À cet endroit, il a vu la femme blanche agenouillée parmi l'encens des plantes, ses cheveux flottant comme des plumes sur l'ombre du soir.
– Oranda ! Oranda ! murmure-t-il.
Il appelle l'Esprit Suprême qui se mêle étroitement aux choses créées et leur communique sa force.
Il entend sangloter la source et la chaleur exaspère l'odeur tiède des menthes. Alors sa résolution est prise.
– Demain, je reviendrai ici. J'appellerai la femme blanche. Et, lorsqu'elle viendra, je la tuerai.
L'exode des Indiens alliés était arrêté. Par la voix des tambours, leur était parvenu un message. On avait trouvé dans les bois deux Patsuiketts, le crâne éclaté. Crime d'Iroquois sans nul doute.
Nicolas Perrot dépensa beaucoup d'éloquence à démontrer aux Hurons et autres Algonquins que les affaires des Patsuiketts ne les concernaient pas. Ce n'était même pas des Abénakis comme les autres, précisa-t-il, leur nom signifie : ceux-qui-sont-venus-en-fraude. Ils étaient en fait des étrangers, arrivés de l'autre côté du Connecticut, qui se sont infiltrés parmi « les Enfants du Pays de l'Aurore » pour y piller leurs terrains de chasse et de pêche. Qu'ils se débrouillent donc avec les Iroquois, leur dit-il. Ceux-ci étaient si peu nombreux que cela ne valait pas que de hardis guerriers du Nord se mettent en chasse pour eux. Et la preuve, c'était que sans nul doute les Iroquois eux-mêmes se terraient en ce moment et n'osaient pas attaquer les puissantes tribus assemblées à Katarunk. Cela ne valait même pas la peine de déterrer la hache de guerre enterrée par Onontio, le gouverneur du Canada, pour quelques putois d'Iroquois et de Patsuiketts en querelle. Le pauvre Perrot, tout en parlant avec feu, ne pouvait s'empêcher d'avoir mauvaise conscience vis-à-vis des Patsuiketts, car c'étaient en fait les meilleurs guerriers et les meilleurs Indiens convertis de l'Acadie. Quelque peu étrangers, en effet, ils n'en formaient pas moins une des tribus les plus dévouées aux missionnaires catholiques.
Le comte de Peyrac à son tour avait parlé à Loménie, l'avertissant que les Iroquois étaient dans la forêt et demandaient le passage du Kennebec. En réalité l'incident des deux Patsuiketts tués remettait tout en question.
Cependant, les ordres de Peyrac restèrent formels.
– Que les Patsuiketts se battent avec les Iroquois en aval du fleuve, s'ils veulent venger leurs morts.
Mais pour moi, je ne veux pas que Katarunk soit engagé en rien, ni les miens ni ceux qui s'y trouvent aujourd'hui. La déplorable habitude que les Français ont prise de participer aux multiples querelles des tribus conduit à la ruine de la colonisation, dit-il à Loménie qui hésitait. Finalement, celui-ci acquiesça. Il se contenta d'envoyer un petit parti d'Etchemins vers le sud pour le cas où le père d'Orgeval aurait besoin de secours. On exploita la haine qui existait entre les Patsuiketts et les autres Abénakis et vers la fin de l'après-midi la situation se détendit. Comblés de cadeaux, les capitaines indiens préféraient rentrer chez eux et abandonner Patsuiketts et Iroquois à leur sort. Seul le baron de Maudreuil n'était pas d'accord et voulait courir sur l'ennemi.
– Et si le père d'Orgeval est attaqué avec ses catéchumènes ? interrogea-t-il avec passion.
– Les Iroquois se sont engagés, si on les laisse passer le fleuve sans encombre, à regagner leur pays sans causer aucun dommage parmi les populations qu'ils rencontreront en route, dit Peyrac.
– La preuve ! Ils commencent déjà par tuer deux Patsuiketts...
Peyrac devait s'avouer qu'il ne s'expliquait pas cet acte de violence après la conversation qu'il avait eue avec Tahoutaguète la veille au soir.
– Vous aussi apprendrez à les connaître, ricanait Maudreuil. Il ne peut y avoir que fourberie et trahison sous le crâne d'un Iroquois.
Loménie le rappela à l'ordre. Les Canadiens oubliaient trop facilement que leur gouverneur royal avait passé des traités de paix avec les Cinq Nations...
– Avec cette espèce-là, les traités n'existent pas, riposta l'autre. (Et, les regardant farouchement dé ses yeux bleus :) La guerre, la guerre sans merci !... Il ne peut y avoir d'autre solution entre Français et Iroquois.
Néanmoins les guerriers indiens continuèrent à se réembarquer et, le soir venu, les femmes et les enfants, qui étaient partis se cacher dans les bois en prévision de la guerre annoncée, revinrent et remirent les chaudières sur le feu pour le repas du soir. Quelqu'un s'avisa alors de l'absence de Mme de Peyrac.
On la chercha partout. On fit le tour des habitations et de l'enceinte. On l'appela dans les « brûlés » et au bord du fleuve.
Un sentiment de catastrophe s'empara d'eux tous.
Angélique avait disparu.
Chapitre 3
Cela l'avait prise d'une façon curieuse, alors qu'elle était seule dans la petite habitation. Un malaise qui lui appesantissait l'âme.
Et soudain, elle avait eu envie de retourner là-bas sur la colline, derrière le fort, pour y cueillir de la menthe.
Elle dut chasser à plusieurs reprises cette pensée qui revenait et à la longue elle se sentit un peu mieux.
Inoccupée, incapable de se livrer à une tâche quelconque, elle se tenait appuyée à la fenêtre et regardait par les petits carreaux de parchemin, bien qu'elle ne pût distinguer rien d'autre que des ombres qui allaient et venaient, indistinctes, dans la cour. Elle réfléchissait à l'humeur et au caractère de son fils cadet Cantor, qui la boudait depuis qu'elle lui avait envoyé un seau d'eau dans les jambes. Il n'avait jamais été facile de connaître les pensées de ce garçon, même lorsqu'il n'était qu'un chérubin bouclé. Maintenant qu'il se présentait en robuste et solide adolescent, avec cette beauté saine, un peu rustique, qu'elle avait connue à certains de ses frères de Sancé, il devenait encore plus difficile de l'apprivoiser. Machinalement, Angélique tapotait des doigts les petits carreaux de parchemin. Elle évoqua le regard de Cantor. Ses yeux de fille dans un corps de jeune athlète.
– Qu'y a-t-il, jeune homme ? s'interrogea-t-elle à mi-voix pour elle-même. Ne sommes-nous déjà plus rien l'un pour l'autre, quoique toujours mère et fils ?...
Cela faisait écho à la question qu'elle se posait souvent sans connaître encore la réponse, depuis qu'elle avait retrouvé ses deux fils à Gouldsboro.
« À quoi peut donc bien servir la mère de deux grands garçons de quinze et dix-sept ans, qui ont appris à se passer d'elle depuis longtemps ?... »
Il y eut un coup violent à la porte, précédant l'apparition légère et souriante du brun Florimond.
Angélique, qui avait porté la main à son cœur, lui demanda s'il se souvenait qu'il avait été le page le plus courtois de Versailles et s'il ne pouvait adopter de façons moins militaires lorsqu'il se présentait chez les dames. Ne serait-ce que pour leur épargner des émotions inutiles ? Le coup de poing dans la porte est bien souvent celui de la soldatesque, et Dieu sait que cela n'annonce, en général, rien de bon pour personne.
Florimond reconnut avec bonne humeur que ses voyages et en particulier sa vie de mousse à bord d'un navire marchand avaient rapidement effacé les bonnes manières de salons et de cour, inculquées par son précepteur l'abbé. Ce n'était pas sa faute : il avait toujours été de nature étourdie.
Et si, en Nouvelle-Angleterre, les façons qu'il avait trouvées étaient plus gourmées que sur des navires, elles manquaient de grâce.
Là, au moins, on ne se compliquait pas la vie avec des ronds de jambe ridicules. Enfin, il argua habilement que l'épaisseur des vantaux de bois dans un poste forestier interdisait qu'on y grattât de l'ongle du petit doigt comme une donzelle de bonne compagnie élevée selon les principes de civilité honnête, car on risquait de demeurer fort longtemps sur le seuil avant d'être entendu.
Angélique rit et en convint. Elle le regardait avec plaisir tandis qu'il allait et venait, et se disait que c'était vraiment un superbe garçon. Pourtant, il lui avait donné bien du tracas quand il était petit à cause de sa santé fragile.
Entre-temps, il s'était coiffé à la manière de Romain de L'Aubignière et du baron de Maudreuil, avec un bandeau de perles dans ses longs cheveux, surmonté de plumes et de queues de fourrures. Cela lui allait à merveille.
Lui aussi était beau, de la beauté qui aurait été celle de Joffrey de Peyrac s'il n'avait pas été défiguré par un coup de sabre, dans son enfance.
C'était presque un homme, désormais, par sa taille, mais encore un enfant par le sourire. Il dit qu'il venait pour s'expliquer au sujet de Cantor. Son frère était, reconnut-il, « une tête de lard », mais bon, courageux et, en ce moment, « il avait des difficultés »... Il ne s'expliqua pas là-dessus.
Angélique fut émue de la sollicitude à la fois fraternelle et filiale de Florimond. Elle affirma qu'elle n'en voulait nullement à Cantor, mais qu'il fallait trouver un terrain d'entente.
Ils devisèrent ensuite amicalement et Florimond parla des projets qui lui tenaient à cœur. Il dit qu'il voulait profiter de la progression de son père à l'intérieur des terres américaines pour pousser plus loin encore une expédition vers l'Ouest et découvrir sans doute le passage de la mer de Chine que l'on cherchait depuis si longtemps.
Il avait son idée là-dessus. Il n'en avait pas encore parlé à son père. Il fallait mieux attendre le printemps.
Le soir tombait. Tout en commençant de préparer les lampes et d'installer les chandelles dans les bougeoirs, Angélique s'entretenait avec son fils. Et puis, tout à coup, brutalement, le souvenir du rêve qu'elle avait fait de l'Iroquois brandissant au-dessus d'elle son tomahawk lui revint et de façon si poignante qu'elle crut qu'elle allait défaillir. La voyant pâlir, Florimond interrompit pile son discours et s'informa. Elle reconnut qu'elle ne se sentait pas bien. Elle avait l'impression d'étouffer. Elle allait sortir respirer un peu l'air frais du soir. Elle irait cueillir de la menthe, là-haut, près de la source, car, bientôt, le gel brûlerait ces feuilles fragiles qui noirciraient et ne seraient plus bonnes aux médecines. Angélique parlait comme dans un rêve. La nécessité de cette cueillette lui paraissait impérieuse et elle s'étonnait de l'avoir oubliée et de ne s'en souvenir qu'à cette heure tardive.
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