qui est la poudre miracle pour faire pousser le maïs. Plus quelques-unes de ces marmites qu'on appelle chaudières, de taille diverse, en la meilleure fonte des forges d'Iron Mills dans le Massachusetts.

De tels accords, si avantageux pour le peuple iroquois, devaient-ils être dénoncés avant seulement d'avoir été mis en pratique, ne serait-ce qu'une année ? Tahoutaguète cria quelque chose et la voix de Nicolas Perrot répéta après lui :

– C'est toi, Blanc, qui as dénoncé tes accords avant qu'ils aient seulement reçu un début d'application. Car tes présents, nous ne les avons pas vus, mais la mort traîtresse, l'attaque, nous les avons vues. La guerre entre toi et nous c'est toi qui l'as provoquée, à peine avait-on décidé de l'écarter.

Peyrac ne se troubla pas. Il fit répondre par Nicolas Perrot que Tahoutaguète se trompait. Les présents reçus par Swanissit et ses plénipotentiaires pour la conclusion des accords étaient tous là, il les verrait tout à l'heure. Mais, tout sabord, il priait Outtaké de faire à ses frères le récit de l'attaque et dans quelles circonstances les chefs iroquois avaient trouvé la mort. Le Mohawk s'exécuta de mauvaise grâce.

Perrot, Maupertuis et tous ceux qui parmi les Blancs connaissaient la langue iroquoise surveillaient attentivement son récit. À deux reprises, ils l'obligèrent à reconnaître qu'il avait vu, de ses yeux, les hommes de Peyrac frappés à mort par les assaillants et que le baron de Maudreuil et les Patsuiketts étaient entrés par traîtrise dans le poste. Et, qu'ensuite la femme blanche, l'épouse de Tekonderoga, l'avait sauvé de Piksarett qui le cherchait pour l'achever. Peyrac alors écarta ses cheveux et, montrant la plaie encore sanglante, rappela qu'elle lui avait été faite par un casse-tête abénakis.

C'était un duel de paroles épuisant. Même pas un duel, plutôt une lutte qu'il menait, aidé de ses interprètes, mais qu'il livrait seul. Pour les sauvages, l'affaire était déjà entendue. Il devait mourir. Mais la vue des coups qui lui avaient été portés parut, néanmoins, les frapper. Il faisait très chaud. Cela durait depuis des heures.

De temps en temps, quelqu'un descendait boire ou se doucher au fleuve. Angélique se rappela qu'elle avait préparé à tout hasard des tartines avec une tranche de lard dans son bagage et les distribua aux enfants pour leur faire prendre patience. On était si fatigué qu'on cessait d'être inquiet. Et puis soudain la fièvre montait à nouveau, et il y avait un mouvement imperceptible des Espagnols de Peyrac vers leurs armes prêtes à tirer.

L'effervescence de la bataille et de la vengeance est lente à se calmer dans un cœur iroquois. On devinait que, venus pour tuer, ces sauvages n'entendaient pas être frustrés de leur plaisir, car c'est une volupté sans nom que de venger au centuple la mort d'un frère, à plus forte raison celle d'un chef aimé et vénéré. Dévorés de chagrin à la seule idée qu'ils ne pourraient assouvir leur soif de sang, ils s'agitaient et murmuraient. Un jeune guerrier, plus impatient que les autres, s'approcha de Florimond et, soulevant sa lourde chevelure, fit avec son couteau un geste autour de sa tête. Angélique retint, avec peine, un cri devant cette mimique. Florimond, imitant le sang-froid de son père, ne broncha pas. L'autre s'éloigna, renonçant à l'effrayer. Angélique admira son fils aîné. Son fin profil brun se dressait en médaille dans le ciel d'azur, et elle pensa avec émotion qu'il était le fils de Joffrey de Peyrac. Et parce que, autrefois, au bord de la Garonne, sous le ciel étoile de l'Aquitaine, cet homme avait pris Angélique dans ses bras et l'avait faite femme, aujourd'hui la haute qualité de ses vertus coulait dans les veines de ce jeune homme. Et elle pensa : notre fils ! Pour Florimond, elle n'arrivait pas à avoir vraiment peur, mais elle trouvait que Cantor était encore trop jeune pour être exposé ainsi, bien qu'il se tînt crânement et sans bouger, sa bannière au poing. La sueur coulait sur son visage rond. Elle aurait voulu qu'il vînt s'asseoir près d'elle, avec les autres enfants, mais il ne le lui aurait jamais pardonné. Elle s'inquiétait aussi pour « son » blessé, le chef Outtaké. Comment un homme aussi atteint pouvait-il soutenir une telle séance de vindicte et d'animation ?