Il est arrivé quelque chose !
Rapidement, elle se vêtait. Dans sa hâte, elle attrapa un manteau au hasard. C'était le manteau de faille rouge amarante qu'elle avait mis sur ses épaules pour se rendre au banquet, l'autre soir. Elle ne savait pas que ce geste sans préméditation l'aiderait à sauver une vie... Dans la pièce voisine, ses deux fils dormaient toujours, du sommeil profond de la jeunesse ; après avoir collé l'oreille à la porte des Jonas et des enfants, et avoir perçu le souffle léger de personnes endormies, elle commença de se rassurer.
Mais le silence ambiant continuait à lui paraître insolite. Sans bruit, elle alla déverrouiller la porte d'entrée et reçut en plein visage l'éclat de la lumière pâle qui, ce matin, filtrait à travers les petits carreaux presque opaques et qui l'avait intriguée à son réveil.
Simultanément, un souffle glacé l'enveloppa, tandis que ses yeux cillaient éblouis et qu'elle retenait une exclamation.
La NEIGE !...
La neige était venue au cours de la nuit, une neige précoce, inattendue, qui s'était mise à tomber doucement, enrobant le fort de son manteau ouaté, ensevelissant toute vie, tout bruit, tout mouvement.
Au matin, les flocons avaient suspendu leur danse furtive, mais l'impression de surprise demeurait. Tout était désert. Cependant le tapis blanc à l'intérieur de l'enceinte portait la trace de nombreuses allées et venues récentes.
Angélique vit que le porche était grand ouvert et, au delà, quelque chose de sombre lui parut un corps étendu.
Elle allait s'élancer lorsqu'un paquet de brume plus épaisse et basse déferla derrière elle, pardessus le toit, en rouleaux de fumée grise, éteignant la lueur du soleil, et elle fut presque aussitôt plongée dans un monde opaque et sourd.
Un cri perçant, aigu, bizarre. Elle n'y voyait pas. Elle dut tâtonner pour s'avancer le long de la palissade jusqu'à la porte. Et quand elle fut au-dehors, elle ne savait plus dans quelle direction elle avait cru apercevoir un homme étendu.
Elle appela. Sa voix rendit un son mat et qui ne portait pas. Presque aussi subitement qu'il s'était abattu, le brouillard commença à s'alléger faiblement, ruisselant de gouttelettes étincelantes. Sur la droite, au-dessus d'elle, une haute apparition incarnate prenait forme. C'était l'érable solitaire près de l'entrée du poste. La neige ne parvenait pas à dissimuler sa somptueuse vêture. L'ourlet blanc ne faisait qu'aviver son éclat rouge, tandis que la lumière diffuse du soleil qui luttait pour triompher se reflétait à travers les feuilles pourpres comme à travers le rubis d'un vitrail.
Le brouillard se retira lentement jusqu'au bord du fleuve. Une silhouette humaine en venait, montant la côte. Beau et rayonnant comme l'archange saint Michel lui-même, c'était le petit baron Éliacin de Maudreuil.
Ses cheveux blonds scintillaient sous sa parure indienne de plumes et de perles. Dans l'échancrure de sa veste de daim ouverte sur sa poitrine nue on voyait briller, avec des étincelles intermittentes, trois médailles, tandis que les mêmes miroitements jouaient sur la lame du long coutelas qu'il tenait en son poing levé.
Le visage dressé, il montait, et la neige étouffait ses pas. Un rêve paradisiaque emplissait ses prunelles claires.
Ce qu'il voyait à travers la brume, sous l'érable rouge aux chatoiements de vitrail, c'était une apparition auréolée de lumière, d'une beauté surnaturelle, le visage pâle de la blancheur des lys, des yeux admirables.
Elle l'attendait, elle le regardait venir, sereine et grave, drapée dans les plis d'un manteau de couleur rosé.
Terrassé d'émotion, il ploya le genou.
– O Notre-Dame, murmura-t-il d'une voix brisée, O Mère de Dieu, béni soit ce jour ! Je savais bien qu'il me serait donné de te voir à l'heure de ma victoire !
Devant lui, la neige s'étoilait de fleurs rouges. Du sang, qui tombait goutte à goutte... Et dans son poing levé, il brandit un objet noir, humide, lové de ruisselets rosaires.
– Voici la chevelure du démon ! Voici la dépouille que je t'avais promise ! O Notre-Dame !... Voici le scalp de Swanissit.
Un nuage glissa, les enveloppant tous deux d'ombre froide et dérobant à la vue d'Angélique l'homme agenouillé.
Elle l'entendit encore crier d'une voix démente :
– Swanissit est mort ! Gloire à Dieu au plus haut des cieux !...
Tâtonnant, elle se recula, cherchant un point d'appui. Elle marchait à travers la cour, cherchant l'habitation principale où, cette nuit, on festoyait. Soudain, elle aperçut à quelques pas d'elle la porte béante comme un trou noir ouvert sur de l'ombre froide. Au gré du vent, le lourd panneau de bois grinçait sur ses gonds de cuir.
Une appréhension affreuse lui étreignit le cœur.
– La salle du festin ! murmura-t-elle, et elle marcha jusqu'au seuil.
Il n'y avait plus que quatre hommes assis devant la table. Tout de suite, elle vit que son mari n'était pas parmi eux. C'étaient les quatre chefs iroquois, Swanissit, Anhisera, Onasatégan et Ganatuha. Le front contre la table, ils paraissaient cuver leur ivresse. Une odeur fade montait de la salle où le brouillard s'était infiltré. Les feux étaient éteints. Angélique perçut un bruit sinistre et qui la fit frissonner jusqu'à la racine des cheveux. C'était le bruit d'une averse lente, comme le suintement d'une eau visqueuse au fond d'une caverne obscure. Qu'importaient le froid de la porte ouverte et les feux éteints !... Ceux qui se tenaient là n'avaient plus besoin de chaleur. Car ils dormaient, le crâne à vif, dans une mare de sang. Et ce bruit qu'Angélique entendait, c'était celui de ce sang s'écoulant de la table au sol. Une nausée la saisit.
Et l'inquiétude même qu'elle éprouvait pour le sort de son mari fut submergée par l'horreur, la terrifiante infamie de cette scène.
Les chefs iroquois avaient été scalpés, à la table de leur hôte, sous le toit de Joffrey de Peyrac. Une ombre bougea derrière elle. Elle se retourna vivement, portant la main à la crosse de son arme.
Elle vit Nicolas Perrot, qui se frottait la tête sous son bonnet et la regardait avec des yeux vagues. Lui aussi contemplait la scène et ses lèvres bougeaient sur des jurons qu'il n'avait pas la force d'exhaler.
– Monsieur Perrot, fit Angélique presque bas, savez-vous qui a fait cela ?
Il eut un geste d'ignorance...
– Où est mon mari ?
– Nous le cherchons.
– Qu'est-il arrivé ?
– Cette nuit, nous étions tous assez éméchés, dit Perrot. Quand je suis sorti dans la cour, j'ai reçu un coup sur la tête. Je viens de m'en réveiller.
– Qui vous a frappé ?...
– Je n'en sais rien encore... Mais je parie que c'est le Sagamore Piksarett avec les guerriers enragés, les Patsuiketts.
– Et Maudreuil !... Je l'ai vu tout à l'heure devant le poste...
Perrot dit vaguement, en regardant vers les Iroquois :
– Il en manque un...
Il comptait les morts.
– Il en manque un... Il me semble que c'est Outtaké. Il a dû s'enfuir.
– Comment ont-ils pu entrer et vous surprendre ?...
– On a ouvert de l'intérieur. Les sentinelles ont cru à un retour des Français...
– Et lui ? O mon Dieu, où peut-il être ? Je vais alerter mes fils.
Angélique traversa à nouveau la cour que la matité grise du brouillard transformait en désert. À chaque pas elle pouvait se heurter à un ennemi.
Elle reconnut le bâtiment du magasin et s'y arrêta, s'appuyant au mur et tenant haut son pistolet car elle croyait surprendre un frôlement.
Le bruit se renouvela.
Et quelque chose de lourd glissa le long du toit de bardeaux, entraînant des pans de neige. Un corps tomba lourdement devant elle. C'était Outtaké, inerte dans la blancheur de la neige. Son corps était d'une pâleur cireuse.
Au bout d'un instant, voyant qu'il ne bougeait pas, elle se pencha sur lui. Il respirait à peine. Ses mains ouvertes venaient de lâcher le faîte du toit où il avait dû s'accrocher, blessé depuis de longues heures.
Les paupières de l'Iroquois s'ouvrirent, laissant filtrer l'éclair du regard. Ses lèvres bougèrent. Elle devina plutôt qu'elle n'entendit la phrase qu'il lui avait déjà dite une fois au bord de la source et qu'il lui avait répétée en songe :
– Femme, donne-moi ma vie !
Elle l'attrapa sous les aisselles, le traîna, le tira. Il était pesant. Les mains d'Angélique glissaient sur sa peau grasse.
Elle chercha dans la poche de sa robe la clé du magasin, ouvrit, poussa du coude le vantail, tira encore le blessé à l'intérieur, le fit tomber dans un coin et jeta sur lui quelques vieux sacs pour le dissimuler.
Puis elle sortit et referma la porte.
Derrière elle quelqu'un, surgi du brouillard, la regardait faire. Quand elle se retourna, elle eut un sursaut violent. Un Indien se tenait devant elle et elle reconnut le grand chef à la peau d'ours qu'elle avait aperçu l'autre matin, près de l'autel de bois doré. Sa taille était vraiment gigantesque, mais il était fort maigre. Son abondant chignon huilé était entremêlé avec les grains d'un gros chapelet de bois et, des deux côtés de son visage, des mèches de cheveux tressés étaient retenues dans les étuis de pattes de renard roux.
Plusieurs rangées de médailles et de petites croix enfilées autour de son cou tombaient bas sur sa poitrine tatouée.
Il observait Angélique, la tête penchée, les yeux plissés de malice. Il s'approcha d'elle avec lenteur.
Son rire muet découvrit sa mâchoire aux dents blanches et pointues de rongeur. Avec ses deux incisives supérieures proéminentes, il avait un air malicieux d'écureuil. Elle ne sut pourquoi, elle n'en éprouva pas de peur.
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