– Vous verrez, ils prendront des engagements et n'en respecteront aucun.
Les « capitaines » alliés étaient mécontents.
– Nous sommes venus pour la guerre, dit le chef des Hurons, et, maintenant que l'ennemi est là, on ne parle que de traités... Que diront ceux de notre nation en nous voyant revenir sans un seul scalp ?
Loménie tint bon. Obtenir des Iroquois qu'ils retournassent chez eux sans causer de déprédations sur leur passage valait mieux que de rouvrir, par une victoire facile, les luttes sanglantes que M. de Frontenac avait eu à cœur de suspendre.
– N'oubliez pas que la hache de guerre a été enterrée entre Outtaké et les Cinq Nations, répétait le colonel.
– Nous ne l'oublions pas, répondait l'Iroquois, nous n'avons plus attaqué de Français depuis longtemps.
– Mais vous avez attaqué nos tribus amies...
– Nous n'avons pas enterré la hache de guerre avec d'autres tribus que celle des Français, redisait l'Indien rusé. Pourquoi les Français se mêlent-ils de cela ?
Au début de la palabre, Angélique avait voulu se retirer, mais le cher Mohawk l'avait arrêtée d'un geste.
– Qu'elle reste !
Sa voix impérieuse et coléreuse exigeait. Personne ne pouvait deviner à quels sentiments il obéissait lorsqu'il réclamait la présence de cette femme blanche au conseil. Un mystère planait. On s'interrogeait sur ce qui avait bien pu se passer, là-haut, sur la colline. Et les regards, à la dérobée, se levaient vers Angélique, non dénués parfois d'anxiété. Et celle-ci commençait à se dire que les choses se compliquaient et qu'elle aurait préféré, à la réflexion, n'avoir à s'occuper que de la cuisine et de la maison. La migraine serrait ses tempes et elle passait la main sur son front d'un air absent. Elle ne voyait pas du tout comment elle pourrait logiquement expliquer à son mari la genèse de sa rencontre avec le chef Mohawk. Parfois son regard tombait sur le tomahawk d'Outtaké accroché maintenant à sa ceinture, et, à la vue de cette arme terrible qui s'était levée sur elle, un frisson rétrospectif la secouait d'une peur qu'elle n'avait pas ressentie sur le moment.
Lorsque l'Iroquois s'en fut allé vers la forêt, elle regagna son habitation, sans se mêler aux commentaires qui continuaient bon train, se mit au lit et s'endormit d'un sommeil profond. Le lendemain, au réveil, elle se sentit en bonne forme.
Elle vit que son mari était venu se reposer près d'elle, mais il n'était déjà plus là. Elle n'avait eu conscience ni de sa venue ni de son départ. Elle s'interrogeait encore sur ce qu'elle lui dirait, et décidait de lui demander de l'aider, avec son expérience, à voir clair dans tous ces événements inquiétants. Après avoir voulu la tuer, pourquoi le Mohawk l'avait-il suivie avec un subit désir de loyauté et d'alliance ?
Dès qu'elle fut prête, elle sortit et courut jusqu'au petit bastion d'angle qui permettait d'observer les alentours, à l'abri de la palissade.
Les portes du poste étaient fermées, mais, dès que l'arrivée des Iroquois fut signalée par des signaux de fumée envoyés des collines voisines, elles se rouvrirent, et le comte de Peyrac ainsi que Loménie-Chambord sortirent sur l'esplanade, avec, derrière eux, les soldats et les hommes armés de Peyrac.
Les Indiens alliés surgirent de la forêt où ils s'étaient cachés, armés d'arcs et de tomahawks, et se répandirent autour du poste, mais en silence, comme une marée rouge. Les Jonas et les enfants étaient venus rejoindre Angélique sur la plate-forme. Ils regardaient tous avec curiosité entre les pointes des pieux grossièrement équarris. À l'angle d'un bosquet de saules, près du fleuve, ils virent enfin apparaître les Iroquois. Ils étaient six à demi nus, et qui, comme indifférents à la populace en armes qui les attendait, longèrent, sans hâte, la rive caillouteuse, puis, parvenus à la plage, vinrent s'aligner face au poste. C'étaient les chefs iroquois.
Angélique reconnut facilement le Mohawk Outtaké avec ses pendants d'oreilles en peau de vessies gonflées, peintes de vermillon.
À côté de lui, il y avait un homme âgé. Les cheveux traversés de plumes d'aigle étaient gris. Il était maigre et son corps paraissait composé d'un faisceau de cordages serrés par ses muscles vigoureux en relief sous sa peau de cuir jauni. Avec l'expression hautaine de sa face allongée, creusée de petites rides autour des yeux et de la bouche, il inspirait la crainte. Des tatouages nombreux soulignaient ses côtes, ses seins et l'ossature des clavicules. Angélique devina en lui Swanissit, le chef des Séné-cas, Te maître suprême de la Ligue iroquoise. Ils s'avancèrent un peu, puis tous s'assirent à terre au bord de l'eau, sauf l'un d'eux, Outtaké, qui se dirigea lentement vers le poste des Blancs. Lorsqu'il s'arrêta devant le compte de Peyrac et le comte de Loménie, il leur tendit d'un mouvement des deux bras un objet qui ressemblait à une sorte d'écharpe à franges brodée de petites perles serrées formant des dessins géométriques violets sur fond blanc. L'ayant présentée, il la posa à terre, puis, sortant de sa ceinture une pipe de pierre rouge, ailée de deux plumes noires, il la déposa également à côté de l'écharpe. Enfin, se reculant de deux pas, il croisa les bras sur sa poitrine, fixa son regard un peu au delà des têtes de la foule assemblée et demeura aussi immobile qu'une statue de pierre. Maintenant, tout le monde paraissait parfaitement calme, même les Abénakis, même les Hurons, même Maudreuil qui souriait vaguement tandis que ses cheveux d'archange flottaient au vent.
Nicolas Perrot reprit son rôle d'interprète.
Il mena la palabre selon le rituel consacré. Longues périodes solennelles, grands gestes pour désigner le ciel, la terre, les uns ou les autres, patientes répétitions des questions et des réponses. Angélique était étonnée de la subtilité avec laquelle l'Iroquois embrouillait son interlocuteur. Nicolas Perrot ne se laissait pas faire. Il connaissait toutes les nations des lacs et leurs dialectes, il avait cent fois servi de « truchement » entre eux dans leurs guerres, ou encore dans les campagnes militaires des Français. De plus, il avait été un an prisonnier chez les Onéiouts. Aucune nuance du discours de son interlocuteur ne lui échappait. À un certain moment, le guerrier iroquois perdit son impassibilité et laissa échapper une réflexion plus vive, laquelle provoqua l'hilarité bruyante de l'interprète canadien.
– Il dit que, s'il avait su que je me trouverais là, il aurait préféré ne pas venir et se saisir aussitôt de son tomahawk.
Puis le chef Outtaké se retira sur la plage avec les siens, et les Européens revinrent vers l'habitation pour y délibérer. Le soleil dardait haut ses rayons et le moment était venu de verser à boire.
Angélique nota au passage que les officiers canadiens paraissaient soucieux. Elle alla au-devant d'eux pour les saluer.
– Monsieur, que vous en semble ? demanda-t-elle à Loménie. Êtes-vous satisfait de vos négociations avec ces sauvages ? Le combat pourra-t-il être évité comme le souhaite M. de Peyrac ?
– Que dire ? C'est toujours la même chose avec ces Iroquois, dit Loménie. Seraient-ils un contre dix, ils estiment toujours faire une grande grâce à leur adversaire en demandant la paix. Cela suffit à leurs yeux pour justifier toutes nos indulgences. Dans le cas présent, ils ne veulent même pas s'engager à ne pas molester les populations. Si nous nous retirons dans ces conditions, notre acte prendra aux yeux de tous l'apparence d'une défaite dont ils s'enorgueilliront en ricanant.
– Courons-leur sus et exterminons-les, dit Maudreuil violemment. Pont-Briand se taisait.
Il regardait Angélique et ne pouvait détacher ses yeux de ce profil pur et parfait.
Joffrey de Peyrac se taisait aussi. Son regard se posait successivement sur les uns et sur les autres, mais l'on ne pouvait lire ses pensées. Loménie-Chambord se tourna vers lui.
– Et vous-même, monsieur ? Ne craignez-vous pas un piège de leur part ? Supposons que leurs protestations d'alliance avec nous ne soient que faussetés ? Nous ayant éloignés, ils fonceront sur votre poste et le pilleront. Quant à vous et aux vôtres...
– Je prends ce risque...
– Nous ignorons jusqu'à leur nombre... Trop peu nombreux pour nous tenir tête, peut-être, mais vis-à-vis de votre seule troupe...
– Ne vous préoccupez pas de mon sort, fit Peyrac tandis qu'une subtile ironie faisait briller ses yeux. Admettons que je mise sur la mauvaise carte en comptant sur la loyauté des Iroquois à mon égard. Voilà qui doit réjouir à l'avance ceux qui, hier encore, voulaient ma perte ! Pour l'instant le problème est autre. Va-t-il y avoir réouverture des hostilités entre la Nouvelle-France et les Cinq Nations ? Allez-vous en prendre la responsabilité ?...
– Oh ! Regardez qui vient là, dit Falières.
Dans l'encadrement de la porte, le chef Mohawk reparaissait. Ce n'était pas protocolaire qu'il se présentât ainsi avant la fin des délibérations.
– Aurais-tu oublié de nous communiquer quelques remarques importantes ? demanda Perrot.
– Tu as deviné juste ! Voici : Mon frère Swanissit me charge de te dire ceci. Dans la forêt, non loin, il y a, avec mes guerriers, un enfant de votre race. C'est le fils de ta sœur, ton neveu, dit-il en s'adressant à Romain de L'Aubignière. Le grand Considérable des Sénécas est prêt à vous rendre l'enfant si les Français et leurs alliés consentent à nous laisser continuer notre voyage vers la vallée des Mohawks sans nous causer de tort.
La surprise se lisait sur les visages.
– Le petit Marcelin, mon neveu, s'écria L'Aubignière. Il avait donc échappé au massacre !...
– Le salaud ! grommela Maudreuil, il a senti que le torchon brûlait et que sa négociation avait échoué. Ils ont jeté leur dernière carte.
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