Chapitre 14
Angélique agenouillée était occupée à panser l'Iroquois couché sur un grabat dans la salle commune de la petite habitation, lorsqu'un bruit indéfinissable, aigu et grondant à la fois, monta dans le ciel pur, s'enfla jusqu'à tout envahir, puis mourut, soudain, coupé net. Angélique jeta un regard vers la fenêtre ouverte cherchant un signe d'orage ou de tempête. Le ciel était bleu.
Outtaké s'était redressé, les prunelles brillantes.
Alors, elle comprit, et un frisson lui secoua l'échine.
Ce qu'elle venait d'entendre, c'était le cri de guerre des Iroquois. Mais le silence régnait de nouveau. Aucun coup de mousquet ne répondait à cette clameur terrifiante.
Angélique acheva de panser le sauvage. Elle rangea soigneusement médicaments et charpie, mit le tout dans le sac qu'elle avait préparé. La consigne avait été donnée sans plus d'explication de tenir un petit bagage prêt, pour faire face à n'importe quelle éventualité. Dans le sac, elle avait mis une robe et du linge de rechange, son nécessaire de toilette d'écaille et d'or, où manquaient le miroir donné à Swanissit et la boîte à trésors d'Honorine. Par moments, elle commençait à soupçonner comment Peyrac espérait sauver leurs vies tout en conservant son influence intacte dans le pays. Puis elle secouait la tête car cela lui paraissait impossible d'y parvenir sans un combat sanglant. Elle vérifia la présence de son pistolet contre sa hanche. Ils devaient tous être armés. Mme Jonas tenait un mousquet dans ses bras comme un enfant. Ils étaient sortis de leur chambre en entendant le cri et s'étaient groupés, avec les petits, autour d'Angélique dont le calme les rassurait. Ils attendaient avec armes et bagages, en regardant l'Iroquois à leurs pieds comme une bête venimeuse.
Quand on viendrait les prévenir, ils devraient traverser la cour et sortit du fort sans marquer de frayeur. C'était tout ce qu'ils avaient à faire. Ils n'avaient aucune idée de la façon dont les choses allaient se passer.
Maupertuis et son fils surgirent et, saisissant le Mohawk sous les épaules, le dressèrent et le soutinrent afin qu'il pût se tenir debout.
Le comte de Peyrac entra à son tour, superbement vêtu de rouge.
– Tes frères sont là, dit-il.
Il enfilait sans hâte des gants de cuir à crispins noirs ouvragés d'argent et souriait presque.
– Ils sont là ! Nicolas Perrot les regarde du haut de la colline et eux le regardent. Ils ne savent s'ils doivent le percer de flèches. Ils attendent que tu viennes le leur dire.
– Quel rôle veux-tu me faire jouer, Tekonderoga ? fit l'Indien frémissant. Tu sais bien que si j'ouvre la bouche ce sera pour appeler mes frères à la vengeance.
– Contre qui ?
– C'est dans ton camp, sous ton toit, que la trahison s'est accomplie...
– Je sais. J'effacerai la honte. C'est mon affaire. Mais toi ? Tu as demandé ta vie à la femme blanche de Katarunk, mon épouse, et elle te l'a accordée. À ce signe, tu as pu mesurer que nous ne voulions pas la mort des Iroquois. Mais, il y a plus... Outtaké, souviens-toi pour quelle cause Swanissit est mort. Il a tout risqué pour me joindre et obtenir mon alliance. Car tu es aujourd'hui le chef des Cinq Nations. Où donc veux-tu les conduire ? À la paix ou à l'extermination ?...
Il dominait l'Indien de sa haute taille, et, autant l'autre soir il s'était incliné devant lui, autant cette fois il s'efforçait de le subjuguer. Capter cette âme rétive était chose à peine concevable. Mais c'était une question de vie ou de mort. Leur vie à tous tenait dans cette étincelle vacillante.
– L'extermination, cria Outtaké. Oui ! Mais tu mourras avant...
– Soit, nous mourrons tous ! dit Peyrac avec philosophie. Monsieur Macollet, dit-il en s'adressant au vieillard canadien qui était entré avec lui, vous savez ce que vous avez à faire. Je vous confie ces dames et leurs enfants. Placez-vous de façon à ne pas perdre de vue Nicolas Perrot. S'il vous adresse certain signe convenu, vous saurez qu'il vous faut ramener immédiatement vos protégés à l'abri de la palissade et vous préparer au combat.
– J'aurai l'œil, dit le vieux.
Peyrac considéra le chef iroquois que soutenaient Maupertuis et son fils. Sa carte maîtresse grâce à Angélique...
– Donnez-lui un coup de rhum, dit-il, afin qu'il puisse tenir debout ! Et, maintenant, venez tous.
Et, tandis qu'il traversait la cour à grands pas, il arracha vivement le pansement qu'il portait au front sur sa blessure. La plaie suinta à vif et le sang se remit à couler lentement. Yann Le Couénnec l'attendait en tenant par la bride son étalon noir. Peyrac se mit en selle d'un bond. Il s'élança vers la porte ouverte du poste. Il disparut dans la trouée lumineuse.
À son apparition, le cri de guerre des Iroquois monta une seconde fois et Angélique s'arrêta, le cœur étreint d'angoisse. Mais cette fois encore il n'y eut pas de détonations en réponse à ce rugissement belliqueux.
– Allons ! dit Macollet. Quand on joue la comédie, faut la jouer jusqu'au bout, mesdames. Il n'y a rien qui arrête plus, dans son élan, une bête enragée que quelque chose qui l'étonné et qu'elle ne comprend pas. Il y en a, parmi ces barbares, qui n'ont jamais vu de chevaux !... Et n'oubliez pas, mesdames, si vous vous sentez un peu inquiétées d'un chevalier servant tel que moi, vous n'en aurez jamais plus d'autre, après moi...
Il fit tant qu'elles arrivèrent, en riant presque, à la porte du fort.
Et, en effet, Nicolas Perrot était là, les mains derrière le dos, les franges de ses vêtements de daim et la queue de son bonnet de fourrure flottant au vent, et regardant tranquillement vers le bas de la côte dans la direction du fleuve et de l'armée iroquoise... Joffrey de Peyrac caracolait sur son cheval fougueux et il semblait passer en revue ses hommes assemblés qui tenaient des bannières.
La cuirasse noire des Espagnols étincelait au soleil.
Maupertuis et son fils, soutenant le chef Outtaké, allèrent se placer auprès de Nicolas Perrot. Une rumeur confuse monta d'en bas.
En regardant dans cette direction, Angélique sentit le sang se retirer de ses joues. Les deux rives et la plage étaient couvertes d'une multitude de sauvages emplumés, sales et sanglants. Des canots chargés de guerriers couvraient le fleuve et arrivaient sans cesse. Dans le halo de poussière soulevée par leur débarquement ils formaient une masse mouvante et agitée, brandissant des arcs et des tomahawks, et pourtant presque silencieuse. Ils avaient tous les yeux levés, en direction du poste.
Ils regardaient ce Nicolas Perrot, qui était venu si souvent traîner ses mocassins dans la Vallée Sacrée et naviguer sur les cinq lacs des Cinq Nations. Un presque Indien pour eux !... Ils regardaient Outtaké et ne comprenaient plus. On leur avait dit que tous leurs chefs étaient morts à Katarunk !...
Et la vue du comte de Peyrac sur cet animal noir et fabuleux les remplissait manifestement d'un effroi superstitieux.
Ils continuaient à s'agglomérer en contrebas, mais se tenaient dans l'expectative. Joffrey de Peyrac descendit de cheval et vint à son tour se placer en avant près de Perrot et d'Outtaké.
Le vent faisait voler son manteau, sa chevelure, son jabot de dentelle et le flot de rubans accrochés aux épaules de son pourpoint.
Angélique serrait dans la sienne la petite main d'Honorine. Elle chercha des yeux ses fils. Elle les vit, bien droits, un peu en retrait, tenant chacun l'une des grandes bannières brodées de rouge, de bleu et d'or, dont les flammes se tordaient dans le vent. Elle ne savait pas ce que représentaient ces bannières. Il faudrait qu'elle le leur demandât un jour... si un autre jour les trouvait en vie.
Tout le monde était si calme qu'aucun drame ne semblait possible.
– Que va-t-il se passer ? demanda à mi-voix Angélique à Macollet.
– Ben, pour l'instant, on se regarde. On se jauge ! On prend la mesure ! Ils ne s'attendaient pas à trouver Outtaké vivant. Et puis, ces gars-là, ils ont peur des palissades et des terrains découverts. Si, en plus, ils trouvent les Blancs rassemblés pour les attendre au-dehors, ils ne comprennent plus rien... Ils se demandent ce qu'il faut faire !... Voyez, il y en a qui commencent à danser pour se donner du courage. Ils font comme le chat qui essaye d'effrayer la souris. Mais en ce moment, qui est le chat et qui est la souris ? On n'en sait rien. Attention ! Ils vont encore pousser leur cri de guerre. Ne bougez pas... Ne montrez pas de peur...
La clameur inhumaine monta de tous ces gosiers rauques, de toutes ces bouches ouvertes. Mme Jonas et Elvire se serrèrent contre Angélique et elle retint les enfants, effrayés, en disant : Ne craignez rien, c'est seulement parce qu'ils crient tous ensemble que cela fait tant de bruit !...
Les petits se cachèrent le visage dans ses jupes.
Cette fois il y a eut une réponse. Deux violentes explosions s'entendirent, l'une venant de la rive, non loin de l'endroit où se tenaient les avant-gardes de l'armée iroquoise, l'autre, de la falaise, derrière le poste.
D'énormes morceaux de roches jaillirent dans les airs, retombant avec un fracas que multipliaient les échos.
Un vent de panique s'éleva sur les Iroquois qui oscillèrent en tous sens. Plusieurs refluèrent vers les bosquets de saules pour s'y cacher, d'autres se réembarquèrent précipitamment.
Les plus courageux essayaient de se rassembler, en portant leurs flèches sur les cordes de leurs arcs. Mais les explosions successives détournaient leur attention et ils ne savaient dans quelle direction se tourner.
– Qu'est-ce donc ? demanda Outtaké qui avait pâli.
– Tes frères m'ont salué d'un cri, dit Peyrac. Voici ma réponse. As-tu oublié que je suis l'Homme du Tonnerre ?...
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