– Pourtant, une fois, j'ai eu un songe, dit-elle. Je me trouvais près de la source qui est là-haut, vers te couchant, et un ennemi me guettait et surgissait pour me frapper... Aussi, le lendemain, quand je m'éveillai, je m'armai d'un poignard avant de monter sur la colline, car les songes, souvent, sont un avertissement...
Au mot songe, ils étaient redevenus graves. Toute haine, toute ironie, toute méfiance les avaient quittés.
– Parle, alors ! dit Outtaké d'une voix rauque. Parle, ô femme blanche, conte-nous ta vision.
Et ils se rapprochèrent d'elle, et se penchèrent vers elle comme des enfants attendant la suite d'une passionnante et effrayante histoire.
Sur ces entrefaites, la porte fut littéralement rejetée avec fracas. Des coureurs de bois et des militaires armés parurent sur le seuil. Nicolas Perrot, Pont-Briand, Maupertuis et Trois-Doigts les menaient. Ils jetèrent un regard vers le plancher et Angélique eut nettement l'impression qu'ils s'attendaient à y découvrir son cadavre, la tête éclatée. De l'apercevoir debout bien vivante, et en apparence dans les meilleurs termes avec les deux redoutables Iroquois, ils en restèrent pantois.
– Madame ! balbutia Pont-Briand, n'avez-vous pas ? N'êtes-vous pas ?...
– Non, je ne suis pas morte, dit Angélique, que désirez-vous ?
– On nous a avertis que l'on avait vu pénétrer chez vous Swanissit et Outtaké.
– En effet, et les voici, ils venaient s'informer de l'état de leur pupille et lui rapporter ses armes. C'est là un souci de leur part qui me les rend très sympathiques.
Nicolas Perrot frémit en la regardant calme, entre les deux sombres et terrifiants guerriers qui se tenaient à ses côtés.
– Vous, alors ! s'exclama-t-il, depuis que je vous ai rencontrée à La Rochelle, vous ne cessez de m'étonner. Soit ! Puisque tout va bien, nous n'allons pas nous fâcher de leur incursion audacieuse.
Il s'adressa dans leur langue aux deux chefs et Angélique comprit vaguement à leur mimique qu'il les conviait à venir festoyer avec les Blancs. Mais ils secouèrent négativement la tête.
– Ils disent qu'ils ne festoyèrent qu'avec Tekonderoga et lorsque tous les Français de Québec seront partis, traduisit Perrot. Ils vous saluent et disent qu'ils reviendront.
Puis, avec dignité, les deux chefs se laissèrent escorter jusqu'au seuil et jusqu'à la sortie du fort. Ensuite, on ferma les portes.
Chapitre 7
Partiront-ils enfin ? Partiront-ils tous ? Quand pourrons-nous rester seuls, dans le silence et le désert ?
Ainsi soupirait Angélique. Elle espérait la faveur d'un bref instant d'isolement où elle retrouverait son mari loin des regards étrangers. Elle laisserait alors son front tomber sur l'épaule de Peyrac et l'étreindrait convulsivement, puisant avec avidité sa force pour soulager la sienne défaillante, car elle sentait qu'il était calme et sans angoisse. L'angoisse était un sentiment qu'il n'avait jamais connu ou presque, dans son existence. Même à l'heure de la mort ou de la torture. À l'avance, il ne se dissimulait pas les menaces d'une situation difficile et s'en gardait dans la mesure du possible, mais ce qui n'appartenait qu'au seul futur, ou à l'imagination, ne l'influençait pas. Le fait seul, tangible, présent, lui importait. Cette découverte en faisait presque un étranger pour elle, mais un étranger rassurant. Il était vraiment, profondément calme au sein de la tempête, tandis que, pour sa part, elle sentait que, si cette situation se prolongeait encore un jour ou deux, ses nerfs lâcheraient. Cette tension à fleur de peau, ces alternances brusquées d'espoir ou de catastrophe, passant comme des coups de vent capricieux, elle allait craquer nerveusement. Depuis qu'elle avait ramené le chef Outtaké de la montagne, ce n'était plus tout à fait la même chose pour elle. Il y avait quelque chose de changé dans le comportement des autres. Elle se sentait maintenant à l'intérieur du cercle, concernée par des existences et des drames qui étaient naguère totalement ignorés d'elle.
Elle comprenait qu'insensiblement elle commençait à faire parti du Nouveau Monde, à adopter ses querelles et ses passions.
– Ils partiront, répétait Joffrey de Peyrac d'un ton si assuré que la chose semblait déjà faite. Ils partiront tous et nous resterons seuls à Katarunk.
Et peu à peu les groupes de canoës se détachaient de plus en plus nombreux de la rive. Vint un jour où le comte de Loménie-Chambord, lui-même, monta le dernier dans la dernière embarcation.
Les choses n'avaient pas tourné comme on le prévoyait lorsqu'on avait dévalé vers Katarunk pour l'investir, mais le comte de Loménie ne le regrettait pas. Il regardait ce couple sur le rivage et se prenait à le considérer comme le symbole de quelque chose que lui-même n'aurait pu vivre, mais qu'il avait toujours souhaité rencontrer. Au loin, des chevaux paissaient dans les pâtures. Le crissement des criquets emplissait l'air.
– Je vous laisse seuls, dit le comte de Loménie-Chambord.
– Je vous en remercie.
– Et si vous ne parvenez pas à convaincre les Iroquois de vos bonnes intentions et qu'il leur prend la tentation aiguë de vous faire la chevelure et de rafler vos richesses avant de s'en retourner chez eux ?
– Inch Allah !6
Le comte de Loménie sourit car lui aussi était un ancien de la Méditerranée.
– Allah Mobarek !7 répondit-il.
Au tournant de la rivière, il agita longuement son chapeau.
Chapitre 8
Avec leur subite solitude, leur aventure à eux commencerait. Ils étaient seuls, n'appartenant à aucune nation, ne représentant aucun roi. Lorsque les Iroquois viendraient demander son alliance, ils traiteraient avec Joffrey de Peyrac, comme avec un monarque, parlant en son propre nom.
Sans oser trop y croire, ils regardaient le poste reconquis. Et, le soir, ils fêtèrent joyeusement « en famille » leur victoire et leur indépendance sauvée. Les gobelets de vin levés vers Joffrey de Peyrac honoraient l'habileté du chef qui, une fois de plus, les avait sortis d'une mauvaise passe.
Et cette nuit-là, Angélique ressentit une exaltation nouvelle à serrer dans ses bras celui qui les défendait tous et ne les trompait pas dans leur confiance et à sentir ses lèvres impérieuses qui savouraient les siennes, comme s'il avait voulu, le danger passé, goûter la revanche du sort.
*****
Pour attendre la délégation iroquoise, Joffrey de Peyrac revêtit son pourpoint de velours rouge, brodé de fleurs d'argent et de perles de jais. Il avait des éperons d'argent à ses bottes de cuir noir. La main sur la poignée d'argent de son épée, il attendit devant le fort. Les six Espagnols de sa garde portaient des armures et des morions étincelants, et se tenaient à sa gauche, figés avec leurs hallebardes, alors qu'à sa droite six de ses matelots se tenaient également au garde-à-vous, habillés d'une sorte d'uniforme aux coloris éclatants : casaques mi-partie jaune et écarlate, culotte écarlate, bottes de cuir fauve, uniforme qu'il avait fait composer par un tailleur de Séville pour la livrée de sa maison. Les occasions étaient rares où il donnait aux siens l'ordre de se mettre en costume de parade. Le Nouveau Monde, sauf en ses territoires d'obédience espagnole, se prêtait mal aux fastes de l'Ancien. Le plus souvent, on abordait les terres du Nord riche de sa seule chemise. Tel était le cas de ceux qui avaient fui les persécutions religieuses, comme les Puritains d'Angleterre ou les Huguenots de France, et les Jonas traînaient depuis La Rochelle le même modeste baluchon contenant tous leurs biens.
Joffrey de Peyrac, lui, était venu après s'être enrichi par la recherche des trésors dans les Caraïbes. Il pouvait donc donner à sa propre colonisation une allure plus somptueuse. En montant vers le poste, les Iroquois s'interrogeaient sur les brillances, les étincellements et les chatoiements qui les accueillaient et qui s'ajoutaient à ceux du décor automnal. Le vent qui était vif couchait l'herbe nacrée.
Swanissit portait son fusil à crosse de nacre en travers de ses bras. Ils étaient cinq : Swanissit, Outtaké, Anhisera, Ganatuha et Onasatégan. Le torse nu, l'estomac vide, et leurs simples pagnes de peau flottant au vent.
Onasatégan était le chef des Onnontagués, et Ganatuha l'un des plus valeureux capitaines des Onéiouts, et Anhisera qui pouvait porter la parole des Cayugas, car il était frère de sang de leur chef, quoique lui-même de race Sénéca...
C'étaient donc les plus considérables parmi les représentants des Cinq Nations de la vallée du maïs qui venaient faire alliance avec l'Homme du Tonnerre, et ils avaient pris ce risque par amour de leurs peuples, mais les sentiments qui emplissaient leurs cœurs étaient mitigés de méfiance qu'ils essayaient de déguiser sous de l'arrogance. Angélique se demandait en les regardant s'avancer, du haut du rempart, quels sentiments véritables emplissaient ces cœurs farouches et elle croyait percevoir leur méfiance, leur inquiétude et leur douleur. Car Swanissit leur avait dit : « Les Cinq Nations ne sont plus ce qu'elles étaient jadis. Il nous faut maintenant essayer de nous entendre avec les Blancs. »
Le destin des Iroquois était en train de se « tisser » de façon subtile avec l'existence d'Angélique. Était-ce pour avoir tenu la vie du chef Outtaké à la pointe de son poignard ou à cause de cette histoire de la tortue qui flottait entre eux et elle ?... Le matin, avec Honorine, elle avait trié les plus belles perles parmi les « rassades » de pacotilles destinées à la traite.
– C'est pour remettre personnellement au vieux Swanissit, s'il vient encore nous visiter. C'est un homme très respectable.
– Oui, je l'aime bien aussi, déclara Honorine. Il était gentil avec le petit garçon. Pourquoi le petit garçon est-il parti avec les Français ? Il nous aurait appris à tirer de l'arc.
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