Angélique aurait, elle aussi, volontiers gardé l'enfant canadien. Mais la question ne s'était pas posée.
À mi-chemin de la colline, les Iroquois trouvèrent les présents que Joffrey de Peyrac avait fait déposer pour eux, ainsi qu'une ceinture de wampum d'une grande valeur, qu'il avait sortie de ses coffres.
Swanissit et les siens, lorsqu'ils eurent déchiffré le message tracé par les perles de porcelaine blanc et bleu de nuit, manifestèrent leur contentement.
Ils se regardaient en hochant la tête et en disant : « Cela est bien ! cela est de valeur !... »
Swanissit devait rappeler aux autres que ce collier faisait partie, naguère encore, du plus grand trésor des Mohicans. Que le comte de Peyrac l'eût en sa possession montrait la valeur de ses alliances et quelle importance les grandes tribus du Sud lui octroyaient. Mais qu'il le leur présentât faisait battre leur cœur. À la seule pensée qu'ils pourraient le ramener parmi eux, ils étaient envahis de fièvre. Swanissit se voyait déjà pénétrant dans les cités des Longues Maisons, en portant la précieuse bande de wampum sur ses deux mains à plat. L'émotion du peuple à cette vue faisait déjà tressaillir ses entrailles. Ils posèrent leurs armes : arcs et carquois, et le mousquet à la crosse de nacre, et le calumet de pierre rouge. Il n'en avait qu'un, pauvre et grossier, et sa pierre était froide car il n'avait pas été bourré depuis de bien longs mois...
Ils le posèrent et ils soupirèrent, en voyant proches, parmi les présents des Blancs, sur des peaux tannées, des tresses brunes de tabac, du meilleur, celui de Virginie, dont l'odeur délicieuse flatta leurs narines.
Qu'il serait agréable de fumer bientôt, autour d'un feu, dans la joie des promesses échangées !
Mais il ne fallait pas, par tentation du bien-être, négliger les arcanes rituelles et compliquées de pourparlers aussi importants où se jouait l'avenir de la Ligue iroquoise. Angélique, cette fois, avait demandé à son mari de ne pas être obligée d'assister à la cérémonie. Malgré le rôle qu'elle avait, un peu malgré elle, joué dans la préparation de cette entrevue, elle ne pensait pas que sa présence fût nécessaire. Nicolas Perrot lui avait expliqué, insista-t-elle, que si, dans la société iroquoise, les femmes et surtout les mères ont le droit de parole, elles ne s'expriment devant le Conseil des Hommes que par la voix de leur secrétaire qui est, en général, choisi parmi les jeunes gens. De plus, elle souffrait depuis le matin d'une migraine affreuse et elle ne se sentait plus le courage d'affronter pendant des heures les caquetages criards des Indiens, leur odeur puissante, leurs rots et leurs reniflements essuyés de la main ou des cheveux. Joffrey de Peyrac convint que si les chefs ne réclamaient pas impérativement sa présence, elle était libre de ne pas se présenter. Tout au fond, elle éprouvait de l'appréhension à se retrouver devant Outtaké, le chef des Mohawks. Plus volontiers, elle aurait salué Swanissit et elle lui fit porter par Nicolas Perrot, pour excuser son absence, la « rassade » de perles de Venise qu'elle avait triées pour lui. Lorsqu'elle vit que les salutations avaient été échangées et que les pourparlers commençaient, elle se retira, un peu frileuse, dans la petite habitation et passa l'après-midi en compagnie de ses amis et des enfants.
De temps à autre quelqu'un venait les tenir au courant des négociations.
*****
Par scrupule, par amour-propre, parce qu'il avait très faim et que les vapeurs appétissantes qui venaient de la cour du poste le torturaient du désir de bâcler ses longues périodes oratoires, le vieux Swanissit avait prolongé les discours au delà des limites de la patience humaine. Mais celle du comte de Peyrac paraissait infinie. Swanissit avait rappelé longuement que s'ils n'étaient que cinq aujourd'hui, c'est qu'il avait laissé Tahoutaguète à la tête de ses partisans, ceux qui étaient encore dans la forêt et ceux qui commençaient à passer le fleuve en aval. Ils étaient nombreux, très nombreux, 1 000 peut-être, beaucoup plus que ne le soupçonnaient les Français qui étaient partis. Si, lui, Swanissit, discernait que l'Homme du Tonnerre avait cherché à l'endormir, que ses promesses étaient fallacieuses, qu'il voulait seulement affaiblir l'Iroquois en lui faisant enterrer la hache de guerre, pour aider ensuite les Français à mieux tromper les Cinq Nations, qu'il prenne garde et qu'il bourre tout de suite ses armes, car, avant de regagner leurs terres, les Iroquois se réjouiraient de rôtir quelques-uns de ces Blancs audacieux et trompeurs. Il y avait de belles chevelures parmi eux. « La tienne et celle de tes fils, Tekonderoga. Et celle de ta femme aussi. Mais ce n'est pas moi qui l'arracherai, celle de ta femme, commenta le vieux chef comme s'il s'y voyait déjà, car si, je te le répète, il faut que tu l'entendes, de ma vie, je n'ai tué, ni scalpé une femme ou un enfant. Je mourrai sans avoir attenté à la vie d'une seule femme ou d'un seul enfant, dans la tradition ancienne de nos peuples.
« Je ne pourrais en dire autant de la nouvelle génération de guerriers, fit-il en jetant un regard méprisant aux trois autres chefs, qui étaient pourtant des hommes faits, ceux-là ont appris de vous, Blancs, à ne pas respecter ce qui donne la vie, et ce qui assure l'avenir, ceux-là ont accroché des chevelures de femmes à la porte de leur wigwam. Pouah ! Les hommes de mon peuple seront bientôt des êtres aussi vils et dénués de noblesse que vous autres Blancs. Mais je dois quand même les défendre et préparer cet avenir.
Peyrac, calme et digne, laissa passer menaces et commentaires. Il sut apaiser la méfiance de Swanissit qui se traduisait par cette hargne anticipée. L'œuvre fut longue et ils se seraient tous retrouvés là encore, au crépuscule, si le temps ne s'était subitement assombri. Le vent tomba, remplacé par une brume épaisse qui monta du fleuve et des lacs avec une rapidité foudroyante, recouvrant tout jusque par-delà les cimes de sapins et les sommets des montagnes à la façon irrésistible d'un océan.
Il fallut donc ramasser, présents, wampums et calumets, et s'enfermer dans le poste. On alluma dans l'âtre de la grande salle des feux énormes. On fit bombance, de viande grasse, de maïs odorant et de baies acides. On s'enivra de tabac, de fumée bleue et d'alcool transparent. L'accès de ce paradis fut refusé à tous ceux qui n'avaient pas des capacités d'absorption et de résistance reconnues par l'expérience d'une longue vie de banquets sauvages ou d'orgies flibustières.
Florimond et Cantor, entre autres, furent renvoyés à la petite habitation afin de partager le repas des enfants, des femmes et des gens sobres ou de ceux qui avaient le foie délicat. Angélique rit beaucoup de leur mine déconfite. Le jeune Breton Yann s'était joint à eux disant franchement qu'il n'aimait pas trop boire, ni manger sans cesse de l'ours bouilli et que les saouleries monstrueuses des Indiens le faisaient vomir.
Le Maltais Enrico Enzi vint aussi demander l'hospitalité. C'était lui qui avait le foie délicat. Ç'avait été la honte de sa vie, mais comme il avait aussi la réputation d'un habile manieur de couteau, il ne trouvait plus guère de moqueurs devant lui lorsque, le teint plus jaune, il repoussait un verre de vin ou d'alcool.
Les dames firent en sorte que la soirée en leur compagnie se passât gaiement. L'on joua de la guitare et du fifre, l'on chanta. Il y avait des beignets et des bonbons de sucre parfumé à l'anis que les enfants avaient confectionnés sur la pierre de l'âtre. Maître Jonas raconta une histoire de loup-garou de la province saintongeaise. Il y avait longtemps qu'il ne l'avait pas racontée. De temps en temps il perdait le fil. Ce n'était pas tant par défaut de mémoire. Il s'en souvenait fort bien, au contraire, mais c'est qu'il ne l'avait plus contée depuis que ses deux fils avaient été enlevés un beau matin par les jésuites de La Rochelle et n'avaient jamais été retrouvés.
Il parvint courageusement jusqu'à l'épilogue, et l'intérêt que tous témoignèrent à son récit fut sa récompense. Florimond et Cantor n'étaient pas les derniers à réclamer un autre récit. Ensuite chacun alla dormir. Angélique recommanda à ses deux garçons de rester à dormir là, car, dans l'autre maison où ils se logeaient, le bruit des festivités les empêcherait de reposer. Ils s'enroulèrent dans des couvertures et s'étendirent à même le dallage devant le feu. La brume donnait sommeil sans qu'on s'en avisât.
Elle pesait sur la nature d'une pression douce et ouatée, toute traversée dans son opacité de bruits mouillés et confus, imprégnée d'un silence trouble. Aux quatre coins du poste sur les plates-formes, les sentinelles écarquillaient en vain les yeux et les oreilles, cherchaient à surprendre la signification de ces égouttements, de ces froissements, de ces clapotements qui leur parvenaient de façon imprécise, plutôt des soupirs, des échos feutrés que les brumes changeantes se renvoyaient. Il y avait des batraciens du côté du fleuve, des engoulevents et des chouettes du côté de la forêt. L'absence des Indiens Métallaks et Narandsouaks, qui avaient déserté leur campement, faisait la nuit plus opaque. Une autre nuit, on y eût vu briller, même à travers le brouillard, les tisons des foyers, on eût perçu l'odeur de la fumée filtrant entre les écorces des ronds wigwams, on eût entendu les pleurs des bébés.
Mais, ce soir, rien.
Le poste de Katarunk gisait au fond de la nuit, comme une épave au fond de l'océan.
Chapitre 9
Au poste de Katarunk, brumes au-dehors des murs et brumes au-dedans. Brumes glacées au-dehors et brume chaude dedans.
Dans la nuit, brume grise, toute constellée par les étoiles fugaces du gel, et, à l'intérieur, brume bleue de la tabagie.
Au-dehors, brume des vastes espaces à l'odeur fade et froide de tombeau traînant sur la terre obscure ainsi qu'une bête menaçante qui veut forcer l'abri des hommes, et dans la salle du poste, brume odorante, aux volutes harmonieuses s'échappant du fourreau des pipes que l'on fume à satiété, le ventre plein, le cerveau vide.
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