Mais ce voyage les éloignait d'elle, lui paraissait-il. Chacun avait à se débattre avec ses propres difficultés, hanté par le souci de ne pas être celui ou celle qui retarderait la marche. Elle répondit à Cantor que tout allait bien. Wallis semblait s'être assagie et lui obéissait maintenant.
– C'était trop dur, dit Cantor avec souci. Nous avions bien vu, Florimond et moi, que cette bête était difficile et nous étions inquiets que vous en soyez chargée. Nous avons cru maintes fois qu'elle allait vous précipiter dans un ravin ou que vous ne parviendriez pas à la faire avancer dans un endroit difficile...
– Et estimez-vous, mes fils, que je m'en suis bien tirée ?
– Euh ! Oui, oui, certainement, dit Cantor avec une condescendance qui cachait un certain étonnement. Vous êtes une très bonne cavalière, reconnut-il en appuyant sur les termes.
– Je te remercie. Tu m'encourages à poursuivre mon chemin, car j'étais ce matin sur le point de déclarer forfait. Il fait si chaud.
– Voulez-vous boire un peu d'eau ? proposa-t-il avec empressement. J'ai rempli ma gourde au pied de la cascade, elle est encore fraîche.
– Non, merci, mais je vais en donner un peu à Honorine.
– Alors, ce n'est pas la peine. Elle dort, fit vivement le jeune garçon en retirant la gourde qu'il tendait.
Il la reboucha et l'accrocha de nouveau à sa ceinture.
– Je vais aller en avant. Après la traversée de ce bois on peut s'attendre à rencontrer un autre seuil rocheux, dur à passer, et il me faudra aider cette pauvre Mme Elvire.
Il partit à grands pas.
Angélique remit le cheval dans le sentier. Elle suivait des yeux Cantor, et elle pensait qu'il était beau, qu'il se montrait gentil et attentionné pour elle et qu'elle n'aurait pas de peine à le reconquérir, mais elle avait compris aussi déjà depuis un certain temps qu'il n'aimait pas Honorine.
Elle soupira et pencha un peu la tête.
Aurait-elle un jour le courage de parler d'Honorine à ses deux fils aînés ? Que leur dire ?... Il était normal que ces deux grands garçons s'interrogeassent sur la demi-sœur que leur mère leur avait rapportée de l'Ancien Monde !
De quel amant de leur mère était-elle née ? Voici la pensée qui devait parfois leur venir à l'esprit. Comment l'un et l'autre réagissaient-ils dans le secret de leurs cœurs à ces décevantes révélations ?... Comment jugeaient-ils l'attitude de leur père qui pardonnait et accueillait l'enfant ?
Honorine était le signe de tout ce que l'on aurait voulu oublier. Le passé cruel, la séparation et ses inévitables trahisons...
« Aurais-je dû la laisser à Gouldsboro ? se demanda Angélique. Abigaël se serait chargée d'elle et s'en serait occupée avec tendresse.
« Non, je ne pouvais pas ! je sais bien que tu serais morte loin de moi, ma pauvre petite enfant bâtarde, se dit-elle en regardant par-dessus son épaule la tête ronde appuyée avec tant de confiance contre elle. Et moi-même, pourrais-je t'oublier et vivre en paix après t'avoir écartée une fois encore de ma route ?... Pauvre petite, jetée avec tant de violence et d'horreur dans ce monde si dur !...
« Non, je ne le pourrais pas.
Pourquoi, Honorine, ce matin avait-elle voulu, avec exigence, entêtement, retrouver sa mère ? N'était-ce pas un signe ?... Quand quelque chose angoissait l'enfant, elle réclamait Angélique. Jusqu'alors, elle s'était montrée gaie et fort sociable. Mais aujourd'hui de quelle sorte de danger inattendu se gardait-elle ? Un passage plus difficile à franchir ? L'orage ? Une tornade ? Une rencontre d'Iroquois ?
Tout au long de ce voyage, l'Indien, ami ou ennemi, était demeuré presque invisible. Perrot et Maupertuis expliquaient que les tribus étaient parties pour la traite des fourrures vers les rivages de l'Océan, où les navires les attendent avec leur cargaison d'eau-de-vie, de colifichets et de perles. Les multiples tribus abénakises qui constituent la race originelle du Maine ont le nomadisme dans le sang.
Il y avait eu, au début du voyage, la rencontre avec les Métallaks qui s'étaient joints à la caravane des Blancs.
À part eux, on n'avait vu personne, pas plus d'Iroquois que d'Abénakis. Et cette absence d'humains qui longtemps semblait les avoir protégés, aujourd'hui pesait à leurs cœurs lassés. Sur la droite, les montagnes reparaissaient à la faveur d'un long pan de terrain calciné. Angélique regarda avec espoir dans la direction des montagnes. Elle savait qu'au pied des Appalaches devait se trouver le poste de Katarunk, qui appartenait au comte de Peyrac et qui était le but de leur voyage. On hivernait là, quitte à rejoindre au printemps des mines plus lointaines. La jument s'avança à travers le plateau couleur de suie. Une forte odeur de bois brûlé et de résine flottait comme un encens lourd.
Dans la sécheresse crépitante de l'été, les incendies éclataient facilement. Pour une étincelle échappée d'un foyer, c'était la mise en marche d'une armée de flammes ronflantes ravageant, dévorant la forêt avec une gloutonnerie de dragon féroce, chassant devant elle les animaux affolés et ne s'arrêtant qu'au bord des falaises ou des ruisseaux, dans un chuintement infernal. Longtemps après, au loin, flottait dans l'air limpide un relent de fumée qui semblait la senteur même et définitive de ces grands espaces forestiers.
Ici le sinistre devait être récent. Le pas des chevaux souleva des cendres tièdes. Des rameaux laissaient au passage des traînées noires, les souches et les troncs encore dressés étaient charbonneux et arides. Entre leurs piques hérissées, la vallée rosé et mauve miroitait de tous ses lacs. La caravane atteignit les rives de l'un d'eux. Le feu avait rongé les bords et il n'y avait guère d'herbe à brouter pour les chevaux affamés.
Alors on longea, parmi les cendres, le rivage jusqu'à un gué, où les bêtes, d'un sabot précautionneux, franchirent un barrage de galets ronds. De l'autre côté, on remontait dune façon assez abrupte, sous la fraîcheur d'arbres et de sapins intacts. Ce n'était pas encore les abords des montagnes, mais un îlot dressé au cœur de la vallée, un rempart de rocs échoués parmi les lacs qui, jadis, avaient dû être des fleuves, ou ne former qu'une seule mer d'eau douce. Après avoir franchi cet éperon assombri par les pins et les cèdres, on redescendait et le scintillement d'un autre lac apparut bientôt, à travers les ramures d'un jaune agressif d'un bosquet de jeunes bouleaux.
Sous le ciel couleur de perle, le miroir d'eau étincelait dans la lumière directe de midi. C'était un lac extrêmement limpide, contrairement à ceux qu'ils avaient rencontrés jusqu'ici, toujours encombrés d'algues et de mousses. À travers l'eau lumineuse, on apercevait le sable gris.
– Je voudrais me baigner les pieds dans cette eau, s'écria Honorine.
Il y avait les signes avant-coureurs d'une halte. Là-bas en avant, derrière les saules, on entendait des appels et l'ébrouement des montures. Un des coureurs de bois, qui l'avait précédée, reparut et fit signe du bras pour avertir ceux qui descendaient encore qu'un moment de repos était accordé. Pour ceux qui risquaient de ne pas le voir, il poussa un cri guttural, auquel les Indiens qui venaient en arrière-garde répondirent d'assez loin. Angélique se laissa glisser à terre et aida Honorine à descendre. La petite, aussitôt, ôta ses souliers et ses bas et, retenant ses jupes, entra dans l'eau.
– C'est très froid, cria-t-elle en riant de plaisir.
Le cheval, qui avait bu, penchait sa tête lasse.
Angélique caressa le col penché de la bête dont la robe avait, dans la lumière intense, les mêmes reflets somptueux que la forêt.
– Ne t'affole pas, lui dit-elle à mi-voix. Regarde, il y a quand même peut-être un tout petit peu à manger. Nous trouverons un jour de grands espaces pour que tu galopes. Bientôt, nous serons au but.
Le cheval remuait les oreilles et l'on aurait dit que des soupirs gonflaient son poitrail. Car les chevaux n'aiment pas la forêt. Angélique se souvenait de la guerre du Poitou et des longues randonnées qu'elle avait faites avec ses partisans dans les coins les plus reculés des forêts de l'Ouest1.
L'inquiétude de leurs montures ne venait point alors du danger pressenti, de l'ennemi aux aguets, mais du silence si particulier des bois, ce silence tissé de mille bruits vifs et menaçants et des jeux d'ombre et de lumière entre les troncs et les ramures qui créent des visions fantasmagoriques, donnent licence aux imaginations superstitieuses et aux menaces réelles ajoutent celle des esprits et des démons.
La grande forêt du nord de l'Amérique était peut-être moins effrayante et rébarbative que celle qui avait vu se dérouler l'enfance d'Angélique. Des lacs multiples la trouaient de grandes surfaces azurées.
L'atmosphère cristalline, vibrante d'une sécheresse que même les brumes de l'hiver ne semblaient pas combattre, donnait à ses contours une netteté sans mystère. Ici ce n'était pas une forêt à fantômes2.
Angélique se tint debout au bord du lac. Elle ne voulait pas lâcher la bride de Wallis car, un jour qu'elle broutait ainsi, la bête s'était brusquement enfuie fonçant à travers les taillis. Elle avait failli s'empaler sur des branches rompues, se briser les jambes dans des fondrières, et il avait fallu l'habileté des Indiens, familiers de ce sous-bois touffu, pour retrouver sa trace. Le sang battait aux tempes de la jeune femme, et sa nuque surtout était pesante. Le chant strident des cigales l'étourdissait.
Voyant que la jument paraissait calme, elle s'enhardit à passer l'extrémité de la bride à la branche d'un arbrisseau, et s'avança jusqu'à la rive pour recueillir un peu d'eau dans le creux de la main et la porter à ses lèvres.
Une exclamation derrière elle arrêta son geste. Le grand Sagamore Mopountook, le chef des Métallaks, lui faisait signe de ne pas boire. Toujours par gestes, il lui expliqua qu'il y avait plus haut, en amont, une source dont l'eau était meilleure que celle-là et à laquelle ses guerriers s'étaient arrêtés pour se rafraîchir. Il la conviait à s'y rendre. Angélique lui montra son cheval, lui signifiant qu'elle ne pouvait s'éloigner. Il comprit et, d'une main impérative, l'encouragea à attendre. Peu après, il revenait accompagné d'une Indienne qui portait dans un bol de bois l'eau de la précieuse source. L'ennui, c'était que le bol ayant contenu de la bouillie de maïs et peut-être diverses autres mixtures sans pour cela avoir été lavé autrement que par un raclage de doigts et d'ongles, l'eau qu'il contenait était troublée de façon peu appétissante. Angélique se força cependant à y porter ses lèvres et à avaler quelques gorgées. Elle avait eu l'occasion de remarquer que les Indiens étaient fort susceptibles. Le grand chef restait là, planté, à la regarder boire, s'attendant certainement à ce qu'elle manifestât la plus vive admiration pour cette eau remarquable qu'il s'était donné la peine de lui présenter.
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