Elle jeta une mante de lainage sur ses épaules et prit un panier. Sur le seuil, il lui sembla qu'elle oubliait encore quelque chose et elle considéra longuement Florimond qui, sans se formaliser de ce départ brusqué, se versait de la bière.
– Florimond, veux-tu me prêter ton coutelas ?
– Volontiers, mère, dit-il, sans s'étonner.
Il lui tendit l'objet, un couteau choyé comme il se doit par un garçon de dix-sept ans qui se prend déjà pour un chasseur confirmé et pour un coureur de bois chevronné. Cette arme était sur les deux faces aussi coupante qu'un rasoir. Le manche poli, sculpté à l'emplacement des doigts, tenait bien en main.
– Je te le rendrai tout à l'heure, dit Angélique.
Elle sortit précipitamment.
*****
Lorsqu'un peu plus tard on se mit à sa recherche, Florimond jouait du flageolet dans les cuisines, en surveillant l'élaboration par M. Malaprade d'un gâteau où entraient farine de blé, sucre et vanille, et tel qu'il n'en avait pas mangé depuis son enfance. Un peu de graisse d'élan remplaçait le beurre, denrée inconnue dans ces régions. Florimond questionné, raconta que sa mère était partie cueillir de la menthe là-bas, sur la colline, près de la source, et qu'elle lui avait emprunté son coutelas.
Il fut surpris de voir son père sursauter et lui lancer un regard terrible.
– Vite, dit-il à Nicolas Perrot. Allons là-bas. Je suis sûr qu'elle est en danger.
Chapitre 4
Angélique était montée le long de la côte entre les souches d'arbres abattus. Elle avait dépassé cette zone de débroussaillement et continué plus loin, le long de la pente herbeuse.
Enfin, elle aperçut la source. Et elle sut que l'endroit, comme hier, était habité d'une présence, invisible encore, mais certaine, quoique cette fois elle n'aperçût rien entre les troncs des arbres. Tout était calme.
Et pourtant l'Iroquois était là.
Elle sut aussi qu'il était trop tard pour reculer et qu'il fallait que le songe s'accomplisse. La nervosité un peu hagarde qui l'avait poussée jusque-là la quitta. Une force, qu'elle connaissait bien, monta en elle. C'était celle qui précède le combat. Elle avait connu déjà cela maintes fois, et notamment quand il lui avait fallu défendre ses enfants, le poignard à la main. Sa paix intérieure devenait alors si grande qu'elle se souvenait ensuite de ces instants comme des moments les plus exaltants de sa vie.
Elle prit dans son poing le poignard de Florimond et, le dissimulant dans les plis de sa jupe, continua d'avancer jusqu'au bord de la source où elle s'agenouilla. Et celui qui la guettait, la voyant le dos tourné et apparemment sans soupçon, ne s'attendait pas à la voir subitement lui faire face lorsqu'il bondit. Elle l'aperçut, ombre noire, dressée sur le soleil couchant, avec son tomahawk levé et la touffe de ses cheveux transformée en aigrette brillante et ressemblant à un grand oiseau de proie, silencieux et immense, qui s'abattait sur elle. Elle se déroba d'un coup de reins. Il trébucha, manqua son but et, comme elle le saisissait d'une main vive à la cheville, il tomba lourdement dans les feuillages au bord du ruisseau. Son casse-tête lui échappa et, presque aussitôt, la pointe aiguë du poignard s'appuya sur sa gorge.
Tout ceci s'était déroulé avec une rapidité extraordinaire, sans bruit et sans même que le halètement de leur souffle fût perceptible.
Cependant, au moment de trancher cette vie, Angélique hésita. Elle pesait de tout son poids sur l'Indien renversé. Entre les fentes obliques des paupières, des prunelles noires et brillantes traduisaient une indicible stupeur.
L'Iroquois ne pouvait comprendre comment un guerrier aussi fort, aussi habile, aussi invulnérable que lui, se trouvait à la merci d'une femme, et encore d'une femme blanche ! Il ne commença à revivre qu'au moment où l'idée qu'elle n'était pas une femme réelle, mais un être d'une essence supérieure et sans doute divine, pénétra en lui. Alors il respira. Il pouvait admettre sa défaite. Ce n'était plus un déshonneur.
Sa voix s'éleva, rauque et basse :
– Femme, donne-moi ma vie !
Dans l'instant d'hésitation qu'elle avait marqué à l'égorger, il eût pu essayer de lutter contre elle, mais il semblait y renoncer.
– Si je te donne ta vie, tu prendras la mienne, murmura-t-elle.
Sa voix douce et musicale trembla et pénétra dans l'esprit du sauvage.
– Non, fit-il avec force. J'en fais serment par le Grand-Esprit. Ta vie est sacrée si tu es incarnée. Désormais nul ne peut y attenter.
Et elle s'aperçut qu'ils avaient échangé ces répliques en français.
– N'es-tu pas Outtaké, chef des Mohawks ?
– En vérité, je le suis !
Alors Angélique se releva avec lenteur et le libéra. L'Iroquois se roula lentement sur le côté, ne la quittant pas des yeux, puis il se redressa, à son tour, avec des gestes souples de félin. Il ne chercha pas à ramasser son casse-tête. Il restait là, les mains nues, immobile, à la contempler.
– Et toi, tu es l'épouse de Tekonderoga ?
Comme elle ne semblait pas comprendre :
– L'Homme du Tonnerre, celui qui fait sauter les montagnes et à qui appartient le poste de Katarunk ?
Elle inclina la tête affirmativement.
– Alors, conduis-moi à lui, dit-il.
*****
Ceux qui montaient vivement la côte, l'arme au poing, se précipitant au secours d'Angélique, virent venir à eux deux formes, d'abord imprécises car la nuit tombait sur ce versant de la montagne.
Ils reconnurent la jeune femme, mais très vite, à leur soulagement, se mêla un sentiment soupçonneux à l'égard de celui qui l'accompagnait. Ils s'arrêtèrent, aux aguets. Et chez beaucoup se levait ce vague sentiment de crainte et de timidité que devaient éprouver, jadis, ceux qui voyaient revenir de la montagne les saintes légendaires traînant derrière elles le monstre, le dragon, la Tarasque enchaînée et, enfin, inoffensive. Car l'on pouvait éprouver que l'être qui la suivait n'était pas d'une espèce commune. Il semblait qu'il y eût en lui la chaleur terrifiante du monstre vaincu. C'était bien le souffle du dragon incendiaire et vorace qui gonflait son buste tatoué et faisait briller comme des charbons incandescents ses prunelles dilatées. Et le fumet sauvage qui émanait de sa personne, relent de tanière et de crimes, paraissait plus lourd et plus agressif près de la silhouette fine de la femme qui le précédait. Certains des hommes de Peyrac, pourtant gens de mer aguerris, eurent un recul. Les Indiens Métallaks, qui s'étaient mêlés au groupe, tournèrent les talons et s'enfuirent à toutes jambes pour saisir leurs armes et se mettre en position d'embuscade. Au campement, leurs femmes, prévenues par eux, fixèrent de nouveau sur leurs épaules, enfants, chaudrons et victuailles et détalèrent jusqu'aux bois pour s'y cacher, une fois de plus.
– C'est Outtaké, le chef Mohawk, présenta Angélique. Il est seul et il veut parlementer. Je lui ai promis la vie sauve.
Alors, en silence, ils contemplèrent l'irréductible chef des Mohawks. Outtaké désirait parlementer... C'était incroyable !
Ceux qui l'avaient déjà rencontré reconnaissaient pourtant sa forme trapue, habitée d'une ardeur farouche et contenue, qui donnait une impression de force géante. C'était bien lui.
On le retrouvait, à son habitude, comme traversé par les décharges d'une nature inquiétante qui hérissaient son panache, chevelure et plumes dressées, droites et dures, à la façon des poils d'une bête qu'habite la colère ou la peur. La présence d'Outtaké, le Mohawk, dramatisait toujours l'atmosphère autour de lui.
Le jeune baron de Maudreuil jeta quelques mots en iroquois. L'Indien y répondit d'une brève onomatopée. L'autre bondit.
– Il me dit que Swanissit est avec lui... Je le savais. Je l'ai suivi à la trace. L'odeur de ce renard ne trompe pas. Enfin, nous les tenons, ces Indiens, ces barbares !...
– Tais-toi, dit Nicolas Perrot impérieusement, tu oublies qu'on ne doit jamais injurier un plénipotentiaire.
– Ça, un plénipotentiaire !... Non, le pire ennemi de Dieu qui s'introduit dans notre camp. Je ne me fierai pas à un seul des mots qui sortent de sa bouche.
L'Iroquois restait impassible. Puis il parla et l'on était surpris de l'entendre s'exprimer en un français guttural presque parfait.
– Où est Tekonderoga, l'Homme du Tonnerre ? Est-ce toi ? interrogea-t-il en se tournant vers Peyrac. Oui ! Je te reconnais. Je te salue. Je suis Outtaké, chef des Mohawks. Swanissit, le Sénéca, chef des Cinq Nations, veut la paix avec toi. Je viens en son nom te demander ton alliance et ta médiation avec les Français pour que ceux-ci nous laissent franchir le Kennebec.
Le comte de Peyrac porta la main à son chapeau où le vent du soir tordait des plumes noires et rouges. Il l'ôta et il s'inclina très bas devant le sauvage en signe de considération et de bienvenue.
– Je savais, raconta plus tard Outtaké, je savais que ces sortes de salut, les Blancs ne les adressaient qu'au roi. Et pourtant, c'est ainsi qu'il me salua, cet homme blanc, et alors mon cœur devint brûlant comme si le feu de l'amitié s'y était allumé.
*****
Quelques heures plus tard, Outtaké repartit, chargé de porter à Swanissit des propositions d'entente. Si on laissait le parti iroquois traverser le fleuve sans encombre, ses chefs devaient s'engager à ne molester aucun des peuples abénakis ou algonquins qu'ils rencontraient sur leur longue route du retour.
– Hé, pourquoi donc vous, Français, vous préoccupez-vous de ces renards rouges ? disait le Mohawk avec mépris.
Maudreuil demeurait irréductible, et même les deux lieutenants Pont-Briand et Falières le soutenaient volontiers lorsqu'il protestait.
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