– Mais qu'avons-nous trouvé ? répéta Tahoutaguète avec désespoir et colère. Est-ce toi, Tekonderoga, qui as préparé ce piège pour nous y faire tomber ? Tous nos pires ennemis rassemblés !... Et je ne parle pas seulement de ces traîtres de Hurons et d'Algonquins qui rêvent de nos scalps pour en obtenir un bon prix à Québec. Mais il y a aussi ce Loménie, le colonel, celui qui a promis à son Dieu fou de nous décimer tous avant de mourir, car cela est vrai que rien ne peut l'atteindre, lui, dans les combats, et il y a Pont-Briand qui marche sans bruit sur le sentier de la guerre, un Blanc qu'on n'entend pas venir, bien qu'il soit lourd comme un bison des plaines, et qu'y a-t-il encore avec eux ? Ah ! comment ai-je pu supporter la vue de ces félons ? Trois-Doigts qui fut mon frère aux Onnontagués, et Maudreuil qui fut le fils de Swanissit. Ils sont là, ils parlent de vengeance, eux qui ont agi avec une si grande traîtrise ! Trois-Doigts n'a-t-il pas tué deux de nos frères quand il s'est enfui de notre village, alors que pendant plus d'une année nous avions partagé la même chaudière ? Et Maudreuil, Swanissit l'a eu petit enfant. Il était beau, habile à la chasse, et nos cœurs ont été remplis de tristesse lorsque nous avons dû l'échanger contre deux de nos Principaux que les Français avaient faits prisonniers. Eh bien ! celui-là aussi, Trois-Doigts, il ne se souvient pas des bienfaits reçus de nos mains, ni de la chaleur de notre cabane, mais il est là, aujourd'hui, et il raconte qu'il veut venger la mort de sa famille, de son père, de sa mère, de ses sœurs que Swanissit a tués, jadis. Or ce n'est pas vrai. Swanissit n'a jamais scalpé de ses mains ni une femme, ni un enfant. Et Maudreuil le sait mieux que quiconque. Ce sont les Blancs qui nous ont appris à tuer les femmes et les enfants et qu'y pouvons-nous, nous les Anciens, si nos jeunes guerriers se sont mis à les imiter ? Mais pour moi qui suis vieux, je mourrai aussi dans la tradition de mes pères, sans avoir jamais tué ni une femme ni un enfant.
« Lorsque j'allais à Québec, combien de fois n'ai-je pas entendu moi-même les Français dire : « Fourbe comme un Iroquois » ?... Mais, dis-moi, qui est le plus fourbe de nous ou de ceux qui, comme Maudreuil et Trois-Doigts, trahissent les lois de l'adoption dont ils ont été nantis plutôt que de la mort... Vakia Toutavesa !
Il répéta à plusieurs reprises : « Vakia Toutavesa », ce qui signifie : « Cela me fait frémir et trembler jusqu'aux moelles »...
– Et la Robe Noire Etskon-Honsi qui est à Modesean ? Pour qui est-il venu ? Pour le Sortilège ? et notre envoûtement ? Et Piksarett, le chef des Patsuiketts, l'un de nos pires ennemis, et qui a bien trente chevelures de nos frères accrochées à la porte de son wigwam ? Pour qui est-il venu celui-là ?...
– Les Abénakis ont fait la paix avec les Anglais et avec le Blanc Tekonderoga, dit Perrot.
– Mais pas Piksarett. Piksarett n'est pas un Abénakis comme les autres. Pour un scalp d'Anglais ou d'Iroquois il trahira n'importe quelle paix !... Il n'entend qu'une voix, celle de la Robe Noire. Il proclame que le baptême est bon pour les Abénakis et que c'est ce Dieu des Blancs qui leur donne la victoire... La Robe Noire a tout pouvoir sur lui et la Robe Noire veut la destruction des Iroquois.
– Pourtant la Robe Noire ne commande pas aux armées. C'est le colonel de Loménie qui décide du combat. Or, le colonel veut lui aussi la paix avec Tekonderoga.
– Mais arrivera-t-il à retenir ses amis Abénakis ? Cela fait plusieurs jours que ceux-ci flairent nos traces... Ils ont même capturé Anhisera, le chef des Onéïouts, et l'ont à moitié grillé l'autre soir. Il leur a échappé et a pu nous rejoindre. En ce moment nous vivons dans des trous et n'osons nous approcher de ta demeure, tout empestée par la présence de ces chacals et de ces loups. Est-ce toi, Tekonderoga, qui nous as préparé ce piège ? répéta-t-il d'un ton solennel. Peyrac, par l'intermédiaire de Nicolas Perrot, lui expliqua brièvement que lui-même avait été surpris par l'incursion des Français et qu'il s'efforçait actuellement de les faire repartir chez eux sans dommages.
Contrairement à ce que l'on pouvait craindre, le plénipotentiaire iroquois ne parut pas mettre sa parole en doute, mais resta soucieux. Il avait déjà pressenti la vérité. La situation n'en demeurait pas moins grave pour eux.
– Sur l'autre rive nous leur échapperions plus facilement. Mais maintenant nous ne pouvons plus franchir le fleuve. Il y a trop de monde qui rôde entre Katarunk et Modesean. Nous sommes traqués dans la forêt. Crois-tu que nous puissions plus longtemps échapper à ces chiens qui sont sur nos pas ?... Tekonderoga, si tu es vraiment puissant, garantis-nous le passage du Kennebec... garantis-nous contre ces coyotes...
– Je pense pouvoir obtenir cela du colonel de Loménie, dit Peyrac. Vous n'avez commis aucun acte répréhensible dans les parages ?
– C'est toi seul que nous venions voir.
– Patientez encore jusqu'à après-demain. Les alliés des Français commencent à s'embarquer pour remonter vers le Nord. Beaucoup se seront alors éloignés et vous pourrez vous présenter en délégation de paix devant Katarunk.
Le visage de Tahoutaguète qui ressemblait à un gros tubercule terreux se plissa sous le fait de la réflexion. Puis il se redressa.
– Je crois que cela peut aller ainsi, dit-il. Si nos propositions de paix sont rejetées et que nous ne puissions passer le fleuve, au moins nos ennemis à combattre auront-ils diminué en nombre. Tu dis que les tribus repartent vers le Nord ?...
– Du moins, nous nous emploierons à hâter ce départ plus encore, dit Perrot.
– Maintenant le plus dur pour moi reste à faire, dit l'Indien. Convaincre Outtaké, le chef des Mohawks, qu'il est nécessaire de faire la paix avec toi. Tu sais qu'il faut l'accord de chacun des chefs de nos Cinq Nations pour qu'une action puisse être entreprise. Or, Outtaké ne veut rien entendre. Il dit que des Blancs on ne peut attendre que trahison et qu'il n'y a pas de Blanc qui puisse faire exception. Il est pour la guerre et pour la guerre seule. Il veut se jeter avec ses guerriers sur les Patsuiketts, tandis que nous attaquerions ici.
– Folie, tu le sais, toi, Tahoutaguète, et Swanissit le sait aussi. Ne peut-il convaincre Outtaké ?
– Tu connais Outtaké, dit l'autre d'un ton désabusé, son crâne est encore plus dur que le granit. Et surtout il a dit à Swanissit une chose terrible. Il a dit qu'il avait appris en songe que toi, Tekonderoga, l'Homme du Tonnerre, tu seras cause de sa propre mort, de la mort de Swanissit, le grand chef des Cinq Nations.
– Moi ? s'écria Peyrac en se levant à demi avec un élan de colère dans la meilleure tradition indienne, m'accuserait-il de traîtrise, ce misérable chef Mohawk que je n'ai jamais vu !
– Comment pourrais-tu être la cause de la mort de Swanissit puisque tu souhaites son alliance ?... C'est ce que Swanissit a répondu à Outtaké. Mais nous sommes troublés car nous n'ignorons pas que Outtaké est en amitié avec l'Esprit des Songes... Nous savons que c'est aussi un grand menteur car il raconte encore qu'il a entendu les Algonquins dire au bivouac que ton épouse avait vaincu le signe de l'Iroquois aux chutes de Moxie, preuve que tu prépares notre perte.
Les petits yeux rougeâtres du vieux Tahoutaguète allèrent de Peyrac à Angélique assise dans la pénombre. On sentait qu'il voulait recevoir des paroles d'espoir, mais que ces deux graves objections présentées par le chef Outtaké avaient trop ébranlé sa propre confiance envers le Blanc, Homme du Tonnerre, dont il avait été un des chauds partisans au Conseil.
– L'Iroquois souhaite-t-il la mort de mon épouse ? interrogea Peyrac. Swanissit et toi-même et les autres, aviez-vous décidé d'apparaître subitement devant elle afin que sa monture effrayée la précipite avec son enfant dans le gouffre ? Non, n'est-ce pas ? Et c'est cependant ce que la tortue a fait. Or, pas plus que je ne vous tiens responsables, toi et les tiens, de la faute de la tortue, pas plus vous ne devez prêter à ma femme qui l'a écartée de son chemin pour sauver sa vie l'intention d'avoir voulu nuire aux Cinq Nations ? Tu sais comme moi que la tortue est un animal capricieux et rêveur, et l'esprit de vos ancêtres qui sommeille en elle ne la guide pas toujours dans ses actes.
Ce subtil raisonnement parut plaire à Tahoutaguète qui, après l'avoir repassé à plusieurs reprises à travers les circonvolutions de sa cervelle indienne, approuva par de petits hochements de tête.
– J'ai toujours pensé que cet Outtaké est un peu fou. Sa haine l'égaré. Swanissit, lui, est un sage. Il veut sauver l'avenir des Cinq Nations et il lui est apparu que tu pourrais l'y aider.
– Je l'y aiderai, dit Peyrac en posant sa main sur celle du sauvage.
Il jugeait inutile, pour l'instant, de lui demander des explications au sujet de l'attaque des Cayugas dans le sud.
– Retourne dans la forêt et dit à Swanissit de continuer à me faire confiance. Je vais faire en sorte de hâter le départ de la plupart des Indiens qui campent autour de mon poste et je vais essayer d'obtenir une trêve pour vous, de la part des officiers français, afin qu'ils laissent passer le fleuve à vos guerriers. Dans deux jours, nous vous ferons savoir si les Français acceptent la trêve et si vos Principaux peuvent se présenter sans danger devant Katarunk.
Le messager iroquois se leva et, après avoir renforcé avec un peu de charbon de bois le maquillage de suie qui lui avait permis de se rendre invisible dans la nuit, il écarta d'un coup de macassin les braises du foyer et d'un souple élan se hissa dans la cheminée. Ils restèrent immobiles un long moment attendant les cris qui auraient trahi la curée des sauvages lancés sur la piste de l'ennemi découvert. Mais rien ne vint.
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