– Est-ce toi le Sagamore Piksarett ? lui demanda-t-elle.

Comme tous les Abénakis fréquentant les Français, il devait comprendre un peu cette langue s'il ne la parlait pas.

Il hocha la tête affirmativement.

Elle se glissa entre lui et la porte du magasin, décidée à l'empêcher d'entrer. Pourtant, elle ne voulait pas le tuer. Seulement l'écarter, l'empêcher d'achever le blessé. Conclure un marché avec lui.

Elle fit glisser de ses épaules son grand manteau rouge.

– Prends ce manteau... Voici pour toi... Voici pour tes morts...

Ce manteau avait ébloui les Indiens. Ils en parlaient déjà loin sur les rives du Kennebec. Ils en rêvaient, hallucinés qu'ils sont toujours de trouver un linceul digne d'envelopper les ossements de leurs ancêtres. Bien des prêtres catholiques n'ont-ils pas connu le martyre pour avoir refusé le don d'une chasuble ?... Ce geste était le seul capable de détourner l'attention du Sagamore Piksarett. Il fixa avec extase le vêtement offert et qui brillait comme un morceau d'aurore taillé à même le ciel.

Il s'en saisit fougueusement, le déploya, le drapa autour de lui, puis le roula en boule pour le serrer contre son cœur.

Il regarda encore la porte close, puis Angélique, puis le manteau. À ce moment le soleil enfin triomphant parut, jetant en tous sens ses rayons, et l'on aperçut les maisons, la palissade, tandis que la neige commençait à fondre. Nicolas Perrot, à l'autre bout de la cour, aperçut Piksarett près d'Angélique. Il s'élança dans leur direction.

Mais l'Abénakis s'enfuit et, tenant toujours le manteau, bondit par-dessus le mur du fond de la palissade, comme un immense écureuil qu'il était, et disparut. C'était l'instant où Joffrey de Peyrac atteignait le poste et entrait dans l'enceinte. Angélique courut vers lui et se jeta dans ses bras, effrayée de le voir blessé, mais folle de joie de le retrouver sauf.

– Dieu soit loué ! Vous êtes vivante, dit-il en l'étreignant.

– Êtes-vous blessé ?

– Ce n'est rien. Et les enfants ? Les garçons ?

– Ils n'ont rien. Je crois qu'il n'y a pas de morts à déplorer... parmi nous.

Les yeux de Peyrac se fixaient déjà sur la porte ouverte de la grande habitation près de laquelle des hommes commençaient à se rassembler et il s'approcha, saisi, comme l'avait été un peu plus tôt Angélique, par le pressentiment de la tragédie qui l'attendait. Du seuil il contempla les personnages de cire, figés dans l'attitude du sommeil ou de l'ivresse, leurs têtes sanglantes inclinées reposant parmi les plats. Puis une colère farouche fit briller ses yeux noirs. Il jura, les dents serrées :

– Damned ! Damned !... Que soit maudit celui à qui nous devons cela !

– Ce sont sûrement les Patsuiketts, dit Nicolas Perrot.

– Je sais... je sais qui ils sont, ceux qui sont venus nous trahir sous le couvert de la nuit. J'ai vu leur signe...

Il tira de sa casaque trempée l'objet qu'il avait arraché du cou de l'Indien mort et ils virent briller sur sa paume une petite croix d'or.

– La croix, dit Peyrac avec amertume. N'y aurait-il pas un lieu en ce monde où je puisse entreprendre une œuvre sans qu'on me jette la croix entre les jambes pour me faire trébucher !...

– Monsieur, ne blasphémez pas, je vous en conjure, s'écria Nicolas Perrot en pâlissant.

– Qu'importe le blasphème ! Ce sont les actes qui comptent !...

Il leur jeta un regard sombre. Une violence sourde faisait trembler sa voix. Ces mots blasphémateurs qu'il brûlait de prononcer, aucun de ceux qui l'entouraient, même eux ses frères, ses compagnons, ne les comprendraient. Sauf, ELLE. Car elle avait déjà souffert avec lui, comme lui, et pour les mêmes causes. Il la serra d'un bras, contre lui, avec passion, contemplant avec une intensité désespérée son beau visage pâle aux yeux clairs. Avec lui elle avait été rejetée hors du monde des Croyants et des Justes ; pour l'amour de lui elle avait été marquée si jeune, à vingt ans, du sceau de la malédiction, et maintenant il découvrait, dans un éclair, qu'elle était devenue son double, peut-être la seule créature au monde qui fût semblable à lui.

– Ça doit être un coup des Patsuiketts, répéta Maupertuis pour dire quelque chose. Ils ne peuvent voir un Iroquois sans lui planter les dents à la gorge. Quand ils ont vu que ceux-là leur échapperaient...

– Certes, ce sont eux. Il faut être un Indien fanatiquement chrétien pour oser venir la nuit risquer le combat. Fanatique et fanatisé. Il n'y a que les Patsuiketts de cette espèce. Assez croyants pour ne pas souscrire aux superstitions de leur race qui affirme qu'un guerrier tué la nuit errera éternellement dans les ténèbres. Assez hypnotisés par la Robe Noire pour faire confiance à son pouvoir mystique lorsqu'il leur affirme que la mort d'un Iroquois ou d'un Anglais leur assure le Paradis.

– Parlez-vous du père d'Orgeval ? s'écrièrent Nicolas Perrot et Maupertuis. Mais c'est impossible, c'est un saint !...

– C'est un saint qui combat pour son Dieu. Il y a longtemps que je suis renseigné sur son compte. C est le pape et le roi de France qui l'ont nommé en Acadie, et son seul but doit être de pousser les Abénakis à la Guerre Sainte contre les hérétiques anglais et tous ceux qui peuvent être considérés comme les ennemis des Catholiques et des Français.

« C'est lui qui a demandé du secours à Québec et qui a fait occuper notre poste. Quand il a vu que j'entamais des négociations pacifiques avec le comte de Loménie, il s'est jugé désavoué, et il a voulu frapper un coup définitif, irréversible... Ce n'est pas la première fois qu'il envoie de son propre chef les Patsuiketts au combat.

« Et maintenant, dit Peyrac, d'une voix rauque qui se brisait, maintenant par sa faute – et il considérait dans le creux de sa main la croix d'or scintillante – par sa faute j'ai sur les mains le sang de la trahison... Souvenez-vous, Perrot, des paroles de Tahoutaguète lorsqu'il est venu ici en messager. Il doutait. Outtaké leur avait dit qu'il ne pouvait pas y avoir d'entente possible avec les Blancs. Mais eux, les Iroquois, voulaient encore espérer en un Blanc qui ne les trahirait pas. Et maintenant, que puis-je leur répondre ? Ma demeure est souillée par un crime inexpiable...

Sa voix frémit. Et en même temps, Angélique, qu'il tenait toujours d'un bras contre lui, eut l'impression que cette dernière phrase venait de projeter en lui comme une illumination subite, lui faisant apercevoir obscurément peut-être une solution. Il s'apaisa, retrouva sa maîtrise habituelle et répéta à mi-voix :

– Ma demeure est souillée...

Son regard était fixe et songeur.

– Outtaké s'est enfui, dit Perrot.

– Ce n'en est que pis ! Il va rejoindre ses guerriers au delà du fleuve et dans deux jours, sinon demain, ils seront là. Nous n'aurons plus qu'à les tuer jusqu'au dernier ou qu'à mourir nous-mêmes. Où sont les sentinelles qui étaient chargées de la surveillance cette nuit ?

Jacques Vignot et deux Espagnols s'avancèrent.

Le Parisien raconta que vers les 2 heures du matin, alors que leur tour de garde se terminait, il avait entendu à l'extérieur de la palissade une voix française leur demander d'ouvrir les portes pour M. de Loménie-Chambord qui, prétendait-on, avait été obligé de revenir sur ses pas. Forts des congratulations échangées avec le corps expéditionnaire de Loménie, les sentinelles avaient cru bien faire en ouvrant, donnant le passage. Un brouillard à couper au couteau. À peine le vantail était-il ouvert qu'ils s'étaient retrouvés proprement assommés et ligotés. Ce n'était pas le colonel de Loménie. C'était le baron de Maudreuil à la tête d'un petit parti d'Abénakis Patsuiketts.

Le cri « Des Ours ! » ayant précipité au-dehors ceux qui conservaient à la fin du repas suffisamment de lucidité et la faculté de se tenir sur leurs jambes, les Indiens, profitant de l'obscurité, les avaient assommés à leur tour.

L'on découvrait maintenant un fait troublant. En cette échauffourée nocturne, rapide, silencieuse, aucun des Blancs de la troupe de Peyrac n'avait été tué, ni même blessé sérieusement.

Certains avaient été assommés, la plupart n'avaient rien vu, dormant du sommeil du juste ou de celui de l'ivrogne.

Un mot d'ordre précis semblait avoir été donné de laisser la vie aux Européens du poste. Ce que voulaient Maudreuil et Piksarett, n'était-ce pas seulement les scalps des chefs iroquois ? Les Patsuiketts n'avaient pas compté avec la défense acharnée du comte de Peyrac et sa force prodigieuse. L'un d'entre eux était mort.

Tandis qu'il se battait dans la cour et, pour se soustraire aux coups de ses assaillants, se précipitait dans le fleuve, dans la salle enfumée, Don Juan Alvarez, Maupertuis, Macollet, Malaprade, et ceux qui ne ronflaient pas encore, avaient vu surgir le baron de Maudreuil et le Sagamore Piksarett.

– J'ai compris tout de suite, expliqua le vieux Macollet, mais qu'est-ce que je pouvais faire ? Je ne pouvais pas me décoller du banc. Et même que j'aurais pu... C'était délicat comme situation, n'est-ce pas ?

Maudreuil, c'est un petit seigneur plein de sainteté et d'argent. Et moi, je ne suis qu'un vieux païen, sans le sou. Et il avait raison, l'enfant, de venir chercher le scalp de Swanissit qui a massacré tous les siens... Quand il a vu, il a compris lui aussi, Swanissit, mais il ne pouvait plus se bouger tant il était gavé... Anhisera et Ganatuha étaient aussi abrutis et Onasatégan n'a rien vu car il ronflait déjà. Seul Outtaké s'est dressé. Il s'est battu comme un diable avant de s'enfuir par la fenêtre dont il a brisé les montants avec ses poings... Regardez. Joffrey de Peyrac passa la main sur son front. Il sentit la plaie dont il réveillait la blessure importune. C'était le premier sang qu'il versait pour la conquête du Nouveau Monde. Cette blessure se nommerait Etskon-Honsi, la Robe Noire.