Tourné vers Loménie, L'Aubignière supplia :
– Monsieur le comte, il faut tout faire pour sauver ce petit ! L'arracher à ces misérables qui l'élèvent dans la haine de son Dieu et de ses ancêtres !...
Loménie inclina la tête avec gravité.
– Je pense que nous devons accepter, dit-il après un regard vers Peyrac. Et, s'adressant à l'Iroquois :
– Soit, rendez l'enfant et vous pourrez vous en aller sans dommage au delà du Kennebec.
Jusqu'au départ du messager, le jeune baron de Maudreuil se contint. Mais il éclata aussitôt.
– Non, c'est impossible ! Ces misérables ne peuvent quitter la région dans l'impunité. Il ne sera pas dit que Swanissit sera passé si près de moi sans que je me sois offert son scalp...
– Tiens-tu pour si peu la vie de mon neveu et le salut de son âme ? s'écria L'Aubignière en le saisissant au collet.
– Ce n'est pas Swanissit qui a scalpé les tiens ! Il est là et je ne peux le laisser repartir vivant. J'ai promis ses cheveux à Notre-Dame...
– Calmez-vous, dit Loménie en séparant les deux jeunes gens.
Avec un regard fou, Éliacin de Maudreuil se précipita vers sa cabane pour y boucler son paquetage.
Ces jeunes gens avaient la tête près du bonnet et Angélique admirait chaque jour un peu plus Loménie qui, malgré un long séjour au Canada, avait gardé son aménité. Comprenant qu'il était nécessaire d'éloigner le jeune Maudreuil, le colonel ne s'opposa pas à son départ.
Il le fit venir, le sermona et décida de transformer son coup de tête en mission officielle. Il le chargea tout d'abord d'un message à remettre au père d'Orgeval, puis d'une lettre pour le baron de Saint-Castine qui était gouverneur du poste de Pentagouët, à l'embouchure du Pénobscot. Le long voyage que Maudreuil se voyait obligé d'entreprendre calmerait le bouillant Canadien.
– Le poste de Pentagouët est voisin de cette plage de Gouldsboro où M. de Peyrac a installé une recrue de Français huguenots et je veux lui donner mes instructions à ce sujet. Si, à votre arrivée, vous trouvez par là un navire de la compagnie qui pense pouvoir regagner Québec avant les glaces, embarquez-vous, sinon hivernez à Pentagouët avec Castine. Une dernière consigne. N'emmenez pas de Hurons avec vous. Vous vous échaufferiez mutuellement à la vengeance. Je vous donne mon ami Outaouais, Massonk, comme compagnon de route.
Chapitre 5
L'échange du neveu de L'Aubignière eut lieu le lendemain vers le début de l'après-midi. Cette fois, les Iroquois vinrent par le fleuve. On les vit paraître en aval, remontant le courant sur quelques canots rougeâtres qu'ils avaient dû voler aux tribus riveraines. Ils débarquèrent sur la plage de gravier et montèrent vers le poste.
Comme la veille, les Blancs étaient groupés devant l'entrée. Les Indiens Hurons, Algonquins, Abénakis, sur les côtés en masse compacte et silencieuse. Angélique se tenait un peu en retrait avec Honorine et les deux autres femmes. Le spectre de la guerre paraissait certes écarté, mais telle était la réputation des Iroquois qu'on, ne pouvait s'empêcher d'être chaque fois inquiets à leur apparition.
Ils n'étaient qu'une dizaine et ne portaient pas d'armes à feu. Ils s'avançaient avec une désinvolture méprisante, affectant de ne pas considérer les autres indigènes dont la haine à leur vue se manifestait par un murmure houleux.
Le collier de wampum posé à mi-chemin entre le fleuve et le poste assurait l'immunité des parlementaires ennemis.
À leur tête marchaient Swanissit et Outtaké et, entre eux, leur donnant la main, trottinait un petit garçon d'environ sept à huit ans, vêtu d'une seule bande de peau entre les jambes et chaussé de mocassins. Malgré ses cheveux oints de graisse, on voyait qu'il était blond comme les blés, et dans son visage bronzé ses yeux étaient limpides ainsi que l'eau d'un lac. Sa ressemblance avec le coureur de bois aux doigts mutilés ne faisait aucun doute et trahissait leur parenté.
À sa vue, Angélique se sentit étreinte de pitié et d'angoisse et serra contre elle Honorine. Elvire, la jeune veuve, lança un regard vers ses deux garçons assis sagement dans l'herbe, quelques pas plus loin. Toutes deux étaient traversées de la même pensée. Le destin jetterait-il un jour leurs enfants à demi nus, dans la forêt, aux mains d'Indiens barbares ? La preuve était visible que de telles choses pouvaient survenir. Les femmes se sentirent émues et oppressées devant ce petit malheureux. Déjà elles chauffaient en pensée le bain qu'elles allaient lui donner, dans quelques heures, quand enfin il serait sain et sauf parmi les siens. Ce jour-là, on s'assit de part et d'autre devant le collier de wampum. Les négociations n'allèrent pas sans éclat.
– Pourquoi, demanda Nicolas Perrot, n'avez-vous pas apporté votre calumet ? Êtes-vous donc venus en repoussant d'avance toutes possibilités de paix ?
– Nous sommes venus pour obtenir simplement notre passage en échange de l'enfant. Notre calumet, nous le fumerons plus tard avec Tekonderoga, l'Homme du Tonnerre, quand vous serez partis et que nous serons assurés qu'il ne nous a pas trahis avec vous autres, Français, qui êtes de sa race, et surtout avec ces chacals qui vous accompagnent, répondit Swanissit brutalement.
– Pourquoi avais-tu emmené un si jeune enfant dans un parti de guerre ? interrogea à son tour Romain de L'Aubignière.
Les yeux du Sénéca s'étirèrent, rusés.
– Je l'aime, et il n'a que moi au monde. Il ne voulait pas me quitter.
– Dis plutôt que tu voulais l'avoir sous la main quand les choses tourneraient mal pour toi et que le moment serait venu de te faire payer tes crimes parmi nous et nos tribus amies...
Florimond allait et venait pour tenir obligeamment les dames au courant de ce qui se passait. Il put enfin leur annoncer qu'une amnistie générale paraissait sur le point de s'établir. Les Français voulaient bien déclarer qu'ils se désintéressaient de ce misérable parti d'Iroquois qui s'était laissé coincer entre le fleuve et le chemin de leur vallée natale. Onontio, le gouverneur de Québec, depuis le traité de Michilimakinac, voulait bien considérer les Iroquois comme ses enfants, et les Français ci-présents oublieraient leurs griefs, à l'exemple de leur père Onontio, pour ne se souvenir que de l'agrément que Swanissit leur causait en leur rendant le petit garçon.
Un tonnelet d'eau-de-vie, que Romain de L'Aubignière remit lui-même à Swanissit, scella cette nouvelle ère de paix ainsi que la restitution du minuscule otage. Ce fut à ce moment que les choses se gâtèrent.
Chacun était maintenant debout. Swanissit et Outtaké amenèrent l'enfant à quelques pas de son oncle. Puis, le lâchant, lui dirent : « Va ! » avec un grand geste qui le rendait aux hommes de sa race.
Mais le petit garçon, après avoir jeté un regard effaré autour de lui, se mit à pousser des cris perçants. Il se rejeta contre Swanissit, serrant à pleins bras les longues cuisses maigres du chef Sénéca et, levant vers lui sa face barbouillée de larmes, il lui adressait, en langue iroquoise, des supplications effrayées.
Le plus grand trouble s'empara aussitôt du groupe des guerriers iroquois. Perdant leur impassibilité, ils laissèrent transparaître sur leurs faces tatouées des sentiments atterrés et perplexes. Ils se pressèrent autour de l'enfant et se mirent à lui adresser des adjurations et des admonestations volubiles.
– Mais que se passe-t-il ? s'inquiéta Angélique s'adressant au vieux Macollet qui fumait sa pipe à l'ombre de la palissade, en surveillant la scène d'un air ironique.
Il hocha son bonnet de laine rouge.
– Ce qui devait arriver, pardieu ! Le gamin ne veut pas venir avec son oncle et refuse de quitter les sauvages !
Toujours ricanant, il eut un mouvement d'épaule fataliste.
– Fallait s'y attendre, pour sûr...
Les hurlements de l'enfant continuaient à dominer le tintamarre. Avec leurs voix haut perchées, aux onomatopées claquantes et la houle de leurs chevelures emplumées, les Iroquois ressemblaient à un groupe de perroquets en délire. Sans aucun souci de sa dignité, Outtaké s'agenouilla pour se placer à la hauteur de l'enfant afin de mieux le raisonner, mais c'était à lui aussi que le petit Français se cramponnait maintenant, un bras passé autour du cou puissant, son autre main crispée sur le lien de cuir que Swanissit portait autour des reins pour retenir son pagne. Les Français, très ennuyés, se concertèrent.
– Finissons-en ! dit le comte de Loménie. L'Aubignière, attrapez votre neveu de gré ou de force, et emmenez-le rapidement à l'écart. Qu'on n'entende plus ses cris, sinon tout le monde finira par tomber en transes.
Le Canadien marcha vers les Iroquois afin de saisir énergiquement l'objet du conflit, mais à peine avait-il avancé la main que les guerriers farouches se portèrent vers lui d'un air menaçant.
– N'y touchez pas !
– Ça se gâte, on dirait, monologua Eloi Macollet. Dame ! Fallait s'y attendre ! Fallait s'y attendre !... Ils disent qu'on sait bien que les Français sont des brutes avec leurs enfants, mais qu'on ne touchera pas un cheveu de celui-là devant eux... Faut s'y prendre avec patience, qu'y disent. Ça promet. Si le gamin est aussi obstiné que son oncle L'Aubignière, on sera encore là demain. D'ailleurs, tous ces L'Aubignière, c'est des têtes de mule !...
Angélique se glissa un peu en avant et se rapprocha de son mari.
– Que pensez-vous de cet incident ? lui chuchota-t-elle.
– Que ça peut tourner au pire.
– Qu'allons-nous faire ?
– Nous, rien pour le moment. Prendre patience ! C'est ce que nous recommandent ces messieurs les Iroquois.
Il demeurait calme, affichait de se tenir à l'écart de ces négociations qui ne le concernaient pas encore directement. Angélique, comme lui, comprenait qu'il était essentiel de ne pas s'énerver, mais la fièvre montait.
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