Angélique pensa :

« Ça y est, voilà le massacre qui commence ! »

Et elle bondit, la main sur la crosse de son pistolet qui ne la quittait pas. Au milieu de la pièce, elle aperçut un Indien qui tenait par le poignet Elvire à moitié folle de terreur. Celui-là était encore plus hideux et effrayant que celui qu'elle avait aperçu hier sur la colline. Son visage grumeleux, défiguré par les marques de la petite vérole, était en outre barbouillé de suie ainsi que son torse et les membres nus. Un lambeau de chiffon rouge et sale retenait sa mèche de scalp si haute et si échevelée qu'elle lui donnait l'aspect d'un porc-épic. Son odeur emplissait la pièce. Elle pensa :

« Un Iroquois ! »

Il venait de plaquer son autre main sur la bouche d'Elvire qui, après s'être débattue, suffoquée, glissa évanouie.

Angélique leva lentement son arme, hésita. L'Indien, les yeux fulgurants, prononçait des mots étouffés qu'elle ne comprenait pas, mais elle devinait, à sa mimique, qu'il l'adjurait de se taire.

– Ne bougez pas, dit-elle aux Jonas qui se tenaient contre la porte de la chambre.

Voyant qu'ils ne donnaient pas l'alerte et que le silence était retombé, l'Indien porta la main à son pagne crasseux et en retira un petit objet qu'il tendit dans la direction d'Angélique. Il lui faisait signe de venir jusqu'à lui, comprenant que, s'il s'approchait d'elle, elle s'effraierait. Avec circonspection, elle s'avança. L'objet qu'il lui présentait était une bague de cornaline et elle reconnut, inscrit dans la pierre rouge, le sceau du Rescator... le sceau de son mari. Une parole qu'il avait prononcée la veille au soir lui revint en mémoire.

« J'ai là-bas, aux Iroquois, quelques capitaines qui me sont acquis. »

Elle interrogeait du regard les yeux obliques du sauvage.

– Tekonderoga, Tekonderoga, répétait-il de sa voix rauque et monocorde.

– Peyrac ?

Il approuva énergiquement.

– Nicolas Perrot ? demanda-t-elle encore.

Un nouveau signe affirmatif tandis qu'une lueur de contentement glissait sur l'horrible visage.

– Je vais aller lui porter cette bague...

L'Indien jeta sur son bras, comme une serre, sa main graisseuse. Il répétait un mot d'un air menaçant et elle comprenait qu'il réclamait son silence. Les Jonas se cramponnaient à elle.

– Ne nous laissez pas seuls avec ce démon...

– Eh bien, allez-y, vous, monsieur Jonas. Dites à mon mari que... quelqu'un le demande. En voyant cette bague, il comprendra, sans doute, et ne parlez à personne. Il me semble que ce sauvage nous recommande la plus grande discrétion.

– C'est un Iroquois, je suis sûre que c'est un Iroquois, balbutia Mme Jonas en s'effondrant à genoux près de sa nièce évanouie.

L'Indien aux aguets tenait toujours Angélique par le bras. Lorsque le comte de Peyrac et le coureur de bois canadien apparurent dans l'encadrement de la porte, il la lâcha et salua en lançant une rauque onomatopée de bienvenue.

– Tahoutaguète ! s'exclama Nicolas Perrot.

Et, après s'être congratulé avec le sauvage :

– C est Tahoutaguète, le chef en second des Onnontagués, dit-il.

– Alors ce n'est pas un Iroquois ? demanda Mme Jonas pleine d'espoir.

– Si fait ! C'en est un et même des plus féroces... Un grand personnage des Cinq Nations. Ah ! Ce vieux Tahoutaguète, quel plaisir de le revoir ! Mais par où est-il entré ?

– Par la cheminée, fit la voix faible d'Elvire qui revenait à elle. J'étais là en train de faire la couverture du lit, lorsqu'il a dégringolé dans le feu, sans aucun bruit, comme le diable de l'Enfer.

Peyrac regardait avec satisfaction l'Iroquois.

– Il m'a rapporté la bague que je lui avais confiée. Elle devait m'aider à reconnaître leur messager si un jour leur Conseil acceptait de parlementer avec moi...

– Ce jour donc me semble arrivé, dit Perrot, mais le moment de la rencontre est plutôt mal choisi. Si jamais les Hurons, Algonquins et Abénakis et tous les Français qui rôdent au-dehors se doutent qu'il y a un Iroquois ici, et surtout que c'est Tahoutaguète, je ne donne pas cher de son scalp. Écoutez, vous autres, dit Perrot aux Jonas. Vous allez vous retirer dans la salle voisine et vaquer à votre repas. Si jamais quelqu'un se présente, ne dites rien et oubliez que vous avez vu cet homme.

– Ce sera difficile, murmura Elvire qui se relevait.

Angélique était allée chercher une portion de ragoût, et Joffrey de Peyrac la présenta à l'Iroquois ainsi qu'une tresse de tabac en signe d'hospitalité. Mais le sauvage s'écarta avec des gestes de dénégation véhémente.

– Il dit qu'il ne veut ni manger ni fumer avant que nous ayons fait connaître nos décisions au Grand Conseil des Cinq Nations.

L'Iroquois alla s'accroupir devant l'âtre. Il rassemblait les braises que sa chute avait dispersées, jetait dessus du petit bois. Puis il prit à sa ceinture une bourse contenant un peu de farine jaunâtre et très fine. Après en avoir fait tomber une certaine quantité dans le creux de sa main, il jeta un mot en tendant la main dans la direction de Nicolas Perrot.

– De l'eau, dit celui-ci.

Dans un coin il y avait une cruche d'eau fraîche. Angélique la tendit à Perrot qui en versa quelques gouttes dans la main du sauvage.

De l'index, celui-ci mêla eau et farine. Cela donna une pâte translucide, de peu appétissant aspect, qu'il avala par petites bouchées. Ce frugal repas achevé, il rota, s'essuya les mains à ses mocassins et commença à parler.

Nicolas Perrot, accroupi dans la même position, en face de lui, l'écoutait avec une patience amicale, sans laisser paraître aucun de ses sentiments et traduisait ensuite scrupuleusement. Joffrey de Peyrac se tenait sur un escabeau, entre eux deux. Angélique s'était assise sur le lit, dans l'ombre. Voici les paroles que Tahoutaguète, sans paraître songer aux dangers qui pesaient sur lui, seul Iroquois, ayant pénétré au cœur du camp ennemi, apporta à celui qu'ils avaient surnommé Tekonderoga, c'est-à-dire l'Homme du Tonnerre.

– Il y a dix lunes, toi, Tekonderoga, que nous appelons l'Homme du Tonnerre parce qu'il paraît que tu peux faire exploser les montagnes, tu nous as envoyé des présents et deux colliers de Wampum. Il n'a échappé à personne que ces porcelaines étaient d'une valeur inestimable, de celles que l'on échange entre grandes nations, pour les grands traités seulement. Aussi, Swanissit, chef suprême, s'est-il informé de l'homme blanc qui désirait l'alliance des peuples de la Longue Maison au point d'y mettre un prix considérable jamais encore payé.

« Tu m'avais aussi donné ta bague et je parlais pour toi. Et ces autres présents, lui dis-je, étaient-ils à négliger ? De la poudre, des balles, des pièces de drap rouge que ni la pluie ni le soleil ne peuvent faire pâlir, des chaudrons sonnant sous les doigts, d'un métal si noir et si solide que nous n'avons pas voulu les consacrer à la prosaïque nourriture de chaque jour, mais les réserver à nos morts, des haches et des coutelas si étincelants qu'on pouvait y mirer son visage, et enfin une poignée de coquillages si rares que je ne sais sur quel Wampum d'alliance solennelle nous oserions les coudre, et enfin un fusil sans mèche, qui cache son étincelle dans ses entrailles, et dont la crosse est tout incrustée de nacre et que Swanissit porte avec lui depuis, sans qu'il ne l'ait jamais trahi.

« De plus, tu nous promettais une poudre magique pour fertiliser nos plantations et tu nous conviais à venir à Katarunk, ici même, conclure une alliance.

« Ayant vu tout cela, Swanissit a pensé dans son cœur, et il a réuni le Conseil des Mères et aussi celui des Anciens et il leur a dit qu'il fallait accepter de s'entendre avec un Blanc qui n'obéissait ni aux Anglais, ni aux Français, ni aux Robes Noires et qui, de plus, était généreux.

« Car Swanissit est vieux, comme je suis vieux moi-même, et nous savons, tous les deux, que les peuples des Cinq Nations ne sont plus, hélas ! ce qu'ils étaient jadis. Les guerres incessantes nous ont affaiblis et la traite des fourrures qui nous occupe trop fait que nous négligeons nos cultures, de sorte qu'il y a de grandes famines qui nous déciment l'hiver. La jeunesse voudrait toujours être sur le sentier de la guerre pour venger ses morts et ses insultes, mais « Assez de morts, dit Swanissit, sinon le peuple iroquois cessera d'être grand et redouté. Grâce à ce Blanc puissant et providentiel, nous voyons le moyen de reprendre haleine car un jour proche il sera plus fort que les Français de Canada et il réussira l'alliance des peuples dans la paix, ainsi qu'il est prédit et chanté dans notre « saga de Hiawatha ». »

« Voilà ce que disait Swanissit, et une grande partie de la nation l'a compris. Nous sommes donc venus pour te rencontrer, Blanc du Tonnerre, mais qu'avons-nous trouvé à Katarunk ? Nos ennemis qui nous attendaient pour nous achever !

Nicolas Perrot ne se laissa pas impressionner par son indignation peut-être feinte. La délégation à l'Homme du Tonnerre n'avait pas été le seul but du voyage des envoyés iroquois.

– Est-ce que, durant ce voyage vers Katarunk, vous n'avez pas poussé un peu plus loin à l'Est ? demanda Perrot d'un ton innocent.

– Certes, nous avions un petit compte à régler avec les Iroquois de la rivière Saint-Jean.

– Est-ce que vous n'avez pas aussi brûlé quelques villages par là-bas, massacré les habitants ?

– Bah ! À peine quelques-uns de ces putois rouges que les Français adorent tant, mais qui, en fait, ne savent même pas planter dans la terre un épi de maïs et une graine de tournesol, des sauvages et esclaves, quoi !

– Bon ! disons alors qu'au retour de votre campagne de guerre sur la rivière Saint-Jean vous avez décidé de passer par Katarunk pour y rencontrer l'Homme du Tonnerre...