– Bizarre ! dit Nicolas Perrot en grattant sa tignasse sous son bonnet de fourrure. Quelle affaire ! J'ai l'impression que tout cela ne va pas tarder à faire un galimatias du diable.
– Je croyais que ce chef hostile Outtaké avait été enlevé par les Français à la suite d'un festin où il avait été convié et qu'on l'avait même envoyé en France et condamné aux galères !
– Oui-da ! Mais il est revenu. M. de Frontenac a obtenu sa libération et son retour.
– Quelle sottise ! s'exclama Peyrac avec violence. On ne comprendra donc jamais en haut lieu qu'une erreur se paye plus cher qu'un crime et lorsqu'on a été jusqu'à commettre un crime d'une ampleur telle que celui d'enlever un hôte qu'on recevait à sa table, et d'envoyer un grand chef iroquois pousser la rame sur les galères de la Méditerranée comme esclave, au moins qu'on ait le courage politique de le commettre jusqu'au bout et de l'y laisser mourir. Comment ont-ils pu avoir la naïveté de s'imaginer que, revenu en son pays, il ne redeviendrait pas aussitôt leur pire ennemi ? Comment voulez-vous qu'il oublie jamais la façon dont on l'a traité ?
– Qui est cet Outtaké ? demanda Angélique.
– Un grand chef iroquois, de la nation des Mohawks, expliqua Perrot. Son destin n'est pas ordinaire. Il avait été adopté tout enfant par M. d'Arreboust qui le fit élever à ses frais au séminaire de Québec. Contrairement aux autres jeunes Indiens il était grave, étudiant très bien. Il parle encore aujourd'hui un français fort correct ce qui est rare pour un Indien. Mais, à l'adolescence, il disparut, et l'on apprit qu'il était devenu un des plus ardents propagateurs parmi les siens de la haine des Français. Il a torturé lui-même certains de nos missionnaires avec des raffinements d'une cruauté incroyable. En fait, c'est une bête fauve, cet Outtaké. Angélique évoquait le visage d'idole aux pendants d'oreilles écarlates qu'elle avait entr'aperçu à la lisière du bois, et dont les yeux reflétaient une haine farouche.
– Comment est-il ? murmura-t-elle. Je veux dire quel est son aspect ?
Mais ils ne l'entendirent pas...
Chapitre 2
Dans la forêt ensoleillée, le chef Mohawk Outtaké se glisse entre les branches à grandes foulées silencieuses.
Il ne se soucie ni des broussailles, ni des racines, ni de l'entremêlement des ramures. Tout ce rempart touffu que la forêt oppose à l'être vivant, il le franchit, le traverse comme un esprit traverserait magiquement un mur, et rien ne ralentit son avance, le rythme égal et vif de ses mollets durs, dont il a fendu la peau jadis pour en ôter la graisse afin que seuls les musclés infatigables y vivent et s'y développent.
Il va à travers la forêt abénakise, forêt ennemie, mais qu'il connaît, car il les avait toutes parcourues, depuis sa jeunesse, pour y traquer le Huron, l'Algonquin et le Français. Il va et il traverse des ruisseaux, des rivières, il longe des lacs, il remonte d'abruptes falaises, il suit des lignes de crête écorchées de rocs saillants et de pins trapus, il redescend dans les frondaisons ténébreuses où s'allument les masses pourpres et dorées des arbres. Il songe à ses frères, les chefs des Cinq Nations, qu'il a laissés là-bas, accroupis comme des lapins peureux écoutant les paroles que Tahoutaguète leur a rapportées de Katarunk. Non, jamais il ne se joindra à eux pour faire la paix avec un Blanc... Car il n'est pas dupe, lui ! Il ne peut plus l'être. C'est en vain qu'il les a mis en garde. Frères insensés !... Les Blancs se sont moqués de lui. Et pourtant lui, Outtaké, les a vus en songe, coiffés de sang. Ils se sont moqués de lui aussi, ses propres frères rouges, quand ils lui ont rappelé que l'épouse de Tekonderoga avait écarté de son chemin le signe de l'Iroquois. Et pourtant, lui, Outtaké, il l'a vue, en chair et en os, au crépuscule, la femme blanche agenouillée et qui rendait hommage au dieu de la terre. Non, elle ne priait pas comme prient les Blancs, qui enferment leur ferveur en eux et lui interdisent de s'échapper. Elle priait en froissant les feuilles de menthe entre ses mains, puis en élevant ses mains vers le ciel, puis en les passant sur son visage, et elle baissait les paupières, et son visage était tout illuminé par le soleil couchant. Depuis qu'il l'a vue, il a vraiment peur, il est oppressé. Le voici qui traverse de son pas rapide un espace dénudé par les incendies, et son regard erre sur le désert de forêts, de montagnes, de chapelets de lacs et de serpents de rivières qui composent le paysage morne et splendide des sources du Haut-Kennebec. Ces lieux ont-ils jamais vu telle affluence qu'en ces jours où s'y est acheminé l'Homme du Tonnerre avec sa colonne de chevaux et ses femmes, et ses guerriers traînant leurs canons, pour y rejoindre les Canadiens venus du Nord avec leurs alliés rouges, armés d'arcs, de lances et de tomahawks, alors que du Sud montaient les Patsuiketts du Connecticut et les Etchemins, tous Abénakis, ennemis de l'Iroquois, tout le long du fleuve Kennebec bleu et noir et que se tenait, en proue de leur flottille, la Robe Noire au regard de feu, le jésuite Etskon-Honsi ?
Et cette multitude armée finalement a convergé vers le poste de Katarunk. Dans quel but, si ce n'est pour faire échec aux Iroquois ?
Outtaké plonge de nouveau dans la forêt.
Il songe à la femme blanche qui a rencontré la Tortue sur son chemin et ne s'est pas détournée.
Et comme il lève les yeux vers le soleil qui darde entre les troncs des flèches brûlantes, il ressent une sorte d'éblouissement et une douleur au creux de l'estomac qui n'est peut-être due qu'aux fatigues de la faim, de la marche et de la guerre qui forment depuis trois mois la trame de son existence, mais aussi la ressouvenance de ce qu'il a éprouvé lorsque, caché par les arbres, il l'a vue s'avancer, esprit étranger et inquiétant, toute parée de son manteau couleur de flamme. Sentiment détestable où il a cru reconnaître la peur, l'inquiétude pour ce qui est insolite et qu'on ne comprend pas.
La faim lui donne des vertiges subtils, une vision transcendante et sublime. Son esprit se détache de son être et flotte devant lui. Son esprit est comme un oiseau ivre qui le précède en gémissant désespérément. Ainsi doivent gémir les âmes abandonnées. Son âme gémit sur l'éternelle tentation qu'inspirent les Blancs, l'éternelle séduction qui ramène l'Indien aux pieds de ces traîtres et grossiers bourreaux, avec l'espoir à jamais ancré que cette fois ce sera lui, l'Ancêtre-à-la-face-blanche, porteur de la torche de gloire annoncé par tous les prêtres indiens et les plus anciennes légendes du Culte de l'Oiseau.
Depuis le temps, ne sais-tu donc pas que ce n'est pas lui, que ce n'est jamais lui ? Mais bien le Faux-Messie, comme dirait la Robe Noire. L'Ancêtre-à-la-face-blanche n'existe pas, ne viendra plus... « Quelle faiblesse va donc te ramener Swanissit, songe Outtaké, aux pieds d'une illusion, pour y chercher la grandeur, la force, la victoire, la protection, et n'en recevoir que poisons...
« N'avez-vous pas reçu assez de coups de mousquet, Indiens, ne vous a-t-on pas assez abreuvés d'eau-de-feu qui ronge votre race comme le feu ronge la forêt ? »
Mais Swanissit espère encore contre toute évidence, contre toute expérience. Il espère en l'Homme du Tonnerre. Et lui-même, Outtaké, qui marche en ce moment pour aller guetter le poste des Blancs, n'espère-t-il pas, lui aussi, hélas !
Il faudrait, pour échapper à la tentation des Blancs, les tuer tous, atteindre leur âme. Mais voilà : d'âmes ils n'en ont pas ! C'est une peau de castor, leur âme... Le soleil commença à décliner. L'Iroquois fait halte, flairant alentour. Il se dissimule derrière un tronc et voit s'avancer deux Abénakis. Ce sont des Patsuiketts, de
ce peuple qui, venant des sources du Connecticut, s'est introduit par ruse dans le pays des Enfants de l'Aurore, et qui ont le nez long, les dents saillantes comme celles du lapin et le menton court. Leur peau est de la couleur de l'argile rouge. Ils tressent leurs cheveux, et leur mèche de scalp est si mal nouée qu'on ne sait pas où la saisir pour leur « faire » la chevelure. L'Iroquois, dissimulé, les regarde avec mépris passer à quelques pas de lui. Leurs longs nez busqués penchés vers le sol, ils suivaient une piste.
Cette piste va les conduire jusqu'au lieu où, tout à l'heure, les cinq chefs iroquois ont délibéré. Encore qu'il ait pris soin d'effacer ses traces, les Abénakis les retrouveront fatalement car ce sont des limiers plus efficaces que les coyotes, sans doute à cause de leur long nez. Ils parviendront ainsi au lieu de la délibération et là ils percevront sans nul doute le fumet de l'ennemi.
Tel une ombre furtive l'Iroquois les rejoint, se glissant d'arbre en arbre, et quand il est derrière eux il leur casse la tête de deux coups de tomahawk si précis et si vifs que les deux Peaux-Rouges s'écroulent sans un soupir, le crâne éclaté. Ne se souciant pas de leurs cadavres, ni même de leur scalp, l'Iroquois poursuit sa route.
Comme il atteint les abords du fort Katarunk, il entend hennir les chevaux et ce bruit est si inusité et impressionnant qu'il est parcouru de frissons. Il reste là longtemps, comme en transe, écoutant ces rumeurs en lesquelles il discerne un son nouveau et menaçant. Sans l'avoir vu, il hait ce Blanc subitement survenu, car il semble leur promettre, à son tour, un appui, une espérance, une aventure nouvelle, et peut-être salvatrice. Et pourtant, il sait que tout cela n'est que mirages...
Comment atteindre l'âme du Blanc, si l'on ne peut le faire disparaître par les armes, avant qu'il ne les ait, une fois de plus, trompés ?
Au risque de se faire découvrir par un Abénakis ou un Huron, de se faire débusquer comme un vulgaire gibier par les chiens qui jappent là-bas au bord du fleuve, l'Iroquois demeure là, comme fasciné.
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