– Je sais bien ce qu'il ressent, murmura-t-il en hochant la tête. Moi aussi, j'ai été prisonnier des Iroquois, là-bas, dans la vallée des Mohawks... Comment l'oublier jamais, ce temps-là ? Comment l'oublier, cette vallée ?

– Mais enfin, s'impatienta Angélique, les Iroquois sont-ils finalement vos amis ou vos ennemis ? La vie chez eux est-elle une bénédiction ou un enfer ? Décidez une bonne fois !...

Il parut surpris. Comme Perrot, il ne voyait, pour sa part, aucun illogisme entre ses regrets nostalgiques et des sentiments sanguinaires. Il concéda :

– Certes, j'ai été heureux chez les Iroquois. Mais je n'oublierai pas pour autant qu'ils ont massacré toute ma famille et celle de Maudreuil. Je sais que mon de voir est de les scalper et je les scalperai. Je reconnais qu'aujourd'hui nous avons fait accord avec eux. C'est le prix de la vie de mon neveu. Mais nous nous retrouverons un jour face à face, soyez-en sûre !

À mi-voix, elle s'informa :

– Que comptez-vous faire de ce petit ?

– Je le confierai aux jésuites ! Ils ont un séminaire à Québec pour les orphelins et les jeunes Indiens qu'ils veulent élever à la prêtrise.

Le regard d'Angélique se reporta sur l'enfant endormi. Avec sa drôle de petite figure, ombrée de crasse, sa moue chagrine, il paraissait tellement innocent et désarmé. Que seraient pour cet enfant des bois les murs du séminaire de Québec ? Ceux d'une prison, sans doute ? Elle releva la tête pour communiquer ses doutes au jeune L'Aubignière. Était-ce la peine d'avoir donné tant de prix à sa liberté pour l'enfermer ensuite ? Ils n'avaient, eux, que le souci de l'arracher à des païens pour sauver son âme. Noble souci. Mais elle se demandait si celui du bien-être et du bonheur de l'enfant était entré en ligne de compte. Comme elle ouvrait la bouche, elle s'aperçut que le Canadien s'était éclipsé. Ces Canadiens vont et viennent comme des ombres.

Dans la pièce voisine, les autres enfants se couchaient sous la surveillance d'Elvire. M. et Mme Jonas, dans leur chambre, vaquaient à divers rangements. Eloi Macollet était parti chercher du tabac. Pendant quelques instants Angélique fut seule au chevet de l'enfant, dans la salle d'entrée. Il s'agitait, geignait et paraissait chercher quelque chose près de lui qu'il ne trouvait pas. Doucement, pour le calmer, la main d'Angélique effleura d'une caresse les cheveux gras et ébouriffés. Puis elle ramena doucement la couverture qui avait glissé sur ses minces épaules nues.

Il n'y avait, en cet instant, aucun bruit dans la pièce que le craquement du feu. Pourtant, quand elle se releva, les grands chefs iroquois, Swanissit et Outtaké, se tenaient derrière elle si proches que les franges de leurs pagnes effleuraient son épaule. Médusée, elle les considéra de bas en haut. Comment étaient-ils entrés ? La main du chef des Mohawks était à la hauteur de son regard serrant le manche de son casse-tête de bois poli, que terminait une énorme épine d'ivoire aiguë et brillante. Un seul coup de cette arme traversait le crâne jusqu'à la cervelle. Surtout lorsqu'elle était tenue par une telle main, large et lisse elle aussi, une main d'ambre aux muscles saillants. Angélique se retint de sursauter. Les yeux d'Outtaké n'étaient que deux fentes noires presque invisibles, et le grand Sénéca, lui, ne regardait pas vers elle. À son tour il contemplait l'enfant endormi.

Au bout de quelques instants, il se pencha et déposa sur le lit un petit arc et un petit carquois contenant des flèches, les armes dont le garçonnet français avait appris à se servir sous son égide.

Puis, se secouant et paraissant revenir à lui, il se mit à aller et venir dans la pièce, suivi d'Outtaké, regardant de part et d'autre avec une insolence complète, touchant à tout, affectant toujours de ne pas voir la jeune femme présente. Ils entrèrent dans la chambre voisine.

Angélique entendit le cri de Mme Jonas, stupéfaite par leur apparition grimaçante et emplumée, alors qu'elle se relevait de tisonner le feu. Les deux Iroquois éclatèrent d'un rire bruyant. Jusque-là silencieux, ils se mirent à parler avec volubilité, échangeant leurs impressions sur un ton moqueur. Mme Jonas poussa un second cri lorsqu'ils saisirent de leurs mains douteuses une écharpe de dentelle qu'elle venait d'étaler sur le lit pour la défroisser. Mal lui en avait pris de sortir aujourd'hui ses trésors, la pauvre femme !... Dans la chambre des enfants, les deux chefs menèrent grand tapage. Elvire, recroquevillée dans un coin, tremblait de tous ses membres, mais les enfants regardaient les Indiens comme des masques de carnaval. Déçus de n'y rien trouver d'intéressant, les deux Indiens entrèrent dans la chambre d'Angélique. Leur curiosité sembla enfin trouver satisfaction. Ils ouvrirent les coffres, sortirent les vêtements, attrapèrent les livres sur les étagères pour les feuilleter en les retournant en tous sens.

Angélique les avait suivis en essayant de ne pas s'impatienter. Elle priait le ciel pour que quelqu'un se présentât afin de les sortir d'ici, quelqu'un qui sût employer leur langage. Les sentiments d'Outtaké à son égard lui semblaient douteux. Si Swanissit était venu pour revoir une dernière fois son fils adoptif, visiblement l'autre était là pour lui chercher querelle, à elle la femme qui l'avait humilié.

– Dois-je les jeter dehors ? lui chuchota l'horloger.

– Gardez-vous-en bien ! Vous vous feriez fendre le crâne.

Si bas qu'ils eussent parlé, les deux sauvages pivotèrent brusquement dans leur direction comme pour les surprendre. Ils ne purent lire qu'une expression de calme sur le visage d'Angélique, appuyée contre le montant de la porte.

Ils s'amusaient visiblement de ces Européens effrayés.

Soudain Swanissit découvrit le nécessaire de voyage et les objets précieux qui le garnissaient. L'Indien parut ébloui. Il se mit à manier le peigne et la brosse, le bougeoir et le sceau à cire, pour finalement jeter son dévolu sur le miroir à main, où il se servit d'abondantes grimaces en riant de bon cœur. Mais plus encore que le reflet limpide de la glace, l'enchantait la guirlande d'écaille et d'or qui la sertissait et le manche façonné des mêmes précieuses matières. Outtaké ne paraissait pas partager cet enthousiasme. Il jeta quelques mots d'une voix sèche. Rappelait-il au chef Sénéca que les Blancs ne sont pas prêteurs, qu'ils marchandent leurs présents et que cette femme appartenait à la même race accapareuse ?... Swanissit, subitement, redevint un grand chef froid et hostile. Il se figea, long, maigre dans son pagne de peau, et reposa le miroir dans le coffret ! Tête baissée, il observait Angélique d'un regard dur d'aigle blessé. Son visage creusé avait un pli d'amertume, comme tout à l'heure, lorsqu'il s'était penché sur le petit Canadien. Se ravisant, il parut prendre une décision. Un éclair de triomphe passa sur ses traits. Il ressaisit le miroir et le passa à sa ceinture d'un geste possessif. Ce faisant, il jetait de nouveau à Angélique un regard de défi. Mais c'était en fait un regard de gamin, sournois et provocant.

Alors Angélique s'approcha de lui, regarda dans le nécessaire et trouva un lien de soie rouge. Reprenant le miroir à la ceinture de Swanissit, elle le lui posa sur la poitrine, au-dessous de son collier de dents d'ours, et, se servant du cordonnet rouge pour y entrelacer le manche, elle ajouta ce nouveau et somptueux ornement aux parures barbares. Les deux chefs avaient suivi ses gestes, d'un air intrigué.

– Toi qui parles et comprends le langage des Français, dit-elle à Outtaké, veux-tu traduire au Grand Sénéca mes paroles. Moi, la femme de Tekonderoga, au nom de mon époux, je lui fais présent de ce miroir qui lui plaît.

Outtaké, avec réticence, répéta les paroles. Swanissit contemplait le miroir qui, maintenant, brillait sur son sein et il parla précipitamment :

– La femme blanche veut-elle tromper le Grand Chef des Sénécas ? traduisit Outtaké. Swanissit n'ignore pas que les Blancs ne réservent d'aussi beaux objets qu'au service de leur Dieu. Déjà Robe Noire lui a refusé le miroir dans lequel il se regarde chaque matin et qu'il baise de ses lèvres, et pourtant Swanissit lui avait proposé cent peaux de castor en échange...

« Que veulent-ils insinuer ? » s'interrogeait Angélique.

Sans doute un père jésuite a dû leur refuser sa patène ou quelque autre objet du culte. Comment lui expliquer que ce n'est pas la même chose...

– Pourquoi le Grand Chef des Sénécas craint-il d'être trompé ? demanda-t-elle à voix haute. Cet objet n'est-il pas digne d'orner la poitrine du Grand Considérable des Cinq Nations ? Et, tout à coup, elle était certaine que Swanissit comprenait le sens de ses paroles car il y avait une jubilation presque enfantine dans les prunelles de l'Indien aux cheveux gris.

Il rayonnait de joie et de fierté. Il s'évertua à retrouver sa dignité et jeta quelques mots dont Outtaké accentua le ton méprisant.

– Les Blancs ne savent pas faire de présents. C'est une vile race de marchands. Que veut donc obtenir la femme blanche pour avoir fait un tel geste ?

– La femme blanche a déjà été payée de son geste, répondit-elle, par l'honneur de recevoir en sa demeure le grand Swanissit, chef des Cinq Nations.

– La femme française n'a-t-elle donc pas été effrayée de la visite des féroces Iroquois ? demanda encore Swanissit par l'intermédiaire d'Outtaké.

– Oui, j'ai été effrayée, dit-elle. La venue des grands guerriers iroquois m'a surprise. Je ne suis qu'une Femme faible... qui serait incapable de manier des armes pour se défendre.

Ce disant, elle regardait Outtaké bien en face. Elle pensait qu'il serait le seul à discerner la flèche qu'elle lui décochait, mais Swanissit devait avoir eu vent de la mésaventure de son second qui avait failli se faire égorger par une femme blanche, ou bien il était devin. Il éclata de rire d'une façon fort bruyante et offensante pour le grand chef des Mohawks et il se tapait sur les cuisses en lui jetant des regards moqueurs. Angélique craignit d'avoir dépassé les bornes en humiliant Outtaké. Elle décida d'apaiser son humeur en donnant des explications.