Ce ne serait pas la dernière.
L'ordre d'épargner les Européens ne ménageait que les apparences. Ils n'en étaient pas moins condamnés. Quel peuple primitif, quel peuple tout court pouvait accepter l'outrage de ce traître assassinat sans en réclamer vengeance ?
Malgré les efforts de Loménie et du comte de Peyrac, malgré la raison, la sagesse, malgré toutes les feintes et la patience qu'ils avaient déployées tous deux en hommes loyaux pour éloigner le spectre d'une guerre inutile, elle se dressait maintenant devant eux, folle et stupide, inévitable.
Chapitre 12
Angélique se glissa dans le magasin et s'immobilisa contre la porte, guettant les bruits de la pénombre.
L'Iroquois blessé était-il encore en vie ? Était-il mort ? Allait-il bondir sur elle ? Tout était possible.
Elle attendit. Rien ne bougeait.
Elle s'agenouilla et rampa, progressant à tâtons vers l'emplacement où elle l'avait traîné. L'amoncellement de vieux sacs qu'elle avait jetés sur lui ne semblait pas avoir bougé. Tout à l'heure, quand on avait fait remarquer que le chef des Mohawks, Outtaké, n'était pas parmi les morts, elle avait préféré ne rien dire encore. Avant d'avertir son mari qu'ils possédaient un otage, il fallait s'assurer que celui-ci vivait. Elle glissa la main sous les sacs et ses doigts rencontrèrent la dureté d'un corps rigide. Il était toujours là. Il n'avait pas bougé. Mais Angélique constata que la chair était tiède et souple. Avec un soupir de soulagement elle s'affaira.
Elle avait apporté un lumignon qu'elle posa sur une caisse et alluma. Elle s'était chargée également d'une gourde d'eau-de-vie, de quelques onguents et de morceaux de charpie trouvés dans la pharmacie assez démunie du poste ainsi que d'une calebasse d'eau fraîche tirée du puits. Elle écarta les objets poussiéreux qu'elle avait jetés sur le blessé pour le dissimuler en cas de recherches. À la lueur jaunâtre de la lampe à graisse, le corps marmoréen se découvrit tout entier, inerte. Elle le retourna, à plat sur le dos, et approcha la lampe. Son regard exercé interrogeait, étudiait la pose des mains, le pli des lèvres, le creux des paupières closes, la crispation des narines.
Il lui suffit d'un instant.
« Il vivra », décida-t-elle.
Car elle s'était penchée sur beaucoup de blessés au cours de sa vie, tant au Maroc que dans ses guerres du Poitou. Elle reposa la lampe, commença un examen plus approfondi afin de découvrir la blessure qui contribuait à plonger l'Iroquois dans ce sommeil proche de la mort. Lorsqu'elle posait sa main sur un malade ou un blessé, c'était pour elle comme si le corps humain lui devenait transparent. Des indices invisibles lui étaient révélés au delà du toucher. Elle cherchait, toute son attention en éveil, l'effleurant à peine. Doucement, ses doigts avançaient sur cette chair tatouée. Leur pression était si légère que, dans son inconscience, il ne pouvait la percevoir. Pourtant le Mohawk ouvrit les yeux. Il vit le profil de la femme blanche et sa chevelure flottante qui se déployait mollement, sous la lumière, comme un rayon de clair de lune. Il vit ses paupières baissées, le pli grave de ses lèvres qui donnait à son visage une expression tendue. Et il ressentit vivement l'attouchement de ses mains sur lui et le courant tiède et magnétique qui semblait s'échapper de ces doigts effilés aux ongles brillants et nacrés comme des coquillages et se répandait en lui pour le ranimer. Soudain, il la vit s'immobiliser, en arrêt, tel un Indien devant la trace ennemie, et il entendit sa brève exclamation :
– Ah !
Et elle hochait la tête à plusieurs reprises. En écartant son pagne souillé de sang, elle venait de découvrir la blessure qu'il portait à la cuisse droite et qui s'étendait presque jusqu'au pli de l'aine. Un coup de lance qui avait voulu atteindre le ventre et qui avait dévié. Un cordonnet étroitement serré autour de la cuisse avait arrêté l'hémorragie. Dès qu'il s'était échappé de la salle, Outtaké se l'était lié lui-même afin qu'on ne pût le poursuivre à la trace de son sang. Thérapeutique efficace mais dangereuse car l'abord de la plaie et la jambe ellemême étaient déjà vilainement gonflés. L'embolie mortelle menaçait. Angélique reprit la lampe. Elle se pencha avec plus d'attention encore sur la blessure. Avec précaution, elle se risqua à relâcher le lien. Un peu de sang coula. Il était rouge et aurait dû jaillir par saccades. Elle ne comprenait pas. Le sang ne coulait plus. À l'intérieur de ce corps figé, un impossible travail de guérison s'était déjà accompli... Par quel miracle ? Elle leva les yeux vers le visage du blessé et tressaillit en s'apercevant qu'il la regardait fixement. Des pouvoirs étranges ! Oui, certes. Ignorait-elle donc qu'Outtaké en possédait plus qu'un autre ?... Elle avait réfléchi à l'impulsion qui l'avait poussée, l'autre jour, vers la source, où il l'attendait pour la tuer. Elle savait maintenant qu'il l'avait attirée par envoûtement. Elle pouvait deviner qu'il était capable d'arrêter son propre sang de couler et de faire reculer la mort pas à pas par une science à la fois acquise et surnaturelle dont il était possesseur. Pendant des heures, immobile, en attendant que la femme blanche revînt le secourir, il avait retenu la mort qui voulait le ravir à la vie, et ceci par le seul pouvoir de sa volonté. Elle se prit à l'étudier, soupçonneuse. L'odeur fauve de l'Indien lui portait au cœur et elle retrouvait l'impression qu'elle avait éprouvée plusieurs fois en sa présence de ne pas avoir affaire à un être tout à fait humain, mais à un animal issu de mondes inconnus, et elle s'étonnait presque, en le considérant, nu et abandonné devant elle, de lui découvrir des mains, des pieds avec des doigts, des côtes saillantes, un nombril, un sexe d'homme comme les autres. Elle étancha le sang, nettoya la plaie avec de l'eau pure et y appliqua un onguent à base de racines émoilientes de consoudre.
Elle serra énergiquement le pansement. L'emplâtre dégonflerait les chairs tuméfiées et, avec la forte constitution du sauvage, cette terrible blessure ne serait sans doute plus bientôt qu'un souvenir.
L'Indien savait qu'elle savait. Il savait aussi qu'il pouvait l'atteindre, mais il avait appris qu'elle était de force à déjouer ses plans. Il lavait « appelée » près de la source, mais elle était venue avec un poignard. Elle était de force. Et ceci, sans doute, parce qu'elle aussi avait pour ami l'Esprit des Songes. Une puissance sinon contraire, au moins différente de la sienne, animait la femme étrangère, venue des continents lointains, et il en avait senti le frémissement insolite lorsqu'elle avait posé les mains sur lui.
Ainsi, d'un regard à l'autre, ainsi Angélique et le Mohawk échangeaient leurs pensées sans se dire un mot. Elle voulait se persuader qu'il était inconscient et que, malgré cette lueur oblique qui filtrait entre ses paupières, il ne la voyait pas. Elle l'accusait d'être un esprit incarné, dangereux, possédé, diabolique, et lui, de son côté, faisait de même. Et à chaque regard, ce qu'ils captaient mutuellement l'un de l'autre, ce qu'ils apprenaient sur leurs pouvoirs, leurs forces, leur nature rendait ces regards de plus en plus farouches, mais aussi de plus en plus compréhensifs.
C'était un duel magique. Mais un duel à égalité.
Qui l'eût deviné en voyant cette forme blanche agenouillée au chevet d'un sauvage mourant ?...
On n'eût vu qu'une Européenne de condition soignant avec dévouement un malheureux Indien blessé, alors que c'étaient deux êtres de force égale, d'affinités proches, et qui commençaient, sans le savoir, une incroyable aventure...
Les sourcils froncés, Angélique noua le dernier nœud de charpie, lança un dernier regard furieux au blessé et se leva. Elle alla chercher dans un ballot de marchandises trois couvertures de traite.
S'efforçant de déplacer sans trop le remuer ce corps qui semblait aussi lourd que la pierre, elle réussit à glisser une des couvertures entre le sol et lui. Avec l'autre, elle le recouvrit des pieds au menton, et elle plaça sous sa tête la troisième, après l'avoir roulée. Ensuite elle s'accorda de le contempler avec satisfaction. Enfin, il avait l'air maintenant d'un vrai blessé, d'un malade bien sage. Elle trouva le courage de glisser sa main sous sa nuque, parmi les cheveux poissés de résine du panache hérissé, et de soulever un peu sa tête, tandis qu'elle approchait de ses lèvres une calebasse pleine d'eau. Les traits figés du Mohawk s'animèrent. Il but avidement comme un enfant. Un profond soupir souleva sa poitrine. Lorsqu'elle laissa reposer la tête sur l'oreiller, les paupières de l'Iroquois étaient closes : elle crut qu'il était mort puis elle s'aperçut qu'il dormait.
Chapitre 13
Angélique attendit jusqu'au soir pour trouver le moment opportun. Son mari resta une partie de la journée hors du camp. Et le reste du temps il discuta avec Nicolas Perrot et Maupertuis. Ceux-ci, après s'être montrés réticents, semblaient de plus en plus partager et approuver les projets qu'il leur exposait. Angélique avait une inquiétude : Peyrac ne semblait pas organiser avec fièvre la défense du poste.
De toute évidence il fallait s'attendre à ce que la troupe iroquoise surgisse d'un jour à l'autre, sinon d'une heure à l'autre. Or, les portes demeuraient ouvertes, les hommes de Peyrac allaient et venaient sans hâte. Il y avait bien quelques colloques brefs, des ordres que l'on jetait et que d'autres partaient exécuter. L'on creusait des trous en dehors du fort sur la colline et au bord du fleuve, mais ces travaux ne ressemblaient guère à des fortifications... Angélique trouva Florimond dans un coin de la cour occupé à bourrer des tubes de carton fort avec des poudres de soufre, de chlorate et d'oxyde de cuivre.
– Que fabriques-tu là ?
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